Chapitre 5 : Le prix du silence

Il paraît que la vérité sort de la bouche des enfants. C'est drôle, parce que dans la vie courante, la parole des enfants est rarement gage de vérité aux yeux des plus grands. Ils sont connus pour inventer des histoires, tester les limites du possible, alors naturellement, ils se moquent bien de la vérité. Pour les grands, toute parole venant d'un enfant est romancée, tout fait est exagéré, tout est attention à captiver. Cela est certes un peu vrai, mais cela n'empêche pas pour autant la sincérité de se glisser dans leurs discours ; la parole d'un enfant a l'innocence de dépendre de la valeur qu'on lui accorde. Là où les subterfuges parfois grotesques que les enfants inventent pour capter l'attention deviennent logiques, c'est que bien souvent, leur silence a moins de valeur encore. C'est dommage, car il se peut parfois se passer bien des choses derrière un silence.

Je n'ai jamais rien dit. Enfin si, une fois en fin de troisième, mais ça, ce sera pour plus tard. Cela peut paraître incroyable, mais hormis au sujet des rumeurs dont personne ne se préoccupait, mon malheur n'a jamais été remarqué. Je pense d'ailleurs aujourd'hui que c'est ce qui a causé l'inaction à propos des rumeurs ; pas besoin d'agir après tout, j'allais bien.

Aussi improbable que cela puisse paraître, de l'extérieur, rien ne se voyait. Je n'étais jamais seule, j'avais des amies qui m'emmenaient partout avec elles, et même lorsqu'elles n'étaient pas là les Autres étaient avec moi ; de l'extérieur, j'étais parfaitement intégrée. Certes, je n'étais pas vraiment du genre « extravertie », c'est le moins qu'on puisse dire tant il était difficile de croiser mon regard, mais c'était mon caractère après tout ; ils m'avaient toujours connue comme ça, et ça ne m'empêchait pas d'être intégrée. Et puis, j'avais toujours d'excellentes notes, rien n'a jamais changé de ce côté-là, comment aurais-je pu aller mal ? Un enfant qui va mal n'a pas de bonnes notes, j'avais entendu les adultes le dire plusieurs fois.

Je pense que la plupart des adultes seraient surpris de voir avec quelle facilité on peut masquer un coup. En cours, les pincements et coups de compas étaient si furtifs qu'à moins d'être au courant de leur existence, il était presque impossible de les remarquer. Dans la cour de récréation, il suffit de se placer derrière le banc des surveillants pour frapper sans jamais être démasquer, et puis, un coup n'a pas besoin d'être vu pour faire mal.

Ils étaient doués. Ils étaient vraiment très doués pour ne pas se faire remarquer, mais force est de reconnaître qu'ils avaient une complice dans ce silence : moi.

Je n'ai jamais rien dit. Je ne répondais pas à leurs attaques car il n'était pas dans ma nature d'être agressive, et puis surtout, au début j'étais bien davantage peinée par leur situation que par la mienne. Je savais que je ne pourrais probablement pas les aider, mais je voulais les comprendre, les soutenir, alors j'ai laissé faire. Leurs coups étaient ciblés : jamais la tête, c'est trop voyant. Ils visaient les bras, les épaules, le bas-ventre (les côtes étaient trop risquées, j'aurais été obligée de prévenir un médecin s'ils me les avaient brisées), les hanches, les jambes. Ils faisaient en sorte que rien ne se voie, et personne n'a rien vu ; après tout, qui aurait cru que tant de bleus puissent se cacher sous ce gilet que je gardais même l'été ? J'étais frileuse, c'est tout. Qui aurait cru que tant de douleur se cachait derrière ce sourire qui ne me quittait jamais quand je parlais ? J'allais bien, c'est tout.

J'ai fini par me rendre compte que leur attitude n'était pas normale, mais il était déjà trop tard, la toile était tissée, j'étais déjà prise au piège. Très vite, la peur a pris le dessus.

