J'eus besoin de quelques minutes pour intégrer les paroles de l'étrangère. Comment ça, l'Éclipse ? Je me souvins alors de mes nombreuses recherches sur ce sujet et j'eus un déclic.

— Le puma, c'était donc vous ?

Kaelyn se contenta de hocher la tête, sans jamais enlever sa main de ma joue. Dans les Andes, les pumas avaient un statut particulier. Dans l'orage, leur colère ; dans leur rugissement, le tonnerre et dans le reflet de leurs yeux, les éclairs. On disait aussi que, pendant des éclipses, le dieu du Soleil se faisait dévorer par un monstre céleste, un puma. Je compris donc que lors de mes visions, mon corps astral se retrouvait pour une raison inconnue dans le monde éthéré de cet animal mythique.

— Je n'ai pas envahi votre univers de ma propre volonté. Pardonnez-moi. Je n'avais pas réalisé. Mais je suis tellement fascinée par les éclipses que je n'ai peut-être pas souhaité m'en rendre compte. En aucun cas, je ne voulais vous offenser.

Kaelyn s'agenouilla devant moi et posa sa seconde main sur mon autre joue.

— Je ne suis pas contrariée. J'ai senti tes intentions. Et surtout, cela a piqué ma curiosité. Alors je me suis déplacée jusqu'à toi, petite chamane. Leona, c'est ça ?

Mon cœur rata un battement, tant je ne savais quoi dire. Ni quoi faire.

— Laisse-moi me présenter à nouveau. Je suis Kaelyn Forester, reine des puma-garou, dite Éclipse. Je suis une mercenaire la nuit et le jour je me promène dans mon monde astral. Et je veille sur les éclipses.

J'avais l'impression que le temps s'était arrêté autour de moi, mon regard plongé dans de l'ambre en fusion.

— J'ai entendu ton désir de liberté. Ton désir d'être ailleurs. D'être toi-même. Cette vision est la tienne.

Elle se releva et me sourit.

— J'espère te revoir bientôt, douce Leona.

Elle remit son Stetson et disparut. J'étais figée. Subjuguée. Ensorcelée.

Lors de mes visions suivantes, Kaelyn me tint systématiquement compagnie sous sa forme animale. Elle s'asseyait à mes côtés et posait sa tête sur mes genoux, avant de partir en courant. Dans ces cas-là, il m'était toujours impossible de la rattraper. J'observai alors encore l'éclipse dans les cieux avant de retourner dans mon monde. Malgré mon bonheur, l'inquiétude des villageois ne cessait de croître. À leurs yeux, le fait que je sois incapable de leur fournir aucune autre prédiction autre que la vision d'une éclipse les rendait fous. De mon côté, je brûlais de la revoir en chaire et en os. Sous forme humaine. Mon cœur en avait besoin.

Et parfois, Kaelyn apparaissait dans ma chambre, nous parlions quelques minutes et elle disparaissait, avant que des villageois ne soient dérangés par le bruit de nos discussions. Et puis, un jour, j'en eus assez. J'avais trente-cinq ans par tous les dieux, j'avais le droit à ma vie ! Un soir d'orage, où je savais que personne ne sortirait, et je m'enfuyais hors du village. Je courais, évitai la forêt bien trop dangereuse et me dirigeai vers la mer. Là-bas, Kaelyn m'attendait déjà, son Stetson et son revolver posés à côté d'elle. Autour d'elle, l'orage s'était tu et la pluie avait cessé. Seules leurs ombres dansaient dans ses iris. Elle me souriait et je m'assis près d'elle.

— Tu devras recommencer à avoir d'autres visions.

— Je sais.

— Mais tu seras toujours la bienvenue dans mon monde.

— Vraiment ?

Kaelyn se pencha vers moi et j'oubliai comment respirer correctement.

— Tu as trouvé mon monde et je peux naviguer dans le tien. Tu peux être une chamane tout en observant l'éclipse. Je peux être une mercenaire tout en embrassant les rêves.

À ces mots, elle posa ses lèvres sur les miennes et je répondis à son baiser. Mon éternité, je ne la parcourrai donc pas seule, même si jamais je ne pourrai rattraper un puma à toute allure.

— Dans ton monde, j'ai trouvé tout ce que je désirai.

— Et c'est pour ça que tu y as atterri. Et que je t'y ai laissé.

Elle m'embrassa à nouveau.

— Que vas-tu faire à présent, douce Leona ?

Je posai une main sur sa joue.

— Devenir la chamane qui poursuivait l'Éclipse.

Elle rit et s'empara de mes lèvres.