Chapitre final : Toute la pluie tombe sur moi

Daisy,

Toi qui fus ma tendresse, ma main tendue, mon espoir, je ne vois pas de meilleure manière de clore ce récit qu'avec toi. Je suis passée par tant d'émotions durant cette aventure, mais quelque chose me dit que les plus belles restent encore à venir.

Les nuages sont de moins en moins menaçants ces temps-ci, on est début avril, et je crois qu'il va faire beau aujourd'hui. On est mercredi, je n'ai pas cours ce matin, alors je suis sortie me promener, et je profite d'une petite pause pour t'écrire. Tu sais, j'ai bien dormi cette nuit. C'est assez rare ces temps-ci, mais là, j'ai bien dormi. J'ai même rêvé que je chantais devant toute ma famille, et que mes amis me rejoignaient. C'était si agréable...

En parlant de chanter, tu ne devineras jamais ce que j'ai osé faire cette année. Depuis la rentrée, je fais partie de la chorale de l'école. C'est incroyable, je sais, moi qui n'ai jamais chanté, même juste pour moi, mais je t'assure que c'est la vérité. C'est une chorale modeste, nous sommes une quinzaine (oh, que c'est étrange de dire « nous », tu te rends compte, moi je peux dire « nous » ? C'est improbable, inespéré) de tout âge, et avons tous le point commun d'être un jour passé par cette école. Et tu veux la meilleure ? Notre thème de l'année, c'est la météo. Je crois que je ne suis définitivement pas faite pour les coïncidences. C'est génial la chorale, tu sais ; on chante de tout, tous ensemble, et j'ai le droit moi aussi, c'est bête à dire, mais ça me fait vraiment tout drôle de dire que j'en fait partie.

Hier, nous avons révisé la chanson « Toute la pluie tombe sur moi » de Sacha Distel. Je connaissais l'artiste, mais pas la chanson, cette chanson-là ne me disait rien. Je ne sais pas pourquoi, mais je l'aime vraiment beaucoup, cette chanson. Je les aime toutes bien sûr (enfin, presque toutes), mais pour une raison que j'ignore, celle-ci me touche particulièrement.

Tu sais, le premier jour j'étais terrorisée ; j'avais si peur que le chef de chœur nous fasse chanter individuellement, si peur qu'on m'entende, oui, j'étais littéralement terrorisée. Ce n'est plus le cas maintenant, tous les choristes sont adorables, et le chef de chœur est une personne formidable. Tu sais, je l'aime beaucoup lui aussi ; il a cette manière de poser ses yeux si bienveillants sur moi, il me regarde, et il me voit. Il me laisse le temps sans me juger, et il fait attention à moi ; venant d'une personne de son âge ça me fait vraiment bizarre, tu sais, mais je me sens en sécurité quand il me regarde. Il me laisse être moi, il m'attend sans vouloir me changer, sans me forcer, et cette bienveillance-là n'a pas de prix.

Malheureusement, parfois j'ai peur de me rendre à la chorale ; je crois que c'est à cause du couloir. Puisque nous sommes encore la chorale de l'école, nous répétons dans l'une des salles de musiques de l'établissement, et à chaque fois que je m'y rends, je sens les souvenirs m'oppresser jusqu'à m'empêcher de respirer.

Je ne sais pas si tu t'en souviens mais les cours de musique au collège n'étaient pas une partie de plaisir pour moi. En quatre ans, notre niveau a connu trois enseignants différents, et le dernier, celui que j'ai eu en troisième, celui-là fit du chant mon pire cauchemar. Bien sûr, les cours de musique ont toujours été les plus difficiles pour moi ; il faut dire que les profs de collège ont cette fâcheuse manie de faire chanter les élèves individuellement, et de forcer les plus timides en se moquant de leur appréhension. L'ennui, c'est que mon appréhension à moi dépassait la simple peur du regard des autres, j'avais peur des autres, tout simplement. C'était une angoisse insoutenable ; je n'avais pas le choix, je devais répondre aux exigences des enseignants, mais moi qui n'avais qu'à peine le droit de parler, pourquoi aurais-je eu celui de chanter ? Mes amies et les Autres ne faisaient pas que me punir pour mes fausses notes, ils punissaient mon audace pour avoir cru être en droit de faire autant de bruit, et qui plus est, un bruit « si désagréable ».

En troisième, le professeur que nous avions a permis à leurs remontrances de prendre beaucoup plus d'ampleur. Il était horrible. Méprisant, il rabaissait chacun de ses élèves, les humiliait en public, au tableau, un par un. Il nous sommait de chanter plus fort et de chanter mieux que ça car là c'était affreusement faux, mais ne nous a jamais donné la moindre piste pour nous améliorer ; nous n'avions pour cela que ses vociférations. Il s'énervait sur ses élèves à la moindre occasion, les cours de musique étaient devenus un champ de tir, et nous étions sans protection. Personne n'échappait à ses aboiements, mais lorsque c'était mon tour alors ça devenait drôle, lorsque c'était mon tour, l'enseignant était encouragé par la classe toute entière. Avec lui, mes amies n'avaient plus besoin de se cacher pour punir mes passages médiocres, et avec lui, les Autres n'avaient plus besoin de se cacher pour me rappeler que le silence était le seul son qu'ils voulaient entendre de moi.

