Anya laissa Maxim préparer le dîner comme il l'avait promis pendant qu'elle retourna à la rivière récupérer leurs vêtements ainsi que les peaux qui y séchaient. Lorsqu'elle revient au campement, Arkadi était près du feu et surveillait Maxim dans ses moindres faits et gestes.

Ils se retrouvèrent bientôt tous autour du feu à partager le repas. Peu de mots s'échangèrent entre les cinq personnes. La tension était palpable entre Maxim et Arkadi et pas un seul n'osa se mouiller.

Même Anya garda le silence. Elle sentait qu'Arkadi lui en voulait. Mais pourquoi ? Elle l'ignorait. Tout ce qu'elle avait fait c'était se baigner et s'amuser avec Maxim dans la rivière. Il ne l'avait même pas touchée sauf pour tenter de la faire plonger sous l'eau.

Bien que...

Elle avait eu l'impression, l'espace d'un grain de sable, qu'il aurait voulu la toucher davantage. Son regard sombre posé sur elle avait déclenché une myriade de sensations dans son corps et son cœur s'emballait encore à ce simple souvenir.

Soudain, Arkadi se leva.

- J'aimerais discuter avec toi seul à seul.

Il s'était adressé à elle dans la langue du peuple d'un ton sec. Anya acquiesça, mais aperçut du coin de l'œil l'air renfrogné de Maxim. Elle se leva à son tour et suivit Arkadi derrière le campement. Ils dépassèrent le jardin, la remise et s'enfoncèrent une dizaine de mètres dans les bois lorsqu'Arkadi s'arrêta et se tourna vers elle.

- Que se passe-t-il entre toi et cet étranger ? demanda-t-il d'un ton froid.

Anya souleva les épaules.

- Je ne sais pas. Rien, j'imagine.

- Ce n'est pas ce que j'ai cru voir dans la rivière ! cracha-t-il.

- Tu as vu deux personnes qui se baignaient, c'est tout, riposta-t-elle. Et puis en quoi ça te regarde ?

Arkadi plissa ses yeux et serra les poings. Il quitta son regard et prit plusieurs grandes inspirations lentes. Ce simple geste la propulsa des années en arrière, alors qu'elle lui tenait les mains et pratiquait ces exercices de respiration avec lui. C'était sa manière de gérer ses colères fréquentes à cette époque. Il avait fait beaucoup de chemin depuis ce temps, mais pas assez pour que les Anciens du Conseil lui accordent le statut de Seigneur.

- Je m'inquiète pour toi, reprit-il sur un ton plus doux. Et puis, nous sommes amis depuis tellement longtemps. J'avais... j'avais espoir qu'on s'unirait un jour. Tu te souviens ? Nous en avons déjà discuté. On pourrait s'installer ensemble, tu chasserais, je patrouillerais le territoire et on pourrait même s'acheter un droit d'enfant. J'ai quelques crédits d'accumulés et av-

Anya l'avait gentiment fait taire d'un doigt sur sa bouche. Elle le retira puis lui sourit avec tendresse.

- Arkadi... Je t'aime et tu le sais.

Le visage de son ami s'illumina.

- Mais comme un frère, s'empressa-t-elle d'ajouter.

La lumière quitta ses yeux aussi vite qu'elle était venue.

- Tu m'as déjà offert cette union et je n'étais pas prête à l'époque. Du moins, c'est ce que je croyais. Maintenant, je sais que ça n'arrivera jamais. Je ne t'aime pas ainsi.

Tout en parlant, Anya tentait de choisir les bons mots et de lire les émotions sur le visage d'Arkadi. Sa tristesse était grande, mais elle finit par laisser place à la colère.

- Et cet alien, tu l'aimes ?! cracha-t-il.

Le cœur d'Anya sauta un battement. Elle serra les dents, mais tenta tout de même de garder son calme.

- Premièrement, ce n'est pas un alien, c'est un humain comme toi et moi.

