Chapitre 5
Lorsque l'aube apparut, Malakai regarda ses mails pour la millième fois depuis le départ de ses parents et relut le seul et unique message que lui avait laissé Wiley, deux heures auparavant.
« Mon chat, je crois qu'il est plus sage que je ne fasse pas tes missions. Ainsi, je pars directement m'occuper de mon affaire. À bientôt mon mortel et précieux amour. »
Malakai rangea son téléphone, vérifia qu'il n'avait oublié aucune arme et ferma son sac. Il se situait actuellement à un tournant de sa vie. D'un côté, son avenir tracé par ses parents, un futur pour lequel il n'avait jamais eu son mot à dire. Jamais. De l'autre se trouvait Wiley. Wiley qui n'avait ni foyer ni avenir florissant à lui offrir. Wiley... La seule personne en ce monde en qui il avait suffisamment confiance pour dormir profondément à ses côtés et pour accepter de lâcher prise. La seule personne... Qu'il refuserait de tuer même si on le lui demandait. De la raison ou de la passion, pour la première fois de sa vie, il opta pour la seconde. Wiley était ses ténèbres, une obscurité rassurante où il pouvait s'ancrer chaque fois que la lumière du monde l'éblouissait trop. Malakai quitta la chambre d'hôtel et appela un taxi. Il lui expliqua qu'il souhaitait se rendre à Bibury, dans le comté du Gloucestershire, à un peu plus de six heures de route d'ici. Le chauffeur le regarda avec des yeux ronds, observa ensuite les liasses de billets et la carte bancaire aussi noire que les iris de son propriétaire. Il comprit qu'il avait affaire avec un aristocrate et ne discuta pas. Après ça, il pourrait prendre un mois de vacances, il en était certain. Malakai lui donna déjà une avance et la voiture démarra.
Bibury, le village natal de Wiley, où ce dernier se rendait pour enfin régler les ultimes comptes liés à son passé. Malakai espérait arriver à temps pour l'aider. Et puis, surtout, là-bas, personne ne viendrait le chercher. Avec les paysages qui défilaient, ses souvenirs. Son compagnon s'étendait peu sur son passé et Kai n'était pas du genre curieux. Pourtant, après des nuits sans sommeil peuplées de cauchemars trop vivaces, le brun avait compris d'où venait la douleur tapie dans les iris azur de son partenaire, et appris qui en étaient les fautifs. Et même si Malakai n'avait jamais ressenti d'empathie ou de compassion pour personne, il ne pouvait s'empêcher de se sentir en colère en repensant à ceux qui avaient détruit la vie de Wil lorsqu'il était enfant. Un peu comme si seul Wiley avait la clé de son cœur, comme s'il était le seul être humain à pouvoir lui offrir des émotions autres que la satisfaction du travail bien fait.
Le chauffeur de taxi lui signifia qu'il était déjà à mi-chemin et que l'averse les accompagnerait probablement jusqu'à la fin du trajet. Malakai s'en moquait. Il aimait la pluie et son bruit apaisant. Il aimait son odeur qui dissimulait la sienne aux sens de ses victimes et sa présence qui effaçait la lueur trop brillante du soleil. Le ciel gris lui rappelait son enfance, exilé sur l'île de Skye. Une enfance riche, mais où il avait toujours été seul. Seul avec ses pensées. Seul avec les murs qu'il avait peu à peu construits autour de son cœur. À cette époque, Malakai s'était souvent demandé s'il existait quelqu'un qui braverait les dangers et l'épais brouillard pour venir le sauver de sa prison dorée peinte de sa solitude. Ce fantasme enfantin avait bien vite été oublié. Pourtant, lorsque Wiley lui avait tendu la main cette nuit-là, cette nuit où il se sentait si mal, il savait qu'il avait été sauvé.
— Monsieur ? Nous sommes arrivés à l'endroit indiqué. Bibury est à un kilomètre.
— Merci. Je vais vous payer.
Malakai et le chauffeur sortirent de la voiture, épuisés de tant d'heures de route. Ils se dégourdirent quelques secondes les jambes, se moquant de la pluie fine.
— Votre aide fut précieuse. Voilà votre paiement.
L'homme sourit en voyant la somme astronomique et quitta rapidement les lieux. Malakai fouilla sa poche et observa le chronomètre sur son téléphone. Le taxi exploserait dans exactement deux heures trente, aux alentours de Cheadle. Il ne pouvait décemment pas laisser un témoin en vie, mais il avait eu la flemme de l'assassiner lui-même. Et puis, il devait bien l'avouer, cela lui offrait l'occasion parfaite pour tester ses nouveaux jouets. Enfin, ses nouveaux explosifs.
