Chapitre 6 : S.O.S
Il parait que c'est provisoire, que la roue tourne, pourtant j'ai vite compris que personne ne m'aiderait.
Lors des campagnes contre le harcèlement scolaire ou les interviews faites à ce sujet, on entend presque toujours que l'ultime solution à ce fléau est la parole, que c'est le seul moyen de résoudre le problème. Les spécialistes en sont tellement persuadés qu'ils misent tous leurs efforts dessus ; tous les podcasts, tous les reportages, toutes les affiches préventives ne mentionnent que ça : parlez-en. Je trouve cela extrêmement hypocrite.
Bien sûr, ils n'ont pas tort, il est évident que personne ne doit rester seul face à cette situation, et que la communication est la clé. Toutefois j'aimerais rappeler au monde des adultes que la communication ne porte ses fruits que lorsqu'on la fait fonctionner dans les deux sens, et que là, leurs stupides campagnes de prévention, à défaut d'être au moins inutiles, sont contre-productives. Je vais probablement illustrer mon explication avec l'exemple de mon histoire personnelle, et je sais que toute généralité n'est pas bonne à faire, toutefois compte tenu du nombre de plus en plus important d'histoires ressemblant à la mienne je pense malheureusement pouvoir en tirer une majorité.
Ce que je peine à comprendre, c'est que je n'ai pas été la première à subir ce genre de mésaventures, cela fait maintenant au moins 20ans qu'on en parle de plus en plus, peut-être même plus que ça, et surtout, depuis le début de la médiatisation du phénomène de harcèlement force est de constater que toutes les histoires sont les mêmes. Partout et depuis vingt ans l'on entend des jeunes adultes expliquer qu'ils ne se rendaient pas compte que leurs relations amicales étaient anormales avant d'y être emprisonnés (je le rappelle, un enfant – ou un adolescent – n'a pas la capacité de repérer cela aussi facilement et aussi rapidement qu'un adulte). Partout et depuis vingt ans l'on voit des jeunes qui sont – ou expliquent avoir été – suffisamment terrifiés par les menaces proférées (et parfois mises à l'œuvre) par leurs camarades pour ne pas oser parler, ou s'ils osaient parler, pour ne pas dévoiler toute la vérité, et ainsi ne dire que ce qu'ils étaient autorisés à divulguer. Partout et depuis vingt ans l'on entend les histoires tragiques de ceux qui ne s'en sont pas sortis, et les récits sur les conséquences dramatiques que cela peut engendrer fusent. Et pourtant, toutes les histoires, ou allez, donnons un peu de marge, 90% des témoignages d'aujourd'hui se soldent de la même façon : les adultes auxquels ils se sont confiés n'ont pas essayé de les aider, ou l'ont refusé, ou ne les ont pas crus, sous prétexte qu'il s'agissait sûrement de simples brimades d'enfants. Cela me met hors de moi. Oui, je sais que les brimades d'enfants existent, j'ai été enfant moi aussi, mais je n'arrive pas à concevoir qu'avec toute l'information et tous les témoignages dont nous disposons à l'heure actuelle il soit encore possible que la parole de ces enfants ne soit pas crue, ou pas prise au sérieux, ou déclarée insuffisamment urgente ou importante.
Alors oui, je trouve ces campagnes préventives axées sur la parole des victimes des plus hypocrites, car elles ont un goût accusateur. Quand je lis les affiches ou entends le discours des « experts », ce que j'entends, c'est que c'est à l'enfant de se sauver, que puisqu'il a peur de parler alors c'est sa faute si sa situation ne s'arrange pas. Je crois que vous oubliez que vous parlez d'enfants. Vous vous donnez bonne conscience en disant que vous ne pouviez rien faire car il n'a pas parlé ou n'a pas tout dit, mais c'est entièrement faux, et il y a bien assez de matière aujourd'hui pour le prouver. En plus de ça, il n'y a qu'à relire mon propos précédent ; la très grande majorité des témoignages rapportent un personnel éducatif n'ayant pas pris les plaintes et les souffrances au sérieux. Alors maintenant dites-moi, parler oui, mais à qui ? et pour quoi faire puisqu'on ne sera pas écouté ? Je pense que vos campagnes se trompent de cibles, et que c'est sur l'ensemble du personnel (et pas seulement les enseignants, notamment au collège) qu'il faut miser. Quand vos élèves sentiront qu'ils ont en face d'eux des personnes de confiance qui sont sincèrement préoccupées par leur sécurité et leur bien-être, quand ils seront certains qu'ils seront écoutés sans être jugés, quand ils verront que vous les croyez, quand ils seront surs que vous ferez tout pour les aider et que vous ne les abandonnerez pas, alors ils parleront.