Pour ne pas entraver la concentration des autres classes, la salle de musique du collège était isolée, seule tout au bout d'un couloir où personne d'autre que les malheureux élèves y ayant cours n'allait. Cela donnait un avantage précieux aux Autres : ici personne ne les voyait. Ils ne s'étaient pas risqués à m'offrir ce traitement lors des années précédentes car les enseignants que nous avions alors les auraient remarqués, mais avec celui-là, ils le pouvaient. Nous avions cours de musique le vendredi après-midi en dernière heure, juste avant de rejoindre nos bus, et tous les vendredis soirs dans ce couloir, les Autres me laissaient les devancer pour ensuite me frapper. Un par un, ils m'assommaient de coups sur tout le corps, ils me faisaient tomber, et toute la classe y allait de son heurt, me laissant là, suffocante, figée sous les rires des hyènes.

Tu te souviens du jour où l'un d'eux m'avait donné une corde pour que je me pende, et m'avait promis de m'éclater si jamais il me revoyait ? C'était un jeudi. Quand je suis revenue le lendemain, je savais qu'il n'avait pas menti, je savais qu'il me ferait payer ma vie, et j'avais raison. Ce vendredi-là après le cours de musique, il a monopolisé le couloir, et il m'a frappée si fort que j'ai cru qu'il allait me tuer. Au bout d'un moment, son camarade – qui faisait le guet – l'a averti que le prof arrivait dans leur direction, alors ils sont partis en courant, et ils m'ont laissée là, toute seule dans ce maudit couloir. Le prof avait fini par sortir de sa classe en entendant le bruit des coups, mais puisqu'ils avaient déjà détalé, quand il est arrivé j'étais seule. J'ai dit que j'avais glissé, et je suis partie. Quant à lui, je ne sais s'il m'a crue, mais quand bien même ce ne fut pas le cas, il n'a jamais cherché à connaître la vérité. De l'autre bout, ce couloir menait à la vie scolaire, mais à cette heure-ci le vendredi, la vie scolaire était vide, tous les surveillants étant sortis pour assurer la fluidité de la sortie des élèves jusqu'à leur autobus, et puisque le foyer (qui était également dans ce couloir) était interdit d'accès à toutes les classes le vendredi en dernière heure pour éviter les débordements, alors personne d'autre ne m'a vue.

Ce jour-là ils ont dépassé la limite qu'ils s'étaient fixés ; ils m'avaient frappée au visage, et j'ai eu un bleu à la mâchoire pendant plusieurs jours. J'ai dit que j'étais tombée, et mon mensonge était crédible, et puis c'était la première fois, donc c'était forcément ça. Ce jour-là j'ai cru que j'allais manquer mon bus tant j'avais mal ; j'avais l'impression que mes organes se déchiraient à chacun de mes pas, et mes jambes flageolaient sous la douleur. Je peinais encore à respirer normalement, mais je me suis dépêchée ; je ne pouvais pas me permettre de manquer mon bus car j'aurais alors dû prévenir un surveillant sans avoir eu le temps de reprendre mon souffle, et je pensais que dans l'état où j'étais ils allaient se rendre compte qu'ils s'étaient passé quelque chose, alors je devais absolument avoir ce bus. J'avais besoin de souffler, mais surtout, je savais que j'aurais été incapable de m'empêcher de parler si on m'avait posé la question, et je ne voulais pas parler ; après ce qu'il venait de se passer parce que j'avais eu le malheur d'oser rester en vie, qui sait ce qu'ils auraient pu me faire si j'avais parlé ?

*

J'ai envie de dire que jusqu'à il y a peu, je ne me souvenais pas de ces événements du vendredi soir, mais je crois qu'en réalité, mon corps lui s'en souvenait très bien. A partir du moment où j'ai quitté le collège, c'était réellement comme si tout s'était effacé, jusqu'au jour où je suis arrivée dans mon école, et où j'ai de nouveau eu des cours de musique dans une salle isolée tout au bout d'un couloir ou personne ne passe. Maintenant que j'y repense, les signes étaient là avant même que je me rappelle : j'ai peur de ce couloir. A chaque fois que je dois l'emprunter, je sens mon corps m'envoyer tous les signaux d'alarmes qu'il peut trouver ; je sens l'angoisse monter, ma gorge et mon ventre se nouer, les nausées et les étourdissements arriver, je sens la douleur tétaniser mes muscles pour m'empêcher d'avancer, parce qu'il ne faut surtout pas que j'avance.

Les symptômes sont là quelle que soit la raison qui m'amène à prendre ce couloir, mais lorsque je vais à la chorale je sais qu'une fois en train de chanter je suis bien alors j'arrive à les surmonter, enfin, la plupart du temps. Parfois, il m'arrive de rester coincée, je suis bloquée au milieu du couloir, tétanisée, incapable d'avancer. Je vois les autres se diriger vers la salle, mais moi je ne bouge pas, je ne peux pas.

