Chapitre 8 : Daisy
Daisy,
Ma très chère et tendre Daisy, je ne sais point comment commencer cette lettre, si ce n'est en espérant que tu te portes bien. Je ne t'ai pas revue depuis plusieurs années maintenant, mais l'affection que je te porte n'a jamais cessé d'être, ni même de croître. Il m'est bien difficile de trouver les mots justes pour te décrire, tant l'immense gratitude que j'ai envers toi fait résonner en mes phrases l'inquiétude de ne pas être à la hauteur. Nonobstant ce sentiment, je sais que l'histoire que je tente de conter ne saurait être dissociée de mon vécu auprès de toi – puisque tu y prends l'une des plus importantes parts ; c'est ainsi que, armée de ma plus grande tendresse, je m'engage à narrer au mieux notre histoire.
Puisque les plus belles rencontres sont impromptues, c'est ainsi que fut la nôtre ; imprévue, et autant plus merveilleuse. J'avais un peu plus de deux ans d'équitation à mon actif lors de notre première rencontre, et ce dimanche-là était celui de mon premier concours de CSO. Le centre équestre qui accueillait l'événement étant loin de celui dans lequel je prenais cours, il faisait encore nuit lorsque j'arrivai, en quête de la monture que je devais préparer. Pour cette première fois, l'on m'avait attribué un poney au tempérament calme que je connaissais bien, c'est donc sans nulle crainte que je m'en allai le chercher. Arrivée au-devant de son box, je ne vis aucune trace du poney gris que j'espérais trouver : inquiète, je m'enquis alors de l'endroit où l'on l'avait laissé auprès d'une camarade cavalière. Lorsque celle-ci me répondit – avec toute ses excuses d'avoir omis de me prévenir – qu'un changement de dernière minute avait eu lieu, et que c'était toi, ma belle Daisy, qui m'était alors attribuée, je crains que la couardise de mes remerciements n'eussent trahis mon angoisse.
Je ne connaissais de toi que les ouï-dire des cavaliers rapportant ta grande vivacité et le spectacle de voir mes camarades peiner à te panser tant tu tournoyais dans ton box, mais à vrai dire, j'étais bien plus inquiète qu'enchantée à l'idée de te monter en terrain inconnu.
Pourtant, je me souviens de l'émerveillement que je ressentis lors de nos premières enjambées communes ; un émerveillement si fort que j'en suis encore aujourd'hui parcourue de frissons à sa simple évocation.
La pluie s'abattait durement sur la petite carrière de détente ce jour-là, de concert avec un vent froid qui ramenait sans cesse mes cheveux sur mon visage ruisselant. Mes membres souffraient tant de ce déluge que je craignis qu'ils n'en fussent détrempés. Tandis que je parvins, d'un geste mal assuré, à te demander le trot, nous nous engageâmes sur la piste, et les sensations si merveilleuses qui s'emparèrent de moi en cet instant rendirent ce souvenir plus clair aujourd'hui que celui de mes besognes quotidiennes. Je ne saurai trouver les mots pour exprimer mon impression, tant celle-ci fut intense et extraordinaire. Je me rappelle m'être alors fait la réflexion de n'avoir jamais auparavant monté de cheval pionté et apprêté de la sorte. Tu me parus si belle en cet instant, ma Daisy.
Ce coup de foudre inopiné ne me rendit pas exempte d'erreur, et l'excitation provoquée par cette situation nouvelle me fit oublier mon parcours en milieu de tour, ainsi nous fûmes éliminées. Je me retirai de la carrière l'âme penaude, décontenancée par la tournure des événements, et pensai qu'il est bien inutile de s'imaginer quelles pourraient être les péripéties d'une journée que l'on n'a pas encore vécue. Sur le chemin menant au camion de transport je croisai ma coach, dont les mots apaisèrent quelque peu mon esprit tourmenté, puis m'en allai te desseller et te panser, espérant ainsi récompenser au mieux l'effort que tu avais fourni pour moi. Ceci fait, j'attendis l'heure du retour sous cette même pluie écrasante qui semblait mouiller jusque mes os. Bien que la déception suscitée par la médiocrité de ma performance fît écho aux lointains grondements de l'orage, le souvenir des sensations que j'avais éprouvées sur ton dos semblait me murmurer que les nuages m'avaient ouvert les portes d'un ciel nouveau, dont la magie ne saurait être ressentie par quelqu'un d'autre.