Malheureusement, je n'ai pas échappé à la majorité, et la CPE de mon établissement avait dû déchirer la page de son dictionnaire qui contenait la définition du mot « empathie ».
Je n'étais pas la seule à vivre un enfer, il y avait d'autres collégiens dont le calvaire était public, bien plus visible que le mien, et pourtant, je ne l'ai jamais vue aider un élève, ni même essayer. Je me souviens même qu'elle et ses acolytes surveillants avaient un petit groupe de collégiens favoris avec qui ils partageaient les récréations. Ceux-là avaient droit à une chaise, des plaids l'hiver et même de quoi gringoter. Souvent je les entendaient partager rumeurs et potins avec les surveillants et la CPE. Bien trop souvent j'ai entendu ces adultes rabaisser les pauvres élèves harcelés devant leur groupe d'élèves préférés, puis rire avec ces derniers. Combien de fois je l'ai entendue dire « oh ça va c'est rien fait pas l'enfant » à un élève rapportant des insultes, ou encore « tu exagères t'as pas mal » à un élève rapportant des coups. Je ne me rendais pas compte de la gravité du problème à l'époque, mais aujourd'hui cela me désole, et me met en colère.
Voilà pourquoi personne ne parlait chez nous. Nous savions que nous ne serions pas crus, nous savions qu'elle se moquerait de nous plus encore, voire même qu'elle encouragerait nos agresseurs. Je ne l'ai jamais vue s'adresser à un élève avec bienveillance ; à chaque fois qu'elle arrivait quelque part, elle hurlait, à chaque fois qu'elle l'ouvrait, c'était pour nous assommer de reproches. Je vois encore son regard, et je trouve tellement ridicule de regarder un enfant ainsi, qu'est-ce qu'elle espérait ? Qu'on la craigne, la vénère et s'agenouille à ses pieds pour prouver sa domination sur nous ? Son regard était pathétique, ce n'est pas comme ça qu'on regarde un enfant.
Un jour, Manon et moi avions égaré par erreur notre groupe classe, et nous ne trouvions pas la salle dans laquelle nous devions passer l'ASSR. Manon avait alors commencé à sérieusement angoisser, et s'était mise à pleurer. Tandis que je tentais de la rassurer, la CPE nous aperçut de l'autre bout du couloir, et nous rejoignit. Après avoir entendu notre explication, elle vociféra à Manon qu'elle était ridicule de pleurer pour ça, et partit sans même nous aider à trouver notre salle.
J'aurais probablement dû parler plus tôt, je veux bien le concevoir, mais la CPE ne faisait déjà rien pour tout ceux dont le martyre était évident, comment, et surtout pourquoi aurait-elle fait quoi que ce soit pour moi ? Comment aurais-je pu me rendre compte que ma situation à moi non plus n'étais pas normale ?
En ce qui concerne les enseignants, c'était la même rengaine : même lorsque l'ensemble des collégiens rapportait sans cesse les mêmes plaintes au sujet d'un professeur, elle ne faisait rien. Elle n'a jamais réagi pour le prof d'anglais, pourtant quand la totalité des élèves l'ayant – ou l'ayant eu – rapportent un comportement méprisant voire insultant, il arrive un moment où les idées d'exagération ou même de coup monté doivent être écartées. Puisque le fait qu'un enseignant rabaisse autant ses élèves ne lui faisait ni chaud ni froid, elle n'a tout naturellement pas accordé plus d'importance au prof de français.