- Il vient d'ailleurs, c'est un étranger ! Il le restera toujours, peu importe comment il s'habille ou se comporte !

- Il se comporte mieux que toi en tout cas, rétorqua-t-elle en repensant à tout à l'heure lorsqu'Arkadi avait craché à ses pieds.

- Tu crois ?! Il te dévore sans cesse des yeux ! Je suis certain qu'il ne pense qu'à te sauter dessus ou pire te violer ! Il n'a pas les mêmes gènes que nous, Anya ! Il peut être violent et dangereux !

Elle s'apprêta à répliquer, mais s'arrêta net. Que venait-il de dire ? Que Maxim la dévorait des yeux ? Avait-il un intérêt si apparent pour elle ? Soudain, ses prunelles sombres posées sur elle lui revinrent à l'esprit et un doux frisson la parcourut.

Elle réalisa qu'Arkadi attendait une réponse d'elle. Elle prit une grande inspiration pour se calmer et mettre fin à la conversation.

- Il n'est pas violent ni dangereux. Il est seulement perdu, loin des siens, loin de son monde. Ces étrangers, comme tu les appelles, ont besoin d'aide. Si tu étais à leur place, tu aimerais qu'on fasse la même chose pour toi. Au revoir, Arkadi. Et s'il te plaît, ne te mêle plus de ma vie si tu veux qu'on reste ami.

Elle tourna les talons, fière d'avoir gardé son calme. Crier après Arkadi n'aurait fait qu'attiser sa colère et elle savait qu'en mettant fin à ses rêves d'avenir, elle lui avait fait du mal sans le vouloir. Toutefois, il s'en remettrait sans aucun doute. Ce n'était pas de l'amour qu'il ressentait pour elle, mais un attachement profond né d'une amitié de longue date. Nul doute qu'il trouverait la personne faite pour lui un jour. Une personne avec un caractère aussi fort que le sien et qui saurait le désarçonner et l'attendrir en même temps.

Anya reprit la direction du campement, mais bifurqua vers la cabane plutôt que d'aller rejoindre les autres autour du feu. La journée avait été longue et forte en émotions. Il était grand temps qu'elle aille se coucher pour passer à autre chose.

***

Maxim regarda Anya partir avec Arkadi dans les bois avec une douleur dans l'estomac. Il aurait aimé qu'elle reste autour du feu, qu'elle refuse ce tête-à-tête. Il en voulait à Arkadi de prendre du temps avec elle, mais essayait de se raisonner. C'était un ami d'enfance qui s'inquiétait pour elle, du moins, c'est ce qu'il croyait. La relation qu'elle entretenait avec le Proximien était loin d'être claire. Ils étaient proches, très proches, mais il ne l'avait jamais vu l'embrasser. Peut-être étaient-ils amants sans autre forme d'union ?

- Tu peux m'expliquer ce qui se passe entre vous trois ? demanda Élizabeth qui le ramena à la réalité. Arkadi semblait vouloir te sauter à la gorge à notre arrivée.

- Aucune idée, maugréa-t-il.

- Comment ça aucune idée ?! Qu'est-ce que vous foutiez avant qu'on arrive ?!

Maxim souleva les épaules.

- On se baignait, c'est tout.

Élizabeth lui lança un regard désapprobateur, se doutant peut-être que Maxim lui cachait quelque chose.

- Arkadi est jaloux, c'est simple, lâcha Tom qui jouait dans le feu avec son bâton.

Élizabeth tourna son attention vers lui avant de la ramener sur Maxim.

- C'est vrai ce que Tom dit ? Il y a quelque chose entre Anya et toi ?

- Non. En fait... je... je ne pense pas. Il ne s'est rien passé si c'est ce que tu veux savoir.

Elle roula des yeux, exaspérée.