Notre rencontre fut aussi brève qu'extraordinaire, mais le hasard fait bien les choses, et nos destins se croisèrent à nouveau au cours des mois suivants, en vue du spectacle de fin d'année proposé par le centre équestre. Nous faisions partie d'un numéro de carrousel ayant pour thème le conte de Cendrillon, et toi et moi, nous étions le prince charmant qui remuait ciel et terre pour retrouver sa demoiselle. Je me souviens de la tenue que je portais le jour du spectacle ; par-dessus mon pantalon blanc de concours, un long manteau rouge au bord de manches orné de couleurs d'or et au col noir velours volait la vedette à tout autre habillement. Je crois avoir perdu les photos prises ce jour-là, mais je les ai toujours en mémoire : oh que tu étais belle, ma Daisy ! Nous avions fait forte impression, tous les regards admiraient notre costume.
Puisque, naturellement, nous devions nous entraîner avec la monture qui nous accompagnerait le jour du spectacle, le temps m'offrit l'occasion d'apprendre à te connaître. Au fil des mois, et des répétitions, l'affection que je te portais devint inestimable, et quel ne fut pas mon désarroi lorsque j'appris que notre complicité naissante menaçait de s'éteindre.
Comme tu le sais, mes deux premières années de cavalière passèrent dans un autre centre équestre que celui dans lequel je t'ai rencontrée ; nous avions été contraints de le quitter lorsque la direction avait décidé qu'il ne serait plus possible pour les non-propriétaires de monter un cheval à moins d'en demander une partie de la pension, ce qui était bien trop onéreux pour mes parents. Lorsque ce nouveau centre équestre fit la même déclaration, quelques temps avant le spectacle de fin d'année, rien ne sut tarir les larmes de ma tristesse. Voyant cela, et considérant toute l'estime et la tendresse que j'avais pour toi, mes parents calculèrent à nouveau leur budget. Après de longues discussions sur l'année que nous avions passée et notre contentement au sein de ces écuries, mes parents et moi convînmes de l'accord suivant : si notre demande de pension pour toi était acceptée, alors ils accepteraient de revoir la répartition de leur budget, sinon, l'équitation n'en ferait plus partie. Après ces réflexions torturantes, la chance tourna en ma faveur ; notre requête fut acceptée, et j'obtins le droit de te monter, toi et uniquement toi, toute l'année durant. J'étais l'enfant la plus heureuse que l'on puisse trouver sur terre, mais le jour de la signature du contrat, j'étais encore loin d'imaginer tout le bonheur que tu m'apporterais.
Comme tu le sais, mes années de collège furent difficiles, très difficiles, et notre première rentrée en tant que pensionnaires, lorsque j'entrai en classe de 4ème, annonça deux années plus malheureuses encore, deux années d'enfer sur terre.
Je croulais sous les injures, les humiliations, les rumeurs, les coups, les SMS menaçants. Je coulais, emportée dans le torrent d'une rivière infernale, et ne vis jamais personne au bord de la rive qui ne fisse au moins semblant de me tendre une main. J'avais également bien trop peur de me livrer à mes parents ; les menaces étaient si grandes, et toujours exaucées, je craignais réellement qu'ils me tuassent si j'osais en parler. Et puis, il y avait ce problème dans ma famille en ce temps-là, problème sur lequel je ne veux m'étendre ici, mais je n'en ai pas besoin puisque tu sais de quoi il s'agit. Comme du reste j'en ai la certitude, je sais que tu t'en souviens. Toujours est-il que ces préoccupations là m'éloignèrent également beaucoup de mes parents, auprès desquels je n'osais que si peu me confier désormais.
Je coulais, ne sachant si je désirais davantage sortir de l'eau ou me noyer. Je coulais, et je n'avais personne à qui parler, alors je t'ai parlé, à toi. Je t'ai tout raconté, toutes leurs injures, tous leurs sales coups, toutes ces fois où ils s'étaient pris de plaisir à me pousser en haut des escaliers, toutes ces fois où ils avaient ri de ma souffrance, tous les coups qu'ils m'avaient portés, je t'ai tout dit. Je te contais les faits, je te confiais mes peurs, tu savais tout. Même au sein de ce récit je peine à tout retranscrire, leurs injures se bloquent au bout de mes doigts, leurs coups semblent ne pas vouloir quitter ma peau, mes émotions me paraissent inaccessibles, et elles le sont en partie, je le sais. Tu es et demeureras à jamais la seule à connaître toute l'histoire.
