Chapitre 7 : Fierté
Ce chapitre est le 7ème sur les dix que comporte cette histoire ; on arrive bientôt à la fin de cette aventure, mais avant de vous laisser à la lecture, j'aimerais implorer votre plus grande bienveillance. Ce chapitre a été le plus difficile à écrire pour moi, et avec ce que j'y livre dont je ne parle jamais, encore plus difficile à publier. J'aimerais aussi préciser que le "débat" de société dont je parle ici n'a pas sa place dans mon espace commentaire qui n'est pas là pour ça, et tout commentaire faisant mention du métier de mon père sera supprimé.
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Quand on demande à un enfant ce qu'il veut faire plus tard, on doit s'attendre à deux sortes de réponses. La première, c'est ce cliché des petites filles qui veulent devenir institutrices et des petits garçons qui veulent devenir pompiers ou bien astronautes. En réalité ce n'est pas vraiment un cliché, disons plutôt un besoin primaire d'imitation ou alors la reproduction inconsciente d'un désir sociétal. Quoi qu'il en soit, la plupart d'entre eux abandonneront rapidement ces idées. La seconde sorte, ce sont ces petits garçons qui vous disent gaiement « moi plus tard, je serai chauffeur de camions comme papa ! » et ces petites filles qui s'illuminent en rétorquant que « moi plus tard, je ferai le même métier que maman, vendeuse de maison ! ».
Les enfants imitent leurs parents, certes, ce n'est plus à prouver, mais surtout, les enfants sont fiers de leurs parents. Pour eux, le socialement prisé et la hiérarchie de valeur du travail n'existent pas, et tout métier est le plus beau du monde si c'est le métier de papa, toute besogne rend digne d'une reine si c'est celle de maman. Alors on les entend clamer haut et fort les métiers de leurs parents ; ils en sont fiers, et sont d'autant plus fiers de dire qu'ils suivront cette voie.
Moi aussi, j'étais fière de mes parents. Enfant, je ne comprenais pas très bien en quoi consistait le travail de ma mère, mais cela n'avait pas d'importance, ça n'empêchait pas mes yeux de briller d'adoration lorsque je parlais d'elle. J'étais si heureuse de pouvoir la couvrir d'éloges, tout comme j'étais si fière de m'exclamer « mon papa à moi, il est policier ! ».
Oui, mon papa à moi, il est policier, et j'étais si radieuse quand je le disais, je voulais que tout le monde sache à quel point mon papa était génial.
A cette époque, lorsque je voyais des policiers aux informations, un sourire béat venait immédiatement se suspendre à mes lèvres, et j'avais envie de m'écrier « mon papa à moi aussi il sauve des gens ! ». Papa ne parlait jamais de son travail, alors j'étais comblée de voir toutes ces images qui me rapprochaient un peu plus de lui, toutes ces images que j'aurais voulu emporter et tapisser sur tous les murs que je croisais.
Je me souviens que je ne comprenais pas pourquoi mon père ne répondait jamais aux inconnus quand ceux-ci le questionnaient sur la nature de son métier ; il ne donnait qu'une demi-vérité, ne laissant que rarement deviner qu'il était policier. Bien sûr, je ne disais rien, j'avais bien saisi à son attitude et à son regard qu'il ne fallait rien dire, mais je ne comprenais pas pourquoi, et je mourrais d'envie de crier à quel point mon papa policier était génial. Plus tard, je comprendrai sa pudeur. Plus tard, je comprendrai qu'il est de ces métiers dont il vaut mieux parfois que tout le monde ne le sache pas.
Quand j'étais petite, tous les collègues de mon papa et leurs familles passaient une soirée ensemble tous les ans, quelques jours avant Noël. On allait d'abord au cinéma, puis on se retrouvait tous dans une grande salle des fêtes, toujours la même, dans un village dont j'ai oublié le nom. Ça sentait toujours la clémentine dans la salle des fêtes, il y en avait partout, sur toutes les tables. Il parait que la mémoire olfactive est la plus forte, c'est sans doute vrai, parce que depuis quand je sens l'odeur des clémentines cela me ramène immédiatement dans cette salle des fêtes, et nulle part ailleurs. Sur la table des enfants, il y avait aussi des briquettes Candy'up au chocolat. Il n'y en a jamais eu à la maison, ces soirées-là étaient les seules où j'avais le droit d'en boire, et depuis que le commissariat a décidé de ne plus organiser ces soirées, je n'en ai plus jamais bu.