Le prof de français, outre sa difficulté colossale à asseoir son autorité au sein de la classe, n'était pas pour autant incompétent. Il a été mon enseignant durant mes années de cinquième et de quatrième, et je me souviens d'ailleurs avoir adoré le programme de cinquième – en particulier la partie sur le roman médiéval ; j'en suis ressortie avec une grande passion pour les livres anciens et les légendes arthuriennes. Le programme de quatrième, quant à lui, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de le juger, pour la simple et bonne raison que nous n'en avons presque rien étudié. Cette année-là, notre classe s'est transformée en secte n'ayant qu'une doctrine : le sexe. Notre enseignant n'avait sans doute pas l'entourage qui lui permettait d'en parler autant qu'il le souhaitait, alors il en parlait avec ses élèves, avec nous. Nos heures de cours ne tournaient qu'autour de ça ; il faisait des blagues et des allusions toutes plus douteuses les unes que les autres, et riait à la manière d'un adolescent tiraillé par ses hormones à celles de mes camarades. En permanence, pendant une heure, à toutes les heures. Fini Maupassant, bonjour professeur Phallus. Le sexe était même la seule manière d'avoir une bonne moyenne en français. Pas en couchant avec lui, non, je vous rassure, mais en décrivant des activités érotiques dans les rédactions. Ainsi, un de mes camarades, qui avait écrit dans sa copie qu'il adorait se baigner nu dans les eaux la nuit et qu'il appréciait par-dessus tout tremper son pénis dans du yaourt, avant récolté la maudite note de 14,5/15. Je me souviens de cela car le prof avait pris un grand plaisir à nous lire cette dissertation à voix haute : je vois encore le pourpre lui monter aux joues, et je suis contente de ne pas avoir baissé le regard jusqu'à son pantalon. Pour couronner le tout, et pour que vous puissiez comprendre l'image de la secte, nous avions un « dieu » du sexe. C'est un de mes camarades qui l'a inventé et dessiné pour la première fois ; il l'avait ensuite montré à l'enseignant, qui avait évidemment validé l'idée avec grand enthousiasme. Je me souviens parfaitement de ce à quoi il ressemblait. Je ne suis pas très douée en dessin (vraiment pas), mais si vous me laissez un peu de temps, je suis encore capable de vous en esquisser les moindres détails. Il avait la tête de Sid, dans L'Âge de Glace, un corps d'hippopotame, des jambes de cheval, et bien sûr, des attributs sexuels masculins énormes. Il avait même un nom, mais je ne m'en souviens plus. Au début de chaque cours, mon camarade venait au tableau pour le représenter. Et à chaque fois, le prof de français effaçait les attributs sexuels pour en dessiner de plus gros. Ensuite, lui et mon camarade s'agenouillaient devant le tableau, puis embrassaient le sol comme on se prosterne devant un Dieu.
A l'époque, je savais que cette situation était anormale, mais je n'en saisissais pas la gravité ; je trouvais surtout cela particulièrement lourd et usant. Aujourd'hui, je n'arrive pas à croire que cela se soit réellement passé, et surtout, que cela ait autant duré. D'autant plus que la CPE était au courant, c'était obligé. Tout le monde en parlait ; il faut dire que c'est assez exceptionnel comme manière de faire cours, et que cela émoustillait beaucoup les jeunes garçons. Tout le monde en parlait. Je suis absolument certaine d'avoir entendu à plusieurs reprise mes camarades raconter le contenu des heures de français à un surveillant. Je sais bien que les surveillants sont souvent jeunes, mais quand même, je ne comprends pas comment ils ont pu laisser passer ça. Puisque ces cours particuliers n'ont pas suscité davantage d'émotions, il est inutile de dire que même lorsque j'ai entendu un camarade rapporter que ce prof était toujours étrangement et sans cesse collé physiquement à moi, ainsi qu'à un autre élève de ma classe, cela n'a affolé personne.