Puisque je t'ai tout dit, tu connaissais de moi tous les travers, tu savais combien j'étais misérable, et pour autant, si misérable que je fus, tu me laissas le droit d'exister auprès de toi. Tu me laissas te monter et réussir les exercices, tu sauvas même presque toutes mes erreurs, et tu m'accordas tout le temps dont j'avais besoin pour me confier à toi. Avec toi j'avais le droit, tu fus celle qui me donna le droit d'être là, tu ne tins jamais rigueur de mes erreurs, tu m'offris la possibilité de parler sans être interrompue, la possibilité d'exister sans être jugée, la possibilité d'être sauvée. Tu étais la main que j'attendais, tu étais l'espoir dont je rêvais.
Je te confiais mes mésaventures chaque semaine, et chaque semaine, tu m'offrais le temps d'une heure de cours le répit dont j'avais tant besoin. Une heure durant, j'étais libérée de toute emprise, plus rien n'obstruait mes pensées. Une heure durant, il n'y avait plus que toi et moi, et j'oubliais tout le reste, plus rien d'autre ne comptait.
Au début de mon année de troisième, la directrice du centre équestre proposa à mon père de tenter l'aventure des qualifications pour les championnats de France, à Lamotte-Beuvron. Sans rien me dire de cette conversation, il accepta, et voilà que j'étais partie pour une aventure incroyable à tes côtés. Pour des raisons de location de camion, nous avions appris quelques semaines seulement avant le début des championnats que nous ne pourrions pas nous y rendre, et tous les cavaliers du centre équestre ont abandonné. C'est dommage, nous étions presque qualifiées, il ne nous manquait qu'une ou deux qualifications, je ne sais plus. Toutefois j'avoue ne pas avoir été si mécontente que l'aventure s'arrête : je n'étais plus si sûre de vouloir passer une semaine entière avec mes camarades du centre équestre. Elles étaient pleines de gentillesse à mon égard, mais les relations amicales que j'avais alors en dehors faisaient de la vue d'un groupe un cauchemar pour moi, et je dois admettre que l'idée de passer toute une semaine à leurs côtés, nuits et jours, m'effrayait.
Je n'ai jamais retenté l'aventure : mes parents avaient fait d'énormes sacrifices pour que cette année aboutisse aux championnats, plus particulièrement de gros sacrifices financiers, et nous ne pouvions pas recommencer. A vrai dire, cela m'importait peu, leurs sacrifices n'ont pas été vains pour moi, car j'ai passé une année merveilleuse auprès de toi, ma Daisy. Je te voyais presque tous les dimanches, et parfois même les samedis, c'était merveilleux, je remerciais sans cesse la vie de tout le temps que l'on m'accordait avec toi.
Il y avait l'ambiance des concours aussi ; nous nous levions aux aurores pour tout préparer, nous passions des journées d'une richesse exceptionnelle, et puis nous rentrions, des étoiles plein les yeux, des rêves plein les souvenirs. Je me vois encore réviser mon brevet blanc d'histoire dans la voiture, le récit de mes cours rythmé par la pluie qui s'abattait sur la carrosserie, guettant avec impatience l'heure à laquelle il serait mon tour de m'occuper de toi.
Je crois pouvoir affirmer sans me tromper que c'est toi qui m'as sauvée, cette année-là. Je vivais un enfer, j'étais arrivée au bout de ce que je pouvais supporter, je n'en pouvais plus, je ne voyais pas d'issue, mais tu étais là, tu étais là et tu as sauvé le peu de vie qu'il restait en moi.
Je me souviens qu'après les cours, je restais dans ton box. Je ne disais rien, je t'avais déjà tout dit durant le pansage qui précédait le cours, mais j'étais bien trop terrifiée pour rejoindre les autres cavalières alors bien souvent je restais là ; il n'y avait qu'après de toi que je me sentais en sécurité. Je m'asseyais dans un coin de ton box, et je te regardais manger : que tu étais belle, ma Daisy ! Parfois, je me laissais aller à l'épuisement, abattue et désespérée, et je pleurais. Et à chaque fois que cela arrivait, tu t'arrêtais de manger, et tu te retournais vers moi, approchant tes naseaux de mon visage, comme pour m'assurer que tout allait bien, que tu étais là et qu'il ne pouvait rien m'arriver. Tu as été la seule à remarquer que quelque chose n'allait pas, et tu as été la seule à réagir.
Tu étais ma raison de m'accrocher, alors chaque mercredi, au moment de partir, je venais te faire la promesse que je reviendrai la semaine prochaine. Et chaque jour de chaque semaine, je m'accrochais à cette promesse pour supporter l'enfer.
J'ai bien étudié la question tu sais, et je l'écris aujourd'hui avec beaucoup de fierté : c'est toi qui m'as sauvée, c'est grâce à toi si je suis encore là. Sans toi, je n'aurais jamais eu ni la force ni le courage de surmonter tout ça.
