Chapitre 2 : Réflexe d'existence
Je crois que si je devais nommer la plus grande conséquence que m'ont laissée ces années, ce serait la peur d'être laissée tomber, ou plus précisément, la peur de ne pas avoir une valeur suffisamment importante aux yeux des gens pour qu'ils pensent à moi, cette peur irrationnelle et dévorante d'être oubliée.
Lorsque vous êtes en bas de l'échelle sociale, ou plutôt, en bas de la chaîne alimentaire, le moindre de vos traits de caractère est un prétexte pour vous mener la vie dure, le moindre de vos défauts leur donne une raison valable de vous dévorer, et vous ronger jusqu'à l'os. Pour ma part, certains diront peut-être que j'étais une cible facile, et ils n'auraient sûrement pas tout à fait tort. J'étais le parfait cliché de la petite intello ; je n'étais pas cafteuse, très loin de là, mais j'étais timide, trop gentille, et surtout j'étais première de la classe. Alors, ils se sont naturellement engouffrés dans la brèche de ma rigueur, jusqu'à ce qu'elle me détruise.
J'ai toujours été pointilleuse. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu cette fâcheuse manie de prendre les choses « au pied de la lettre », de repérer la moindre erreur, de faire les choses avec le plus de précision possible. Cela m'a probablement valu jusqu'à peu ma brillante carrière scolaire : je n'ai jamais eu de mal à comprendre ce que le système attendait de moi, je n'avais qu'à suivre les consignes, appliquer encore et toujours les mêmes méthodes, et ma mémoire s'occupait du reste ; rien de bien compliqué. Ce qui m'a toujours paru si simple ne l'était néanmoins pas aussi systématiquement pour mes camarades, dont beaucoup m'ont dit que mon cerveau était « hors norme ». Je ne sais pas s'ils ont raison sur ce point, mais ce qui est sûr, c'est que mes performances suscitaient de nombreuses passions.
J'avais parfois l'impression d'être une actrice que l'on attend de pied ferme le jour de l'avant-première ; je n'ai jamais voulu donner de show, mais les spectateurs, eux, étaient là. La cour d'école n'exempte pas le business de ses lois, alors plus j'étais bonne, plus on attendait de moi d'être meilleure encore. Je me souviens qu'à cette époque la pression ne me dérangeait pas ; j'avais les capacités de répondre à leurs attentes, alors j'y répondais, sans vraiment de problèmes. L'ennui, c'est que la frontière entre l'admiration et la jalousie est bien plus subtile qu'il n'y paraît.
Je me souviens des coups qu'elles me donnaient. Il faut dire que pour elles, je n'étais jamais assez bien.
C'étaient des boutades amicales au début, presque tendres, cela ne présageait rien. Elles me charriaient un peu quand je ne connaissais pas la réponse à une question, comme on charrie un ami trop festif sur sa gueule de bois du dimanche matin. Peu à peu, ces boutades sont devenues moqueries, et la moquerie est comme la bêtise : elle est contagieuse. Ils me faisaient la misère. A chaque fois que je ne connaissais pas une réponse, ou que je me trompais, ils me faisaient la misère. En classe, lorsque ça arrivait, tout le monde pouffait, me regardait en me disant que « ça craint », que je suis nulle et que je sers à rien si c'est pour dire ça. Dans la cour, mes amies me pointaient du doigt en clamant de leur voix la plus nasillarde que j'avais fait une erreur, et que j'étais vraiment une sacrée merde, toute pourrie, complètement inutile. Alors, j'avais beau commettre une erreur infime, tout le monde en parlait, tout le monde se moquait, et j'étais humiliée, sans utilité.
Moquer mes erreurs était certes drôle, mais vraisemblablement insuffisant, et mes amies ont commencé à me réprimander. En classe, j'étais toujours assise à leurs côtés : elles n'y manquaient pas, je n'y échappais pas. Lorsqu'une question révélait mon ignorance sur le sujet, elles proclamaient que je ne valais rien et que j'étais nulle, et me tiraient les cheveux jusqu'à les arracher. Elles tiraient d'autant plus fort lorsque la question concernait un élément de cours que nous avions vu auparavant et que j'avais oublié, me disant que j'étais tellement nulle que je ne savais même pas utiliser mon cerveau. Cela n'arrivait que très rarement : j'avais une excellente mémoire, je n'oubliais jamais rien, je pouvais réciter mot pour mot une banale leçon écrite deux ans auparavant, je pouvais raconter des discussions entières déroulées il y a plusieurs années dans les moindres détails sans jamais me tromper, même les enseignants me faisaient régulièrement part de leur fascination quant à ma capacité à retenir autant, si vite et si précisément, et quand ça arrivait, quand j'oubliais, j'avais l'impression qu'elles voulaient arracher avec mes cheveux chacun de ces neurones de mémoire qui ne me servait à rien puisque je ne savais pas m'en servir. A chaque fois, j'avais ce sentiment qu'au bout de mes cheveux était arraché un peu de mon identité.