Le silence a un prix. Moi, je le payais de la solitude écrasante qui m'accablait, et eux le payaient de ma vie. Ils me menaçaient. C'était différent des incitations au suicide qui rythmaient mes journées ; ça ce n'était que pur amusement, qu'une manière de briser ma confiance chaque jour un peu plus et se réjouir de voir la culpabilité d'exister m'enserrer toujours davantage. Les menaces, elles, étaient réelles. Ils menaçaient de me tuer si jamais je parlais, ou plus encore, si jamais je laissais le moindre signe pouvant être interprété comme une souffrance quelconque. Il est probable qu'en tant qu'adulte cela semble dérisoire, peut-être pensez-vous qu'il me suffisait de ne pas les écouter et de les dénoncer, que c'était aussi simple que ça, mais quand on est enfant, quand on est dans la toile, le piège est partout, et parler devient votre ticket gratuit pour les enfers. Les menaces sont là pour faire peur, et elles y arrivent.

En ce qui me concerne, elles me paraissaient d'autant plus réelles qu'ils tenaient toutes leurs promesses. Ils ont respecté chacun de leurs engagements à me faire souffrir, ils ont exaucé tous les vœux d'horreur qu'ils m'avaient faits, il n'y avait aucune raison qu'ils ne tiennent pas cette promesse-là. Afin de s'assurer de leur emprise sur moi, ils m'ont un jour donné un aperçu de la limite qu'ils étaient prêts à dépasser pour me détruire.

J'étais en quatrième. La récréation venait de se terminer, et nous attendions dans le rang qui nous était réservé que notre prochain professeur vînt à notre rencontre. J'entendais mes amies parler avec les Autres tandis que je me contentais de regarder le sol, c'était une attente comme une autre. Soudain, j'entendis les Autres se demander ce que cela fait au corps humain si l'on est étranglé. Je ne sais pas d'où leur était venue cette interrogation, mais quoi qu'il en fût, elle devint si sérieuse qu'Océane proposa d'en faire l'expérience, et d'essayer sur moi. Rapidement, et sans que l'on eût prit la peine de me répéter le début de la conversation (bien que pour être honnête, cela ne m'aurait pas servi à grand-chose), les Autres se rassemblèrent autour de moi, visiblement ravis de la suggestion de mon amie.

Océane se glissa alors derrière moi, et m'enserra les bras si fort que je ne pouvais plus me mouvoir. Elle incita les Autres à appuyer, et ils appuyèrent. Je ne sais combien de temps cela dura, mais ce temps me parut une éternité. J'entendais Océane les encourager à presser plus fort, j'entendais son sourire dans sa voix tandis que je luttais, bientôt ralentie par les constellations qui se bousculaient devant mes yeux. Au bout d'un moment, je perdis connaissance. Cela ne dura pas longtemps, probablement quelques secondes tout au plus, et quand je repris mes esprits j'étais au sol, ensevelie une fois de plus par le rire des hyènes.

Le reste de la journée, Océane le passa à me dire combien j'étais moche avec les lèvres bleues, et que je pourrais faire un effort quand même, parce que devenir rouge à ce point-là c'est vraiment ridicule. Elle passa le reste de la journée à me dire combien je pouvais lui faire honte, et combien mon impuissance sous leurs doigts l'avait fait rire.

Je crois que c'est cet épisode qui a réfréné toutes les envies même minimes que je pouvais encore avoir d'en parler ; ils étaient vraiment très doués pour ne pas se faire remarquer, et à ce moment-là j'ai su qu'ils seraient capables d'aller jusqu'au bout de leurs menaces de mort, ou pire encore, qu'ils feraient en sorte de me détruire totalement sans jamais me laisser la moindre chance de pouvoir témoigner contre eux.

Pour pouvoir comprendre pourquoi personne n'a rien vu ce jour-là, imaginez la zone où nous attendions nos enseignants après les récréations comme un carré. Du coin en haut à gauche au coin en haut à droite se trouvaient les classes de sixième et de cinquième, rangées dans l'ordre de gauche à droite (de la classe de 6°A à la classe de 6°E, etc). Du coin en bas à gauche au coin en bas à droite étaient rangées de la même façon les classes de quatrième et troisième. Les professeurs arrivaient du préau, au-devant des classes de sixième et cinquième, et bien souvent, s'ils venaient chercher une classe de quatrième ou de troisième ils se contentaient de faire un signe pour ne pas avoir à traverser la foule des plus jeunes. Les surveillants étaient tous postés au niveau du rang d'étude, tout à droite du carré, à côté de la dernière classe de troisième. Et moi, j'étais en 4°A, en bas à gauche de ce carré, à l'opposé de tous. Puisque mes camarades se sont arrêtés juste à temps, et que je me suis relevée avant que la foule ne s'estompe suffisamment pour que l'on m'aperçoive, dans ce coin hors de la vue des adultes, personne n'a jamais eu le moindre soupçon sur ce qu'il s'est passé ce matin-là.