*
Dans mes souvenirs, j'ai commencé à réaliser que ce que mes amies et les Autres me faisaient subir n'était pas normal au cours de mon année de quatrième ; c'est également cette année-là que j'ai su que personne ne voudrait me venir en aide, à moi.
Durant mon année de quatrième, en février précisément, toutes les classes de quatrième partirent pour l'Angleterre. L'établissement organisait ce voyage d'une semaine tous les deux ans (si vous tombiez l'année creuse, alors vous partiez ailleurs en troisième). Nous étions partis un dimanche matin aux alentours des 5H, et nous arrivâmes à notre destination à 22H. L'avant-veille du départ, je m'étais fait un torticolis. Ce n'est pas bien méchant un torticolis, mais ça tiraille tout de même quelques jours, et la douleur m'a laissé un souvenir amer de ce long voyage en bus.
Au programme du lendemain, le lundi, c'était visite pédestre de Londres. Malgré un peu de pluie, c'était génial, enfin, c'était génial jusqu'à ce qu'Océane se torde la cheville. Cela lui arrivait très souvent, elle avait une hyperlaxité des articulations, et se faisait très régulièrement des entorses de toutes les parties du corps que l'on peut imaginer tordre ; je ne l'ai pas souvent vue sans aucune attelle. L'ennui, c'est que comme cela s'est produit en tout début de voyage, elle n'avait pas d'attelle, et elle avait mal. Alors je l'ai portée, ou plutôt, je l'ai soutenue à la force de mes bras autant que je pouvais. Je sentais mon torticolis déchirer mes muscles cervicaux sous les patchs posés par le kiné, mais je pensais à sa douleur, alors je n'ai rien dit, et je l'ai supportée ainsi toute la journée.
Cela n'avait d'ailleurs pas plu au reste du groupe ; Manon m'en a énormément voulu, elle m'a vivement reproché d'avoir tenté de lui prendre sa place. C'était totalement faux bien sûr, c'était un acte de pure amitié envers Océane ; et j'étais bien trop bas dans la hiérarchie pour pouvoir prendre la place de Manon du jour au lendemain de toute façon. Le pire dans tout ça, c'est que tout le monde savait très bien que si je ne l'avais pas fait, Océane m'aurait fait la misère.
Je crois que la météo de Londres ne m'a pas très bien réussi, car je suis tombée malade en milieu de semaine. Rien de bien grave, mais j'étais épuisée, et avec le programme chargé que nous avaient concocté nos professeurs, le jeudi soir, je ne tenais plus debout. Puisque c'était le dernier soir (nous sommes rentrés le vendredi dans la soirée, alors ce soir-là ne compte pas), nos enseignants avaient réservé un restaurant pour nous, un fish and chips. Comme il était à une bonne demi-heure de marche du musée duquel nous sortions, et que nous étions quelques-uns à nous trouver dans un sale état, et que c'était le dernier soir, une des professeures avait appelé un taxi pour le trajet. Dans la voiture, il y avait moi, deux autres élèves, et Océane, qu'on avait prise en pitié pour son entorse à la cheville. Le personnel éducatif qui nous accompagnait était composé d'une majorité d'enseignants, et de deux surveillantes, et là c'était Agnès, une surveillante, qui nous avait accompagnés dans le taxi. Retenez bien ce nom, car il va revenir.
Le vendredi matin, nous étions attendus au musée Madame Tussaud, qui soi-disant passant, est plutôt impressionnant, puis nous devions manger dans un parc à une quinzaine de minutes à pied de l'établissement. Les professeurs avaient été particulièrement vigilants à ce que nous fussions rangés deux par deux lors de cette marche, car les trottoirs étaient grandement réduits par des travaux. C'est Océane qui se tenait à mes côtés ce midi-là. Au bout de quelques temps, Agnès s'approcha de notre partie du rang, et se positionna au niveau d'Océane. Voyant qu'elle marchait sans aide à la même allure que tout le monde, elle déclara « Et ben dis donc, elle est courageuse Océane de marcher comme ça malgré son entorse, et avec le sourire en plus ! ». Puis elle se tourna vers moi, qui crachais mes poumons, épuisée et encore abattue par la fièvre. Elle me lança un regard accusateur dont je ne saurais dire s'il débordait plus de mépris ou de dégout, et ajouta « pas comme certaines, n'est-ce pas ? ».