- Fais attention, Maxim... Ils ne sont pas comme nous, n'ont pas la même culture. On ne connait rien des relations entre homme et femme sur cette planète, s'il y a des règles ou des coutumes à respecter. En plus, on ne restera pas ici éternellement. Ne transforme pas cette Anya en Hélène de Troie. Et surtout, surtout, je t'interdis de jouer avec son cœur !

Maxim se renfrogna.

- Tu me connais mal si tu penses que je vais la faire souffrir. Je m'efforce du mieux que je peux d'éviter de la blesser.

- Tant mieux !

- Bon ! On lâche les histoires de cœur s'il vous plaît, Messieurs-dames, plaisanta Tom. Si on discutait plutôt de l'avancement des travaux ?

Tom et Élizabeth résumèrent à Maxim les réparations qu'ils avaient effectuées sur le vaisseau. Les travaux progressaient et il ne restait que quelques ajustements à faire.

- Il reste le trou dans la coque à régler, tu vas pouvoir t'en occuper lors de ton prochain voyage à Austeen ? Maxim ? Maxim ?

Ce dernier n'avait pas écouté la question, distrait par Anya qui venait d'entrer dans la cabane. Arkadi apparut quelques secondes plus tard, mais pour filer droit vers eux. Il empoigna son sac et sa lance près de Tom et quitta le campement sans un mot.

Les trois amis se regardèrent, interloqués.

- Eh ben ! Voilà un gars qui s'est fait remettre à sa place ! conclut Tom.

Maxim l'écouta à peine, ses yeux toujours fixés sur la porte de la cabane.

- Allez, vas-y mon vieux ! On te laisse quelques minutes pour aller la voir avant de rentrer, offrit Tom qui lisait dans ses pensées. Mais juste quelques minutes hein ? Je suis épuisé.

Maxim le regarda. Son sourire en coin en disait long. Il le remercia d'un hochement de tête puis se leva et se dirigea vers l'habitation.

En entrant, il constata qu'Anya était déjà couchée dans son lit. Malgré la lumière du soleil omniprésente à l'extérieur, la cabane était plongée dans l'obscurité. Les volets et les rideaux étaient fermés et aucune chandelle ne fournissait d'éclairage. Il regretta presque la lumière des taches phosphorescentes qui avaient finies par partir de son visage. 

Ne sachant quoi faire et se trouvant un peu idiot d'être venu la rejoindre sans plan, il décida d'enlever ses vêtements et de regagner sa propre couche. Il fixa le plafond, étendu sur le dos, et chercha désespérément quelque chose à dire. La respiration d'Anya, à quelques mètres de lui, lui indiquait qu'elle ne dormait pas encore et il était prêt à jurer qu'elle était aussi tendue que lui.

Après un moment, il osa briser le silence avec la première question qui lui vint en tête :

- Que voulait Arkadi ?

La réponse d'Anya se fit attendre. Il crut même s'être trompé sur son état d'éveil.

- On avait des choses à régler. Des choses que j'ai laissées trainer trop longtemps.

Maxim ne savait pas trop quoi penser de cette explication. Il ignorait aussi ce qu'il pouvait bien dire d'autre. Bon sang qu'il était stupide et maladroit tout à coup !

Alors qu'il cherchait quelque chose de plus à dire, Anya brisa le silence à son tour.

- Il dit que tu me dévores des yeux... Est-ce que c'est vrai ?

Maxim déglutit. 

Lentement.

- Oui, murmura-t-il.

Il perçut un bruit. Peut-être un sourire ou un rire. Il n'en était pas certain. Mais ce doux bruit d'Anya envoya une décharge électrique dans son corps, confirmant ce qu'il espérait.

- Dors bien, Maxim, murmura-t-elle doucement.

- Toi aussi. Anya.

Après leur dernier échange, Élizabeth et Tom vinrent les rejoindre dans la cabane. Maxim resta un long moment dans le noir à fixer le plafond. Ce n'est que beaucoup plus tard qu'il s'endormit d'un sommeil beaucoup trop léger.