Depuis ce temps-là, le silence est resté le meilleur moyen de me définir. Je suis cette fille discrète, tantôt mise en valeur pour la sincérité de sa pudeur, et bien souvent enfouie sous les décombres d'un mutisme dévastateur. Il y a cette expression, « réduire au silence », je crois que c'est exactement ça ; j'ai été réduite au silence, forcée de n'exister que par le rien, telle une ombre que la honte elle-même ne voudrait pas porter.

Peu à peu, le fantôme que j'étais devenu a repris des couleurs, mais il me reste tant de choses à retrouver. J'étais pour eux cette fille anormale, bien trop souriante, bien trop aimante, alors ils m'ont pris mon sourire, ils m'ont pris mes passions et toutes les histoires que j'avais à raconter ; ils m'ont pris mon existence toute entière. Ils ont fait de moi ce qu'ils voulaient, m'ont modelée selon leurs désirs, puis ont attendu sagement que cette identité durcisse. C'est étrange à dire, mais je crois que tant que les souvenirs m'étaient hors de portée je n'avais pas de doute ; je ne me souvenais de rien, mais je devais bien être quelqu'un, non ? La suite de mon histoire (que je ne dévoilerai pas dans ce livre) a joué un très grand rôle dans ce sentiment, mais maintenant que je me souviens, je me rends compte qu'ils ont été si forts que moi aussi j'ai oublié qui j'étais. Ils n'ont pas seulement pris mon sourire et mes passions, ils n'ont pas seulement pris mon identité et mon droit d'exister, ils les ont effacés jusqu'à ce que moi aussi je les oublie. J'ai l'impression qu'en réalité, j'erre depuis dix ans, telle un véritable fantôme, telle une coquille vide à l'intérieur, et dont l'extérieur n'est encore que le fruit de ce qu'ils ont fait de moi.

Cependant, je crois que j'ai tout de même un espoir ; ils ne m'ont pas tout pris. Il y a encore une chose qui est restée intacte malgré toutes leurs attaques : mon amour. Ils ont essayé pourtant, oh ça ils ont essayé, mais ils n'ont pas réussi à me prendre l'amour. Cet amour pour les autres, pour les gens, pour la vie, cette fascination pour la moindre chose qui devient magie à mes yeux, cet éclat que j'avais au fond de moi, il y est encore je le sais. Je le sens, il est juste coincé, comme perdu tout au fond, et je n'arrive pas à le faire passer de l'intérieur à l'extérieur.

Au fil de ces derniers mois, par un concours de circonstances que la vie m'a donné, et dont – je le sais maintenant – la rédaction de ce livre fait partie, je ressens cette envie de me retrouver. Je veux retrouver mes passions, toutes celles que j'avais, je veux retrouver ma joie et ma folie, je veux retrouver ma tendresse, et tout ce que je suis ; je veux exister moi aussi. Je veux raconter mes histoires, je veux faire rire et voir briller les yeux, je veux aimer sans crainte toute personne que je croise, comme avant – et qui sait, avoir le droit d'être aimée tout autant moi aussi ? Je veux retrouver les couleurs qu'on m'a interdit de porter, je veux retrouver mon sourire qu'on m'a interdit d'arborer, je veux retrouver mon éclat qu'on a interdit de briller, et j'y arriverai. Pour l'instant, mes envies ne sont qu'idées, et j'ai encore bien trop peur pour parvenir à en faire des réalités. Je suis fragile je le sais, je suis cassée, brisée, et je n'y arriverai pas toute seule. J'ai besoin de temps, je le sais, mais je vous en supplie, attendez-moi ; je veux parler, je veux y arriver, je veux vraiment y arriver. Je vous en prie, attendez-moi, et je vous promets que je retrouverai cet éclat, que je le partagerai jusqu'à ne plus en avoir peur, et que ce jour-là, plus rien ne pourra plus jamais l'éteindre. 

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