A ce moment-là, même la fièvre ne m'avait pas fait perdre suffisamment de lucidité pour que je l'ignore, à ce moment-là je réalisai que personne ne prendrait ma souffrance au sérieux. Jamais je n'oublierai ce regard.
Ce qui me révolte le plus dans cette histoire, c'est que ce jour-là Océane n'avait plus mal, et depuis longtemps même. Ses entorses à répétitions étaient réelles, et je ne nie pas sa douleur des premiers instants, mais elle avait la chance de n'avoir plus mal du tout au bout de deux ou trois jours. Elle continuait de porter ses attelles jusqu'à la fin de la prescription du médecin, mais elle n'avait plus mal. Je le sais parce qu'elles nous le disait, parce qu'on ne décide pas de ne pas prendre ses béquilles un jour car on n'en a pas envie et de les réutiliser finalement le lendemain car « des béquilles ça fait stylé », et parce qu'on ne retire pas son attelle du genou pour pouvoir courir dans la cour durant la récréation parce que cela nous manque quand on est encore terrassé par la douleur. Elle-même, elle disait qu'elle pourrait enlever ses attelles bien avant la fin de la prescription médicale, mais elle ne le faisait jamais. Mieux que ça, elle en jouait. Les autres collégiens ne savaient pas qu'elle n'avait plus mal, alors quand ils la voyaient se servir du membre affecté malgré tout, ils la plaignaient, et l'admiraient, et elle en jouait. Elle aimait ça. Elle aimait qu'on la plaigne, elle aimait qu'on lui dise qu'elle était courageuse de monter et descendre les escaliers tout au long de la journée malgré ses entorses. Je la connaissais bien, et je voyais à son regard que cela l'amusait qu'ils ne se rendent pas compte qu'elle ne ressentait plus aucune douleur (et bien souvent, elle venait nous le confirmer après coup en riant). Elle aimait ça. Plus encore ; elle en avait besoin.
C'était sa plus grande technique de manipulation, et c'est aussi la raison qui fait qu'encore aujourd'hui je n'arrive pas à lui en vouloir du mal qu'elle m'a fait, car je me suis toujours dit que pour en arriver là où elle est arrivée, il y avait forcément un problème. Elle avait réellement besoin qu'on la plaigne, qu'on l'admire, qu'on loue son courage. Elle allait toujours plus loin dans le mensonge, toujours plus loin dans la fausse souffrance, jusqu'au jour où j'ai cru l'avoir tuée.
Lorsque j'étais au collège, il y avait un souci dans ma famille (dont je ne parlerai pas ici, ce n'est pas le sujet) qui obnubilait mes pensées. Puisque je n'avais pas le droit de parler dans l'enceinte de l'établissement, j'avais encore moins le droit de me plaindre. Ça, ça ne me dérangeait pas : je n'étais vraiment pas du genre à me plaindre. Cependant, un jour je ne parvins pas à cacher mon inquiétude quant à cette problématique familiale, et Océane m'avait alors sommée de me confier à elle, ce que, soulagée d'avoir enfin quelqu'un à qui en parler, je fis. Ce n'était pas un drame, il n'y avait rien dans mes propos qu'une adolescente de 13 ans ne puisse pas supporter, mais j'aurais tout de même mieux fait de le garder pour moi. A la fin de mon discours, la réaction d'Océane fut de me dire que de me savoir embêtée par ce problème la rendait malade, et la peinait tellement qu'elle voulait se suicider. Dans les jours qui suivirent, cette menace devint de plus en plus grande, et le vendredi soir, par SMS, elle fit mine d'avoir passé à l'acte. J'avais fini par appeler chez elle, morte d'inquiétude, mais personne ne m'a répondu, de tout le week-end. Et elle est revenue le lundi matin en riant, et en se moquant ouvertement de moi car j'y avais cru. Oui, j'y ai cru, j'ai eu extrêmement peur ce week-end-là ; une de mes meilleures amies était morte à cause de moi. J'imagine la joie qu'elle avait dû avoir, je la vois très bien devant son combiné, observant mon numéro s'afficher sans cesse sans jamais décrocher, jubilant à la dernière sonnerie, je la ressens encore qui se nourrit de mon angoisse.
