Chapitre 9 : Une semaine pour tout changer ?

A partir de la cinquième, nous avions la possibilité de choisir l'option latin, qui ferait alors partie de notre emploi du temps jusqu'en fin de troisième. La plupart du temps, les effectifs de classes étaient décidés en fonction de cette option. Etant donné que toutes les personnes avec lesquelles je m'étais liée d'amitié durant mon année de sixième prenaient cette option, et que je ne voulais pas être séparée d'elles, moi aussi j'ai souhaité faire latin. Mes parents n'ont pas voulu. J'ai eu beau abattre mes meilleurs arguments, leur dire que sans ça il y avait de grandes chances que je sois séparée de mes amis, que cela donnait des points gratuits pour le brevet, que c'était utile pour le français, et que tous ceux qui font latin partent en Italie en troisième, rien ne les a convaincus. Alors, je n'ai pas fait latin.

Par chance, malgré cela je n'ai jamais été séparée de mes amis, je suis toujours bien tombée. Enfin, je ne sais pas si on peut vraiment dire que c'était une chance finalement, mais au début du moins, je le pensais.

Comme convenu, au dernier trimestre de notre année de troisième, l'ensemble des collégiens qui avaient pris l'option latin sont partis une semaine en Italie. Etant donné que ma classe de troisième comportait une bonne moitié de latinistes, et que tous mes amis en faisaient partie, je me suis donc retrouvée à passer une semaine toute seule, avec pour seule compagnie mes camarades de classes restants, autrement dit à cette époque-là, le noyau des Autres. J'ai passé une semaine infernale ; ils ne m'ont pas laissé un instant de répit, et malgré les horreurs que vous aussi me faisiez subir, j'avais hâte que vous rentriez. J'étais loin d'imaginer le cadeau que vous alliez me rapporter de ce voyage.

Vous n'êtes pas rentrés à 6, mais à 7. Quand je vous ai vues le lundi matin, il y avait une autre fille, une tête encore inconnue au bataillon. Si ma mémoire est bonne, elle était en quatrième, et juste avant le départ pour l'Italie elle avait eu un accroc avec ses amis, et s'était retrouvée seule. Vous aviez sympathisé durant la semaine, et aviez décidé de l'intégrer au groupe. Bien que mon air dérouté au premier abord puisse surprendre, moi qui étais toujours la première à accueillir toute personne à bras ouverts, je crois que j'avais flairé le piège. Et j'avais raison.

Cette fille était très gentille, elle ne m'a jamais fait le moindre mal, son seul tort fut d'avoir pris ma place. Au début, vous m'aviez dit que je me faisais des idées, que j'étais une ordure de la rejeter ainsi sur la base de ressentis non avérés, mais très vite j'ai dû me rendre à l'évidence : elle avait pris ma place, et mes réactions vous exultaient. C'était votre manière de me manipuler après tout, non ? Sous vos coups vous aviez la tendresse, et j'avais une place, une vraie amitié. C'est comme ça que vous m'avez gardée pendant tout ce temps, parce que moi j'y croyais, et j'ai jamais rien dit du mal qu'on me faisait, ni pour vous ni pour les Autres, parce qu'au début je vous plaignais plus que moi, au début j'avais sincèrement de la peine pour vous, et après c'était trop tard.

Elle avait pris ma place. Ou plutôt, vous m'aviez remplacée, en me disant qu'elle était bien mieux que moi, que je n'étais pas assez intéressante, pas assez drôle, et que ça ne devrait même pas m'étonner. Toute l'affection que vous me portiez, toutes les activités, les conversations auxquelles j'avais rarement mais encore le droit de participer, tout ce qui faisait mon rôle et mon amitié, maintenant c'était à elle que vous l'accordiez. Tout à coup, je n'avais plus de place, j'étais oubliée, encore plus inutile et inexistante que le néant lui-même.

Les émotions se mélangent dans ma tête quand j'y pense, car je vous aimais, je vous aimais de toutes mes forces, mais cela n'a pas été suffisant.

Au bout de quelques temps, la dispute initiale s'est apaisée, les cœurs se sont rabibochés, et cette fille est partie. J'ai retrouvé ma place, mais mon cœur, lui, était brisé.

*

Quelques semaines avant la fin de l'année de troisième, Manon et toi vous êtes disputées. On était dans la cour, marchant à travers les groupes et les balles de ping-pong aventureuses, quand soudain le conflit a éclaté. Vous marchiez devant moi, ne me laissant ainsi pas entendre vos messes-basses, donc je n'ai pas pu savoir à quel moment la conversation avait mal tourné, mais j'ai vite compris que tu accusais Manon de t'avoir insultée dans ton dos. C'était entièrement faux, je le savais car j'étais avec Manon au moment du soi-disant fait ; elle n'a jamais eu le moindre mot à ton encontre, mais ça, je suis sûre que tu le savais aussi. Le ton est vite monté, toi vociférant tes accusations infondées, Manon les rejetant en bloc d'un ton mal assuré, et tout à coup plus rien, tout à coup, j'étais toute seule. Vous vous êtes disputées devant moi, au milieu de moi, puis vous êtes parties chacune de votre côté, et j'ai dû choisir.

