Chapitre 2
Contrairement à son institutrice d'épouse, Jarvis, bibliothécaire, travaillait le samedi. Cela ne le dérangeait pas et surtout, il aimait cet emploi. Cela ressemblait à son occupation lorsque Gloria et lui vivaient en Enfers... Les âmes damnées et les ouvrages profanes en moins. De sa véritable apparence, il n'avait conservé que ses iris d'un bleu très clair et évitait sans cesse les miroirs. Contrairement à leurs enfants, Gloria et Jarvis avaient encore beaucoup de difficultés à s'habituer à leurs apparences humaines, bien qu'ils n'aient pas à la conserver une fois en sécurité dans leur maison.
— Monsieur Killoran ?
Jarvis serra les poings sous la table en reconnaissant la voix stridente d'une habituée et sourit malgré tout. Si elle avait pu voir ses véritables dents, qui ressemblaient à des crocs acérés, la cinquantenaire aurait moins fait la maligne.
— Bonjour. Que puis-je pour vous aujourd'hui ?
— Vous rendre ces livres et vous emprunter cette liste. Je suis désolée, j'ai oublié de vous appeler pour que vous puissiez les préparer en avance.
Une lueur mauvaise passa dans le regard azur de Jarvis, mais il se contint. Il avait choisi cette vie, avec ses avantages et ses inconvénients.
— Aucun problème. Je vais aller vous chercher ça.
— Je vous remercie.
Le démon se leva et commença à parcourir les rayonnages. Même si certains humains étaient parfois plus que pénibles, Jarvis n'avait jamais regretté d'avoir quitté définitivement les Enfers, deux cents ans auparavant. Et Gloria non plus. Le couple avait pris cette décision après plus de quatre siècles de relation et quelques moqueries de la part d'un certain nombre de leurs confrères et consœurs. En effet, autant mariages et histoires d'amour en tout genre étaient totalement permis en Enfers, autant fonder une famille était proscrit. Pour se faire, il fallait obligatoirement quitter à jamais le monde souterrain et accepter de vivre sur Terre. Peu de démons franchissaient le pas, mais celles et ceux qui tenaient à ce projet recevaient la bénédiction de Lilith afin d'accomplir cette noble tâche que de perpétuer le sang démoniaque.
— Avez-vous bientôt terminé ? Je suis un peu pressée aujourd'hui.
Jarvis hocha la tête et se retint de ne pas étrangler la cliente. Il scruta toutefois son âme et sourit. Elle, elle pourrirait à jamais dans les fosses infernales.
Jarvis était toujours le premier à rentrer chez eux et son premier réflexe était de quitter son apparence humaine. Il ébouriffait ses courts cheveux blancs et se préparait un café qu'il pouvait savourer dans un silence absolu. Aujourd'hui encore, il ne s'imaginait pas déroger à cette routine. À huit cents ans, il aimait bien conserver ses petites habitudes, peu importait le lieu où il vivait. Alors, bien sûr, cela le contraria quelque peu qu'il ne soit pas le premier rentré. Il vit des chaussures et un sac à dos jeté dans l'entrée. Agan. Depuis quelque temps, l'adolescent se faisait de plus en plus remarquer au collège et clairement pas dans le bon sens du terme. Jarvis poussa un discret soupir et monta les escaliers menant aux chambres. Il allait tenter de régler la situation avant le retour de Gloria. Il tapa à la porte et n'eut droit qu'à un grognement, qui aurait probablement fait fuir un humain. Il entra malgré tout. Son fils était allongé sur le lit et fixait le plafond de ses iris violets, hérité de sa mère.
— Tu as décidé de sécher les cours ?
— Non.
Jarvis s'assit sur la chaise de bureau et s'approcha du lit.
— Que fais-tu ici de si bonne heure ? Ce n'est pas comme si tu pouvais tomber malade.
Agan pointa du doigt son carnet de correspondance qui gisait sur le sol. Son père s'en saisit et l'ouvrit à la nouvelle page.
— Une exclusion ? Sérieusement ?
L'adolescent haussa les épaules et tourna la tête vers le mur.
— Nous sommes convoqués qui plus est. Ta mère va être furieuse.
— Je m'en fous.
— Qu'as-tu fait cette fois ? Tu t'es encore battu ? Tu as répondu à un enseignant ?
— J'ai frappé le prof d'histoire si fort que ça lui a cassé le nez. J'ai dû utiliser le pouvoir de soumission démoniaque pour que la police ne soit pas appelée.
Jarvis posa le carnet sur le lit et se massa les tempes. De nature, il n'était pas un démon autoritaire ni particulièrement belliqueux. Déjà, en Enfers, il n'était qu'un calme bibliothécaire. Pourtant, en théorie, il était le chef de famille et il était censé conduire ses enfants sur le droit chemin.