Puisque la question risque de vous traverser l'esprit : oui, j'avais alerté le personnel éducatif de ses intentions suicidaires. Et puis, même si je ne l'avais pas fait, ils n'auraient pas pu passer à côté : elle avait persuadé le collège entier que c'était moi qui l'incitais à se suicider, et que si je n'arrêtais pas bientôt mes menaces, elle le ferait. Je crois que de toutes les rumeurs que l'on a propagé à mon propos en quatre ans, celle-ci fut la plus dévastatrice.
Toujours est-il que oui, j'avais alerté une surveillante lors d'une récré. Il n'était pas difficile de comprendre qu'il se passait vraiment quelque chose ; j'étais en larmes, Océane était en larmes, Manon et le reste du groupe (qu'elle avait placés au même niveau que moi dans cette histoire) l'étaient aussi. D'abord inquiète, la surveillante s'était empressée de demander à Océane si ses envies de suicide étaient réelles. Lorsque celle-ci lui répondit que oui, la surveillante rétorqua immédiatement que ce n'était rien, que c'était l'âge, et que ça allait passer. J'étais à côté, je me souviens si parfaitement de ce moment que je peux même vous dire comment elles étaient habillées : elle lui a dit que ce n'était rien, et que ça allait passer. Ce n'est jamais allé plus loin, personne ne lui en a jamais plus parlé, ils n'ont même jamais évoqué cela avec ses parents.
Je ne sais pas si Aurélie (la surveillante) avait remarqué la fausseté des déclarations d'Océane, mais même si c'était le cas, ce ne sont pas des paroles à prendre à la légère, surtout venant d'une enfant. Personne ne déclare jamais vouloir se suicider pour rien, même si l'intention réelle n'est pas là. Ils n'ont rien fait pour elle, qu'auraient-ils bien pu faire pour moi ?
Il y avait des signes de ma souffrance, pourtant. Certes, mes notes n'ont jamais décliné (c'est souvent donné comme le premier « symptôme » du harcèlement), mais il y avait mon mutisme. Les enseignants avaient remarqué que mon enfermement était excessif, que je ne levais jamais les yeux, que je faisais tout pour m'effacer, et que je parlais le moins possible. Je le sais car certains me l'ont dit. Ces profs-là m'ont dit que j'étais impressionnante de vide et de silence, mais ne se sont jamais dit que mon silence pouvait cacher autre chose que du vide.
Et puis, il y avait les maux de tête. Ils étaient apparus dès la sixième ; au départ les enseignants s'étaient inquiétés, et je leur avais dit que ces douleurs étaient causées par mes appareils auditifs (enfin, pas directement par mes appareils auditifs, mais par le fait qu'ils rendaient les brouhahas des couloirs, du self et de certains cours insupportables). Je n'avais pas menti, mes appareils auditifs rendaient vraiment ces bruits de fond difficilement supportables, mais aujourd'hui je sais que ce n'était qu'une demi-vérité. Au fil des années, ces maux de tête se sont accentués jusqu'à devenir chroniques, quasi-permanents, invivables. Ils apparaissaient au cours de la matinée, et disparaissaient complètement pendant le trajet de bus du soir. Comme je n'avais pas le droit de me plaindre je ne disais jamais que j'avais mal, mais la douleur était de plus en plus forte, et j'avais de moins en moins de facilité à retenir les grimaces de douleur. A chaque fois que je laissais échapper ne serait-ce qu'un infime rictus de douleur, mes amies réprimandaient mon attitude d'un coup à la tête ou dans les côtes. En troisième, lorsque même respirer dans ce collège m'était devenu insupportable, il m'arrivait parfois de pleurer de douleur en classe, voire de m'en arracher les cheveux. Les enseignants le voyaient, ils ne savaient pas qu'à chaque larme échappée répondait un coup de compas bien placé, mais ils voyaient que je souffrais, et ils ne s'en sont jamais inquiétés. Ils ont assisté à ma déchéance, ils m'ont vu en avoir des vertiges, ils m'ont vue en avoir du mal à bouger, mais personne ne s'est inquiété. Ou sans dire de s'inquiéter, après tout, j'avais déjà donné une raison à ces maux de tête trois ans plus tôt, ils ne sont jamais venus ne serait-ce que me demander si j'allais bien, si j'avais besoin d'aide, si ça allait aller.