Je me suis rendue aux côtés de Manon pour la consoler. Elle était dévastée, à la fois stupéfaite et terrassée par les propos que vous veniez d'échanger. Je n'ai jamais voulu te faire le moindre tort, et ta détresse m'affectait énormément, mais j'ai choisi Manon car dans cette histoire c'était elle ta victime, Océane. Tu avais tenté de la retourner comme tu m'as retournée moi, je le voyais bien, alors je me suis rendue auprès d'elle pour la soutenir, elle le méritait, c'était elle la victime.

Par la suite, tu as initié d'affreuses rumeurs sur Manon et moi. Nous étions devenues des parias, les regards noirs nous collaient à la peau partout où nous allions, le gouffre du mépris semblait sans fin. Votre séparation houleuse a très rapidement fait le tour du collège, et bien sûr, c'était ma faute. Manon m'en a voulu, tu m'en as voulu, je n'aurai jamais dû prendre parti, mais qu'aurais-je pu faire ? Je ne savais pas où aller, vous étiez mes seules raisons d'être, et vous étiez contre moi.

Peu à peu, alors que ton venin n'en cessait pas de nous fustiger, mes relations avec Manon se sont améliorées. Elle n'était pas parfaite, je sais aujourd'hui qu'elle en profitait, mais ça s'est arrangé, j'avais retrouvé la Manon des premiers jours, celle que j'avais aimée. Alors nous étions toutes les trois, Manon, Alice et moi. Il y avait Laurine aussi, et on a fini l'année comme ça, presque comme un groupe d'amies normales. Bien sûr, ma place à moi n'avait toujours pas changé, et je n'ai pas été exemptée de la routine amicale, mais tu n'étais plus là, et peu à peu les gens se sont rendu compte que tu avais menti, alors ils nous ont laissées tranquille.

La fin d'année s'est bien déroulée, j'ai obtenu mon brevet mention très bien, j'ai passé les portes du collège pour la dernière fois, l'été pouvait enfin s'annoncer.

Je n'ai pratiquement pas contacté mes amies durant ces vacances ; je n'aimais pas vraiment les conversations par SMS, et mon téléphone me suivait rarement. Cela ne nous a toutefois pas empêchées de nous retrouver gaiement à la rentrée, pleines d'avenir pour notre amitié. Du moins, c'est ce que je croyais.

La semaine de la rentrée, nous pouvions réserver un casier à la vie scolaire pour pouvoir déposer nos affaires au cours de la journée. Nous étions trois à nous être retrouvées dans ce lycée, l'ennui, c'est que les casiers ne devaient pas être réservés par plus de deux élèves. L'une de nous devait donc se désigner pour faire cavalier seul. Cela n'a rien de dramatique, et je serais allée m'inscrire seule pour le casier moi-même sans problème (de toute façon, je ne crois pas que j'aurais pu espérer autre chose), mais les mots qu'elles ont eus envers moi ce jour-là m'ont énormément blessée. Je n'étais encore même pas au courant de la possibilité de louer un casier, lorsqu'elles sont venues me dire qu'elles le prendraient toutes les deux, qu'il était hors de question que l'une d'elle se retrouve seule et que je n'avais pas à essayer de négocier car elles ne voulaient surtout pas de moi. Je ne sais pas trop pourquoi ces mots-là m'ont si particulièrement marquée, après tout j'avais entendu bien pire de leur part, mais le fait était là : elles ne voulaient surtout pas de moi.

Cela m'a rendue très triste, et dans un élan d'affection – que dis-je, de stupidité – je leur en ai fait part. Après avoir entendu ma peine quant à leur rejet, elles se sont indignées, m'ont accablée de la honte de mon égoïsme, m'ont insultée une dernière fois, puis sont parties.

Quant à moi, j'ai eu l'impression de rester immobile dans ce couloir pendant des jours. J'étais figée, paralysée par l'abandon. Oui, c'était ça, une fois de plus elles m'avaient laissée tomber, une fois de plus, j'étais abandonnée. J'ai l'impression d'avoir passé des jours entiers assise là, par terre entre la salle d'anglais et la salle d'allemand, à m'en vouloir de les avoir affectées de ma tristesse, et à me dire que si je n'avais pas eu l'égoïsme de dévoiler mon ressenti, peut-être seraient-elles restées ?

Avec le temps, je me dis que leur départ est la meilleure chose qui pouvait m'arriver, mais quand je me refais la scène dans ma tête, quand je repense à cette pauvre fille tétanisée dans le couloir, je me dis que ça aurait pu mieux se passer, que c'était injuste, que c'était bien trop, que cette blessure là n'aurait jamais dû arriver. J'étais là, terrifiée, à me demander comment j'allais y arriver, comment j'allais pouvoir exister si elles n'étaient plus là. Je tentais en vain de chasser mes larmes, car le fait était là : elles ne voulaient surtout pas de moi, et elles sont parties, elles m'ont laissée toute seule, elles m'ont abandonnée, elles m'ont oubliée.

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