Après le goûter venait le moment le plus important pour les enfants ; une des collègues de mon papa nous invitait à nous mettre en demi-cercle autour du sapin, et nous chantions pour appeler le Père Noël. Je me souviens qu'elle passait le micro à tous les enfants, un par un, jusqu'au bout de la chanson. Cela ne marchait jamais, on finissait toujours la chanson, le Père Noël prenait son temps. Alors on l'appelait, plus vigoureusement cette fois, tous en chœur, et au bout d'un moment, il arrivait. Comme par magie, le Père Noël était là. Il s'installait sur une chaise en face de nous, puis nous appelait chacun notre tour pour que nous venions chercher notre cadeau, en échange d'un bisou sur sa (fausse) barbe.
Tandis que les enfants s'amusaient avec leurs cadeaux tout juste déballés, la soirée pouvait vraiment commencer. Elle finissait parfois au milieu de la nuit, si bien que beaucoup d'enfants s'endormaient sur les chaises pendant que les adultes dansaient. C'était génial, je voyais tous ces policiers avec mon papa, certains en tenue, d'autres non (papa n'était jamais en tenue ce jour-là), et j'étais tellement fière, j'avais l'impression de flotter.
Passée la béatitude de l'enfance, je ne disais plus à tout-va le métier de mon père ; mes camarades collégiens n'en savaient rien, mais puisqu'il est de coutume d'échanger ce que font nos parents dans la vie avec nos amis alors mes amies étaient au courant, elles. Parfois, il m'arrive de penser que j'aurais mieux fait d'inventer autre chose, n'importe quoi du moment que ce n'était pas ça. Etrangement, elles ne m'ont jamais vraiment embêtée avec ça, enfin peut-être un peu, mais rien de vraiment problématique, jusqu'au jour où cette information a failli me coûter un œil.
J'étais en troisième. C'était le début de l'année scolaire, et nous avions une heure d'étude. Dans le collège, il y avait une salle nommée « le foyer », qui comportait quelques tables, des fauteuils, des livres, et même un babyfoot. De temps en temps, les surveillants autorisaient une classe à se rendre au foyer durant une heure d'étude. Les troisièmes n'avaient que rarement ce privilège, car les surveillants estimaient que l'enjeu du brevet était trop important pour nous octroyer un moment de détente. Par chance, puisque l'année commençait tout juste et que nous avions encore bien le temps de réviser avant l'échéance, ce jour-là notre classe a eu le droit d'investir le foyer une heure durant.
Le foyer était situé dans le même couloir isolé que celui qui menait à la salle de musique, cependant nous n'étions pas totalement libres pour autant : l'autre bout de ce couloir donnait sur une sorte de hall dans lequel, juste après le virage de l'accès aux toilettes, se trouvait la vie scolaire. Les surveillants faisaient des aller-retours très réguliers, soit pour nous dire de baisser d'un ton, soit pour vérifier que notre silence n'était pas synonyme de la conception d'un plan pour faire sauter l'établissement.
Ce jour-là était comme les autres, je subissais mon calvaire habituel, quand tout à coup, un de mes camarades a commencé à expliquer à l'assemblée que son père venait de perdre des points sur son permis. Il s'était fait arrêter sur la route nationale non loin du collège, avec une vitesse excédant les 25km/h au-dessus de la limite autorisée si ma mémoire est bonne, et avait vu deux points se retirer de son permis. Bien sûr, il était rentré en maudissant les flics de toutes ses forces, et avait transmis sa haine à son fils, qui dorénavant maudissait également les flics, même si les raisons lui échappaient totalement.
Je l'entendais maugréer que ces sales flics étaient des pourritures qui avaient retiré des points à son père pour rien, quand Manon s'écria : « Ah ben si ça se trouve c'était le daron de la crotte qu'il a vu ton père, il est flic ». Il y eut un silence de mort dans la pièce.
« - Il est flic ton père ? répéta mon camarade en s'avançant doucement vers moi, le visage crispé d'un rictus haineux qui soulignait son regard de plus en plus noir.