*
Durant mon année de troisième, vivre dans l'ombre de l'enfer m'était insupportable, et chaque journée passée au collège était un véritable supplice. Parfois, pour respirer un peu, j'allais me cacher dans les toilettes. L'accès aux toilettes était réglementé, nous n'avions le droit d'y aller que durant les récréations (et pas durant le temps de midi tant que les deux services n'étaient pas terminés, allez savoir pourquoi), et nous devions y aller un par un. Il y avait toujours un surveillant posté à la porte de la cour pour gérer les passages aux toilettes. La plupart du temps, ils nous laissaient tout de même y aller trois par trois et non un par un, mais toujours est-il que personne d'autre que les élèves autorisés ne devaient se trouver aux toilettes. Alors rapidement, je me suis fait prendre. J'aurais pu me cacher ailleurs me direz-vous, mais lors des récréations nous avions interdiction de rester à l'intérieur de l'établissement (j'ai essayé de m'y cacher quand même au début, mais la CPE faisait toujours le tour des couloirs en début de récré pour virer les retardataires), et la cour était bien trop petite pour pouvoir se cacher.
C'est Agnès qui m'a prise en flagrant délit de stationnement aux latrines. Paniquée, j'en suis sortie en larmes, et elle m'a alors fait conduire à l'infirmerie. Je suis incapable de mentir, alors j'ai parlé à l'infirmière. Néanmoins, j'étais bien trop apeurée à l'idée de ce que les Autres pourraient me faire si je venais à tout avouer, donc je me suis contentée d'évoquer les insultes et les humiliations. Je n'ai rien dit des rumeurs, des coups, des incitations au suicide, des menaces de mort, etc. Je sais bien que si on compare avec la réalité, je n'ai pas dit grand-chose, et accusez moi d'être responsable de mon malheur si vous voulez, mais l'adulte que je suis aujourd'hui estime que lorsqu'un enfant raconte les insultes violentes et quotidiennes qu'il subit ainsi que des épisodes très fréquents d'humiliation collective, c'est suffisant pour agir.
Il ne s'est rien passé. A la fin de l'entretien, l'infirmière m'a assuré que la CPE en entendrait parler, et qu'elle m'aiderait. Je sais que l'infirmière en a vraiment parlé, que ce n'est pas elle la faille, car dans les jours qui ont suivi et pour la première fois en quatre ans, la CPE me regardait. Elle ne faisait jamais attention à moi, comme elle ignorait la grande majorité de ses élèves, mais là elle me regardait, je voyais son regard méprisant et accusateur partout où j'allais. Mais il ne s'est rien passé. Elle ne m'a jamais aidée, ni même convoquée. Elle ne m'a jamais parlé de ce que j'avais dit à l'infirmière. Je ne sais pas pourquoi ; peut-être ne m'a-t-elle pas crue ? Après tout, il est vrai que de l'extérieur je semblais parfaitement intégrée malgré mon attitude plus que renfermée. Peut-être a-t-elle pensé que j'exagérais, que la réalité n'était pas aussi grave que mes déclarations, que ce n'était que des brimades d'enfants ? Je n'en ai aucune idée, et quelle que soit la raison, cela ne change rien au fait qu'il ne s'est rien passé.