Malakai enfila son sac à dos et courut le long de la route trempée et boueuse. Avec un entraînement comme le sien, un kilomètre n'était pas grand-chose et il préférait arriver dans le village en toute discrétion, juste au cas où. Devant la beauté des lieux, même Kai qui n'était habituellement pas très sensible aux paysages s'arrêta quelques instants. Bibury ne portait pas le titre de l'un des plus jolis villages pour rien. L'endroit semblait à la fois hors du temps, mais aussi tout droit sortie d'un roman fantasy. Un endroit si pittoresque aurait dû demeurer un lieu de calme ou de tourisme. Pas le théâtre de crimes passés et futurs. Les cottages en pierre couleur miel étaient peu à peu envahis par une mousse émeraude. Restait-il quelques habitants ici ? Ou avaient-ils tous fini par fuir ? Çà et là, Malakai remarqua une ou deux lumières aux fenêtres, mais beaucoup de portes étaient condamnées, même celle de l'unique épicerie. Des six cents âmes encore présentes, il y a presque dix ans, seule une bonne vingtaine devaient demeurer ici. Kai se demandait ce qui pouvait bien les retenir dans pareil endroit. La nostalgie ? La peur ?
La pluie s'intensifia, plaquant ses longs cheveux contre son crâne. Il regretta un instant de ne pas les avoir attachés, avant que son attention se portât sur l'église anglicane Sainte Mary. Il sourit. Il était persuadé que Wiley s'y trouvait, connaissant son goût des symboles et de l'ironie. Il avança avec toute la discrétion requise dans sa profession et ouvrit lentement la porte du bâtiment, prêt à attaquer au besoin. Il ne perçut toutefois que le silence et l'odeur du sang. Malakai approcha doucement et remarqua trois cadavres sur le sol, tués dans un style qu'il reconnaitrait entre mille. Les traces carmin sur le parquet abîmé le menèrent derrière l'autel où Wiley était assis, les yeux fermés, et tenait sa cuisse blessée. Ne sentant aucun danger, Kai rangea son arme.
— La Mort m'a déjà trouvé ?
Malakai s'agenouilla à ses côtés.
— C'est moi Wil. Tu peux ouvrir les yeux.
Wiley sourit et tourna la tête.
— Je sais, j'ai reconnu tes pas. Mais je dois avouer que tu serais mon plus bel ange de la Mort.
Malakai leva les yeux au ciel et posa son sac à dos. Il en sortit un kit de suture, du désinfectant, des compresses et un bandage.
— Ta blessure est profonde ?
— Mon chat est inquiet ?
Kai lui jeta un regard noir.
— Non. Impressionnante, mais peu profonde.
Habitués à se soigner l'un l'autre, leurs gestes étaient précis et familiers. Et, comme à chaque fois, aucun ne pipa mot le temps des soins.
Lorsque Malakai eut fini, il s'assit aux côtés de son partenaire, qui termina de se rhabiller avec difficulté.
— Que fais-tu ici, chaton ? Je n'imaginais pas te revoir si vite après l'intervention de tes parents. Je n'imaginais pas te revoir tout court.
Kai essora ses cheveux sur le sol et les replaça dans son dos en silence.
— Ne te méprends pas, mon chat. Je suis aussi surpris qu'heureux de te voir. De savoir que tu as fait tout ce chemin pour me rejoindre. Que mon précieux et mortel amour m'ait préféré à son rang et à ses parents est très romantique.
— Tais-toi.
Wiley posa sa tête sur l'épaule du brun. Il semblait épuisé.
— Je suis surpris de te voir les cheveux détachés.
— Je les préfère ainsi.
— Moi aussi.
Malakai passa un bras autour des épaules de son partenaire et le fit se rapprocher de lui. Une marque d'affection si spontanée était rarissime de la part du jeune homme.
— Chaton ?
— Nous ne sommes pas obligés de rentrer à Édimbourg, n'est-ce pas ?
— Absolument pas. Tu sais bien que mon unique attache sont tes yeux emplis de ténèbres. On peut aller où tu veux, tuer qui tu veux. Jusqu'au bout du monde. J'ai terminé ma vengeance. Je n'ai plus rien à faire ici. Plus jamais.
— Je vois.
Wiley se souleva en grimaçant et s'assit en face de Malakai. Il lui caressa la joue.
— Merci de m'avoir rejoint.
Kai se mordit la lèvre et leva les yeux. L'obsidienne perdue dans l'azur.
— Wil... Je veux que tu sois le seul à avoir le droit de me toucher. De me toucher et de me tuer. Je veux être le seul à pouvoir te toucher. Te toucher et te tuer.
Wiley sourit, son regard illuminé de bonheur.
— Mais avec joie, mon amour. Et ce, jusqu'à ce que la mort nous sépare.
— Oui. Jusqu'à ce que la mort nous sépare.
Ils s'embrassèrent pour sceller leur promesse, celle d'un amour qu'eux seuls pouvaient comprendre. Dehors, la pluie s'intensifia, mais eux, de soleil, n'avaient pas besoin. Dans les ténèbres ils s'aimaient, dans l'obscurité ils s'épanouissaient. Et seule la mort pourrait les séparer.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top