- Oui, répondit pour moi Océane. »
Je voyais à son regard qu'elle jubilait, la tension semblait se durcir un peu plus chaque fois qu'elle heurtait un mur, elle était presque palpable. Tout le monde s'était tu, tout le monde m'observait, et Océane jubilait. Elle savait que la tension allait craquer, elle savait que j'allais payer.
Tout doucement, sans que personne n'en eut donné l'ordre, mon camarade et ses amis se rapprochèrent de moi, et m'encerclèrent jusqu'à me coincer dans l'un des angles de la pièce. Ils me poussèrent violemment contre le mur jusqu'à ce que le coup soit si fort qu'il m'en coupa la respiration, puis l'un deux me fit une balayette qui me mit à terre. Je n'entendis pas tout de la conversation qui suivit, cherchant à reprendre mon souffle, mais je n'en eus pas le temps. Ils me bloquaient. Ils me tenaient les jambes et les bras, ils étaient deux par membre pour être sûrs que je ne bougerais pas, et ils riaient, et ils insultaient mon père, ce sale flic. Au-dessus de tous ces visages tordus et effrayants, je vis mon camarade s'approcher de moi, un compas à la main. Le rictus de haine qui déformait son visage le tordait encore plus que les autres, et il s'est penché sur moi en vociférant les insultes et menaces les plus cruelles qu'il connaissait. Il approchait son compas de mon visage en jurant qu'il me crèverait les yeux pour ce que mon père avait fait au sien, ce sale flic.
A ce moment-là, j'aurais voulu hurler, j'aurais voulu implorer sa pitié, j'aurais voulu lui dire qu'en pleine campagne son père avait eu affaire aux gendarmes et non aux policiers, et que mon père n'y était pour rien, mais ça n'aurait rien changé. J'étais coincée, coincée sous leurs corps allongés sur moi, coincée par la pointe du compas qui menaçait mon œil de quelques millimètres, coincée par un regard noir de haine que je ne pourrai jamais oublier. J'étais tétanisée, mais même si je ne l'avais pas été, qu'aurais-je pu faire ? Crier que l'on vienne me sauver ? Leurs rires et leurs insultes auraient largement couvert ma voix, personne ne m'aurait entendue. Implorer le soutien de mes amies ? Manon riait déjà avec eux, et Océane, elle, Océane jubilait.
*
La semaine dernière, aux informations, j'ai entendu l'histoire d'un collégien violemment frappé à l'œil par ses camarades. Je me suis alors rendue sur les réseaux sociaux pour approfondir ces échos, et en entendant ce petit garçon raconter ce qui lui est arrivé, tout est revenu dans mon esprit ; la scène du foyer, je m'en souvenais maintenant, et même plus, je la revivais. Et je suis restée là pendant des heures, à regarder le visage mutilé de l'adolescent. Je n'entendais plus ce que disaient les journalistes, je ne voyais plus que son visage. J'étais terrifiée. Je me disais que ça aurait pu être moi, que ça aurait dû être moi.
J'ai eu énormément de chance ce jour-là, ça s'est joué à une seconde, j'en ai parfaitement conscience. Inquiets du vacarme que mon imminent sacrifice avait provoqué dans le couloir, un surveillant s'était mis en route pour nous réprimander. Je crois qu'ils avaient missionné quelqu'un pour monter la garde. Je n'en suis pas sûre, de là où j'étais je ne pouvais pas le voir, toujours est-il que j'entendis quelqu'un crier qu'un pion arrivait, et qu'au même moment je ressentis une violente douleur dans l'épaule gauche. Mon camarade avait probablement eu peur de ne pas avoir le temps de m'arracher l'œil sans être vu avant l'arrivée du surveillant, alors il s'était rabattu sur mon épaule. Ça fait bien moins de dégâts que sur un œil, un compas dans une épaule, mais la rage qui le consumait l'a conduit à m'en lacérer plusieurs coups avant que tous me lâchent. Quand le surveillant est arrivé, il n'a vu que des adolescents un peu trop enthousiastes au sujet de leur partie de baby-foot.
Les cicatrices de ce jour-là ont disparu, comme s'il ne s'était rien passé, pourtant parfois j'ai l'impression d'avoir encore mal à l'épaule, comme une douleur fantôme qui serait la seule volontaire pour témoigner.
Putain, ce pauvre garçon, ça aurait dû être moi.