Si j'ai parlé à l'infirmière, c'était uniquement car elle m'a posé la question, et que je suis incapable de mentir. Quand elle m'a dit que la CPE m'aiderait, je suis ressortie de son bureau sans y croire. Je savais qu'elle ne ferait rien pour moi comme elle n'a jamais rien fait pour tous les autres, et je ne lui faisais pas confiance, mais je dois avouer qu'il y avait tout de même une partie de moi qui espérait que je me trompais, une partie de moi qui espérait qu'elle viendrait, une partie de moi qui l'attendait. Les semaines qui ont suivi cet aveu ont été particulièrement éprouvantes ; je voulais que la CPE m'aide, mais si elle le faisait cela signifiait qu'elle allait convoquer mes amies, et qu'elle me demanderait de dénoncer les Autres, et cela me terrorisait. J'avais si peur de leur réaction s'ils venaient à apprendre que j'avais parlé que j'étais constamment sur le qui-vive, et ce particulièrement le soir à la sortie de l'établissement, moment où la bande était entièrement groupée derrière le portail, prête à m'éliminer. J'ai passé des semaines à attendre dans la plus oppressante des peurs qu'il se passe quelque chose, j'ai passé des semaines à avoir réellement peur pour ma vie tous les jours, et il ne s'est rien passé. Elle n'est jamais venue. Je l'ai attendue pendant des semaines, guettant le moment où son regard accusateur s'approcherait de moi, mais elle n'est jamais venue. Au bout d'un moment, j'ai fini par me faire à l'idée qu'elle ne viendrait pas, que j'avais peur pour rien, que j'attendais pour rien, qu'elle ne me croyait pas, et qu'elle ne m'aiderait pas. Et à ce moment-là, quelque chose s'est brisé en moi. Elle m'avait abandonnée à mon sort. Je n'avais plus aucune issue, plus aucun espoir, plus aucune ressource. Tous les adultes ignoraient ma souffrance, ou ne voulaient pas la voir, et maintenant voilà qu'elle qui en avait eu la preuve, voilà qu'elle aussi m'avait laissée tomber. Elle m'avait abandonnée.
Je sais pourquoi vous tenez tant à rendre les enfants responsables de leur sort dans vos campagnes, pourquoi vous insistez tant sur leur parole ; vous préservez votre égo de ce qui leur est arrivé. Si cela peut vous rassurer, les enfants savent que vous n'y êtes pour rien. Vous devez aussi probablement penser que le harcèlement scolaire est une fatalité contre laquelle on ne peut rien, et que tout effort sera forcément vain. Là-dessus, je me dois de reconnaître que certaines situations vont vraiment très loin, et j'ai conscience que la masse est extrêmement difficile à éradiquer. Mais le fait que vous n'y puissiez rien, ça non, je ne peux pas vous laisser dire ça.
Je savais bien même à l'époque que la CPE n'était pas responsable de mes malheurs, je ne lui en ai d'ailleurs jamais voulu pour ça, je sais bien que ce n'est pas sa faute si ça a commencé. Je ne lui en ai jamais voulu non plus de ne pas avoir vu qu'il se passait des choses graves ; ils avaient tous été très doués pour le cacher, et moi aussi. En revanche, je lui en veux toujours énormément de m'avoir laissée tomber. Je sais bien qu'étant donné la situation dans laquelle j'étais, et la complexité de la toile qui s'était formée autour de moi, elle n'aurait pas pu faire grand-chose. Elle n'aurait peut-être même rien pu faire du tout, mais elle n'a même pas essayé. Elle s'est contentée de me regarder de son regard méprisant et accusateur. Parfois, un simple regard de soutien, une simple discussion, un simple « je te crois », un simple « je vais essayer » peut tout changer, à l'intérieur. C'est ça qui m'a brisée : elle n'a même pas essayé.
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