Il parait que la peur est provisoire, l'ennui, c'est que l'éphémère ne dit jamais combien de temps il sera là. J'essaie, ma Daisy, tu sais, mais mes intentions sont encore si souvent bloquées par la peur que je crains parfois d'être tellement en retard que le jour où j'y arriverai enfin, il sera trop tard, et que personne ne sera resté pour m'attendre.

Si je devais faire une rétrospective, je crois que ce qui a été le plus difficile dans l'écriture de ce livre, c'est de me laisser aller à l'honnêteté avec laquelle je voulais le construire. Tu sais, le dernier jour de notre année de troisième, les Autres m'ont juré qu'un jour ils me retrouveraient, et que ce jour-là ils finiraient ce qu'ils ont commencé. Ce fut si difficile pour moi de laisser les faits et les détails s'écrire, comme s'ils allaient m'échapper pour les prévenir que ça y est, j'ai parlé. Ils ont tenu toutes leurs promesses, et je crois qu'au fond de moi, j'ai encore peur qu'ils viennent honorer celle-là.

Quand je repense à tout ça, je revois cette fille que j'étais, celle qui ne pensait qu'au moment où elle te reverrait, et qui passait le reste de son temps à écouter « All by myself » (version Céline Dion) pour tenir jusque-là. J'ai entendu cette chanson dans un magasin, il y a quelques temps, ou dans une émission, je ne sais plus. Je ne l'avais pas écoutée depuis très longtemps, et peut-être est-ce à force de hasard, mais l'émotion qui m'a gagnée m'en a coupé le souffle.

J'ai découvert cette chanson quand je suis arrivée au collège (ai-je déjà dit que je ne croyais pas aux coïncidences ?), par le biais d'une imitatrice québécoise. En fait, mes parents avaient pour habitude de regarder l'émission XFactor, et comme elle était diffusée le week-end, cette année là j'avais eu le droit de repousser un peu le moment du coucher pour en regarder la première partie avec eux. Cette saison-là, il y avait parmi les jurés une imitatrice du nom de Véronic DiCaire, que j'ai tout de suite adorée. J'ai alors passé beaucoup de temps à écouter son travail sur le vieil ordinateur de la maison, et dans la plupart des émissions auxquelles elle participait, elle faisait une imitation de Céline Dion sur cette chanson. Très vite je me suis rendue compte de l'excitation du public au sujet de cette chanson, et mon père m'avait expliqué le succès de la fameuse note en voix de poitrine de Céline. C'est comme ça que je l'ai connue. Je me souviens que cette chanson a fait partie des toutes premières chansons que j'ai eues sur mon tout premier MP3, peu de temps après. Par la suite, je me suis beaucoup intéressée au travail de Céline Dion, que j'ai particulièrement apprécié, mais je dois avouer que cette chanson est sans doute celle qui m'émeut le plus encore aujourd'hui.

Pour tous ceux qui s'indigneraient, je tiens à préciser que je sais qu'il ne s'agit pas de l'originale, et j'aime d'ailleurs beaucoup la première version de Carmen, mais celle de Céline me procure des émotions uniques.

C'est une chanson qui parle de solitude, l'artiste y dit tristement que quand elle était jeune il n'y avait « personne au téléphone » pour elle, et qu'elle ne veut plus jamais être seule. Je crois qu'à cette époque où j'étais moi aussi extrêmement seule dans cette cohue permanente, cette époque où j'étais seule contre tous, Céline chantait pour moi ce que j'aurais voulu hurler de toutes mes forces, si j'en avais eu le droit. C'est une artiste que j'aime beaucoup, et que j'ai toujours admirée pour son travail ; elle est partie de rien, et même si elle a certes su se faire bien entourer, elle a travaillé comme une dingue pour en arriver où elle est arrivée. Pour l'enfant que j'étais qui s'accrochait désespérément à ses notes, elle était cette petite voix qui me disait de ne pas lâcher, et qu'un jour, mon travail paierai, qu'un jour ce serait mon tour à moi aussi. Bon sang, cette chanson...je crois que j'ai dû écouter cette chanson des milliers de fois, avec l'espoir qu'un jour ils me laisseraient tranquille, qu'un jour il y aurait quelqu'un au téléphone pour moi, et que ce jour-là, je ne serai plus jamais toute seule.

Tu sais Daisy, je crois que même moi je ne réalise pas à quel point me rendre à la chorale est une immense victoire. Plus encore, avec le temps je m'aperçois que j'aime chanter ; au milieu des autres je sens tout ce qui est au fond de moi se libérer quand je chante, je me sens exister et vivante quand je rentre chez moi, oh s'ils savaient depuis combien de temps j'attendais ça, je n'espérais même plus que ce sentiment ne me vienne, à moi.

J'ai toujours peur, Daisy, c'est effrayant pour moi de chanter. Moi qui n'avais pas le droit de faire le moindre bruit, ni d'émettre le moindre son, moi dont la voix ne servait qu'à être tue, et l'identité réprimée, j'ai peur tu sais. C'est très déstabilisant de découvrir cette partie de mon personnage que je ne connais pas, mais puisque c'est provisoire, je te jure que j'y retournerai la semaine prochaine.  

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