Récemment, la haine contre les policiers est devenue générale, sociale, insupportable. Je ne suis plus une enfant, et depuis des années maintenant je suis incapable d'entendre parler de la police, de regarder le moindre reportage mentionnant une intervention des policiers, je zappe, me mets en mode veille, je quitte la pièce, je trouve un moyen, n'importe lequel, pour ne rien entendre ni voir de cela. Ce n'est pas de la honte, oh non, je suis toujours aussi fière de mon père, mais c'est ma limite, je ne peux pas la dépasser. Mon père n'a jamais parlé de son boulot, de ce qu'il y faisait, et tout ce qui est dit aux infos, tout ce buzz porté depuis des années par des gens qui n'ont jamais réellement côtoyé de policiers me fait très peur.
Je pense que les enfants de policiers pourront comprendre ces lignes. Je pense qu'il faut avoir vécu des nuits blanches à attendre que papa rentre sain et sauf pour enfin pouvoir dormir pour comprendre mon ressenti. Mon père connaît la ville et ses débauches alors il a peur pour moi, mais ce qu'il ne sait pas, c'est que j'ai tout aussi peur pour lui.
Il y a quelques mois, il a reçu quatre lettres. Il s'agissait de lettres de remerciements, de considération et de reconnaissance de son travail de la part de sa hiérarchie. Dans ces lettres se trouvait un rapide compte-rendu de quatre récentes interventions qu'il avait menées durant ses dernières nuits de travail. Il m'a autorisée à les lire, et j'en suis restée sans voix, incapable d'exprimer ce que je ressentais. J'y ai appris son grade (même ses augmentations de grade, il ne m'en a jamais parlé), j'y ai lu un aperçu de ce à quoi ressemblaient ses nuits de travail et je me suis sentie si impressionnée, et si fière. J'étais redevenue une enfant, je pouvais à nouveau le dire : mon père avait sauvé des gens au péril de sa vie, c'était là, ce n'était plus une adoration enfantine, c'était vraiment là, marqué noir sur blanc dans cette lettre, mon père était un héros.
Aujourd'hui, l'image collective des policiers est aussi réduite que celle des instits toujours en vacances. Si seulement les gens pouvaient lire ne serait-ce qu'une seule de ces lettres, si seulement les gens se rendaient compte de la réalité du métier, de la réalité des conditions, de la réalité tout court...
Je ne dis plus aux gens que mon père est policier, j'ai bien appris la leçon. Cependant, n'y voyez pas une quelconque forme de honte, loin de là, c'est même tout le contraire. Je suis fière de mon père, de ce qu'il est et de ce qu'il fait, et je ne donnerai plus jamais à personne l'occasion de l'insulter.
Récemment, j'ai vu une vidéo coupée d'un policier réprimandant verbalement un passant. Cette vidéo a été vue et partagée énormément de fois, et les commentaires au-dessous étaient effarant d'agressivité, pourtant, il était plus qu'évident que le montage et la coupe étaient faits pour faire parler. Quelques minutes plus tard, j'ai vu la même vidéo, entière cette fois-ci (on y voit le passant extrêmement agité et particulièrement violent dans ses propos envers les gens qui passaient ainsi qu'envers les policiers présents), et j'ai été frappée de voir qu'elle a été vue autant de fois que la première, mais partagée moitié moins de fois. Ce qui m'inquiète le plus, c'est que tous ces gens qui partagent sans réfléchir (ou pire, en ayant parfaitement conscience que la vidéo est bien coupée) et qui commentent des horreurs sans aucune raison, tous ces gens ont des enfants, et ces enfants vont les imiter puisqu'ils prendront cette attitude pour la bonne. Ces enfants finiront un jour par arracher les yeux d'un camarade enfant de policier, juste parce que papa et maman ont dit que les policiers étaient des merdes (après tout, papa et maman ont toujours raison, non ?). Un jour, cela arrivera vraiment, un jour, le surveillant n'aura pas le temps d'arriver au bout du couloir.
J'ai un message pour les enseignants ; je vous en prie, apprenez-leur, apprenez-leur à faire attention à ce qu'ils voient, apprenez-leur à se méfier du buzz, apprenez-leur à toujours croiser l'information, apprenez-leur à vérifier les sources auprès de personnes concernées, apprenez-leur à se méfier des avis, même ceux de leurs parents, apprenez-leur à rester fiers de qui ils sont. Chers enseignants, je vous en prie, faites attention à vos enfants de policiers.
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