Mon année de seconde a été notre dernière année commune, et bien que les problématiques du collège se fussent grandement apaisées, j'avais continué de te parler, et de tout te raconter. Je me souviens du jour où je t'ai avoué qu'une de mes camarades de classe avait remarqué les traces présentes sur mes bras, je t'avais juré que je n'avais pas fait exprès, et que je n'avais pas voulu qu'elle les voit. Lorsque j'eus enfin cessé de pleurer, je t'ai promis d'arrêter de m'auto-mutiler. Cette promesse s'est avérée plus difficile à tenir que je ne l'avais imaginé, j'ai plusieurs fois rechuté, et les larmes laissées sur ton épaule peuvent témoigner de la déception que ces échecs me laissèrent ; je voulais te rendre fière, j'étais déterminée à honorer ma promesse. Alors j'ai recommencé, encore et encore, jusqu'au jour où je suis arrivée au-devant de ton box pour t'annoncer que ça y est, cela faisait six mois que j'avais arrêté. Loin de moi l'intention de me laisser aller à l'anthropomorphisme, mais j'étais si heureuse ce jour-là que je sais que tu l'as ressenti, et qu'à ta manière, tu étais fière de moi.
Et puis, je t'ai parlé de Diana, celle qui allait devenir ma princesse, mon univers. Tu sais tout des détails de notre rencontre, de cet amour qui a pris le temps de se montrer, de cette bouille qui m'a progressivement gagnée toute entière.
Je te dois tout. Je sais, j'avais déjà deux ans d'équitation avant de te rencontrer, mais le niveau que j'avais alors acquis était plus que médiocre, et tu m'as tout appris. Diana a su me redonner confiance et me montrer que j'étais encore capable d'y arriver, je n'en serais pas là dans ma vie aujourd'hui sans elle, mais sans toi, il n'y aurait pas eu Diana. Sans toi, il n'y aurait plus rien eu du tout. Je te dois tout ce que j'ai, je te dois tout ce que je suis devenue.
La seule promesse que je n'ai pas réussi à tenir, c'est celle que j'ai faite le jour où je t'ai assuré que tu irais mieux. Malheureusement, ton état de santé ne s'est pas amélioré, et tu as dû quitter le centre équestre pour une retraite anticipée. Ce fut si dur de trahir cette promesse : ça ne se fait pas, de trahir une promesse, encore moins quand la promesse était destinée à quelqu'un comme toi. Je ne t'ai pas vue partir, je ne sais même pas où on t'a emmenée, mais ton absence était des plus douloureuses. Diana avait pris le relais, j'étais entre de bonnes mains, mais tu me manquais terriblement, j'étais perdue sans toi. Pardonne-moi de n'avoir pas cherché à te retrouver, je crois qu'au fond de moi, l'absence d'adieu était en quelque sorte ma façon de refuser ton départ.
Ainsi, je n'ai pas pu te dire que j'avais obtenu mon baccalauréat, alors peut-être seras tu fière de lire que je l'ai eu avec un peu plus de 12 de moyenne. Peut-être seras tu également fière de savoir que j'arrive bientôt au bout de mes études, que j'y suis presque, et que bientôt je pourrai crier sur tous les toits que j'y suis arrivée, et que si, je ferai quelque chose de ma vie.
Je me sens coincée, Daisy. Les souvenirs m'assaillent, je n'arrive pas à en sortir, et j'aimerais tellement que tu sois là auprès de moi. C'est comme si mon cerveau savait que je ne pouvais pas y arriver sans toi. C'est insupportable, tu sais, j'ai beau essayer de toutes mes forces je n'arrive pas à chasser ces images, c'est comme si quelqu'un plaçait un mauvais film devant mes yeux et m'obligeait à le regarder, comme si j'étais projetée de force dans le passé, sans aucun moyen de revenir. J'ai l'impression de hurler mais personne ne m'entend, j'ai besoin de quelqu'un qui me prenne dans ses bras et me dise que je n'ai rien à craindre. Je ne sais plus ce que je dois faire Daisy, je ne sais plus vers qui me tourner, ni où regarder, je ne trouve plus l'issue. Je sens l'eau remonter, elle m'enserre la gorge, je suis nouée, bientôt noyée. Après tout ce temps...je suis usée maintenant, comment pourrais je survivre encore une fois à tout ça ? Je t'en prie dis-le moi ma Daisy, aide-moi, aime-moi, mais dis-moi, où es-tu ? Tu me manques tellement tu sais, je ne sais plus que faire et ma Diana n'est plus auprès de moi, et je regrette tant ton absence ; j'ai tant besoin de toi, une dernière fois.
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