— Pourquoi ?
— Hein ?
— Pourquoi as-tu frappé cet homme ?
Agan baissa le regard et joua avec ses bracelets.
— J'étais énervé.
—Je me doute. Mais énervé de quoi ?
L'adolescent se leva d'un bond.
— Je te déteste de toute façon !
Et il se téléporta dans la salle de bain. Jarvis leva les yeux au ciel. Il savait que les jeunes démons pouvaient vivre une crise d'adolescence au même âge que celle des humains, car leur croissance jusqu'à environ vingt ans était similaire. Les démons acquéraient leur apparence définitive entre vingt-cinq et trente ans, avant de devenir éternels. Éternel et non pas immortel, car, comme toute autre créature, un démon pouvait mourir. Juste pas de vieillesse.
Malheureusement, Jarvis n'eut guère le temps de penser à une façon de discuter avec son fils, car Gloria et Sparkessa apparurent dans le couloir.
— Mon amour ?
— J'ai été contacté au sujet d'Agan. Où est ce délinquant ?
— Il s'est téléporté dans la salle de bain. Tu sais, chérie...
Gloria lui jeta un regard meurtrier et il se tut instantanément. Il prit Sparkessa dans ses bras et ils suivirent Gloria en silence. L'ancienne commandante des armées infernales adorait sa famille, mais elle était quelque peu... Pointilleuse sur les règles établies. Et aussi extrêmement effrayante. Même les satyres et les bourreaux n'osaient jadis pas la mettre en colère.
— Agan ! Ouvre cette porte !
— Gloria...
Face au mutisme de son fils, la mère de famille désintégra littéralement la porte. Encore. L'adolescent, quant à lui, était assis par terre, dos au mur. Il leva les yeux vers ses parents.
— Quoi ? Tu vas me priver de sortie ?
— Jeune homme, la seule et unique chose que l'on t'a demandé, ton père et moi, est de ne pas te faire remarquer. Visiblement, même ça c'est trop pour toi !
Agan se releva.
— Eh bien oui ! Je te hais encore plus que papa, voilà ! C'est de votre faute !
Jarvis reposa sa fille et plaça une main sur l'épaule de sa femme.
— Je te demande pardon, espèce d'ingrat ?
— Gloria, arrête.
— Pardon ?
— Arrête.
Le démon n'avait jamais été autoritaire ni vraiment impressionnant. Par contre, il avait toujours été un excellent médiateur.
— Visiblement, notre fils a quelque chose à nous reprocher. Il est de notre devoir de l'écouter. Nous aviserons ensuite. Sparkessa, va avec ton frère, je te prie.
La fillette acquiesça et s'installa à côté de son aîné sans un mot. Gloria poussa un soupir.
— Très bien. Je t'écoute, Agan.
L'adolescent joua à nouveau avec ses bracelets et n'osa pas croiser le regard perçant de sa mère, même si désormais il était aussi grand qu'elle.
— C'est de votre faute, car vous nous obligez à vivre comme des humains. On ne peut jamais être nous-mêmes dehors. Au collège, je suis obligé d'utiliser mon pouvoir de soumission pour avoir des amis, sinon, instinctivement, les élèves ont peur de moi. De mon aura. Parce qu'avant l'âge adulte, les humains sont sensibles à ce qui est surnaturel.
Il essuya rageusement une larme traîtresse.
— Et c'est encore pire pour Kessa ! Elle se fait tout le temps embêter à l'école et la seule fois où elle s'est défendue, vous l'avez engueulée. Alors maintenant, elle ne dit plus rien et c'est moi qui m'en charge. C'est pour ça que j'ai frappé le prof d'histoire ! Il m'a dit d'arrêter de rôder vers l'école primaire et d'effrayer les enfants. Mais jamais de la vie ! Moi je veux que leurs âmes disparaissent. Et je veux, non, Kessa et moi on veut pouvoir être nous-mêmes.
Sparkessa sanglotait et Agan lui tapota la tête. Jarvis et Gloria, quant à eux, demeurèrent silencieux plusieurs minutes. Ce fut la démone qui brisa le silence.
— Agan, j'irai parler avec la directrice, mais tu peux rester à la maison jusqu'à lundi. Kessa, idem pour toi. Allez dans vos chambres, je vais préparer un goûter. Enfin non, un dîner. Non, on va commander des pizzas.
Les deux jeunes quittèrent la pièce et Jarvis enlaça sa femme, avant de les téléporter dans le salon. Jamais le couple n'avait envisagé que leur mode de vie puisse un jour peser sur leurs enfants.
— Que va-t-on faire, Jarvis ?
Le bibliothécaire sourit et montra un dépliant à son épouse, qui écarquilla les yeux de surprise. Elle l'embrassa.
— Eh bien ! Je pense que l'on a trouvé leur cadeau de Noël.
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