Lorsque cette fois-ci, je me trompais dans ma réponse, elles offraient en écho à ma faute un pincement vif et douloureux au bras, aux côtes ou parfois même à la cuisse. J'ai très vite eu droit également aux coups de compas qu'elles glissaient dans leurs manches pour ne pas être vues, et avec quoi elles punissaient chacun de mes impairs, chacune de mes erreurs de calcul. C'est cela qu'était devenue ma vie : un calcul permanent. Si je me trompais dans un exercice, si je formais mal une de mes lettres et que le « l » dépassait malencontreusement la troisième ligne du cahier, si mon trait à la règle était tremblotant, ou si elles avaient décidé que j'aurais du tailler mon crayon avant car "là c'est trop épais", si je dépassais d'un seul malheureux millimètre sur leur espace de table, ou encore si mon stylo dérapait parce qu'elles m'avaient donné un coup de coude volontaire ( ce qui arrivait souvent), si une chose de cet ordre là arrivait, je prenais un coup de compas.
Rapidement, cette quête du perfectionnisme s'est étendue à la cour de récré, et à tout le reste. Elles étaient constamment sur mon dos, et repéraient la moindre de mes bourdes ; elles n'amenaient pas leur compas dans la cour, mais me tiraient les cheveux, me pinçaient, et me frappaient, systématiquement : c'était le châtiment. Elles me punissaient pour tout : pour une mèche de cheveux de travers, une manche de t-shirt retroussée plus haut que l'autre, pour un éternuement ou une quinte de toux (encore aujourd'hui j'ai parfois du mal à éternuer et tousser « bruyamment » en public, je préfère m'étouffer que de faire du bruit et déranger), pour un bouton d'acné, pour avoir manqué une balle lancée sans m'avertir, pour un frisson car j'étais malade, pour avoir trébuché, pour une phrase qui m'a fait bafouiller...tout ce qui n'était pas parfait était une faute dont je devais immédiatement m'excuser, et que je devais expier de leurs coups.
C'était il y a longtemps, je sais, et je ne sais pas si c'est parce qu'ils ont renforcé un trait de caractère déjà existant ou si c'est par l'omniprésence de leurs représailles, ou peut-être bien les deux, mais aujourd'hui encore j'ai cette angoisse de la perfection au fond de moi. J'essaie de m'en détacher, et j'ai fait d'énormes progrès depuis ce temps-là, mais je rougis encore lorsque je bégaye, je panique encore quand je me trompe (si bien que souvent je préfère ne pas parler), j'ai peur au moindre mouvement de travers que personne ne remarque, je suis bloquée dans un perfectionnisme inutile et exagéré : tout doit être parfait, rangé, calculé, sinon on aura honte de moi.
Comme pour me soulager, mes amies avaient trouvé une solution pour m'éviter les maladresses : elles faisaient tout à ma place. Elles allaient jusqu'à lacer mes chaussures, fermer mon manteau ou même découper ma viande à la cantine, tout en soulignant bien sûr qu'elles y étaient obligées tellement j'étais incapable de faire quoi que ce soit correctement, tellement j'étais bonne à rien. C'est ridicule me direz-vous, je n'avais qu'à riposter et les envoyer balader. La réalité, c'est que j'ai essayé, au début du moins. Je me suis opposée, j'ai contesté et tenté de faire front, mais elles me frappaient de plus belle quand je résistais : sous les coups et les rires du groupe entier, le calcul était vite fait, et j'ai cédé.
Je me souviens qu'ainsi, elles se permettaient de juger chacun de mes faits et gestes, et chacune de mes paroles. Lorsque je disais quelque chose de juste, ou que – je ne sais pas, disons par exemple que je posais mon sac au bon endroit dans la cour au moment de la récréation, elles m'ébouriffaient cheveux, me tapotaient la tête et me disaient que c'était bien d'une voix qui vexerait le chien le plus loyal et le plus débile de la Terre. Lorsqu'au contraire, je commettais une erreur, l'insulte arrivait, et le coup suivait, le coup suivait toujours. Et cela à chaque phrase, à chaque geste, tous les jours, tout le temps.
Depuis ce temps-là et pendant des années, j'ai vécu dans l'attente de ce retour permanent. Je me souviens qu'en seconde, mes nouveaux amis ne comprenaient pas pourquoi je me cachais la tête dans les bras quand je faisais tomber mon stylo ou quand je me cognais contre un mur. J'ai longtemps vécu dans l'attente et dans la peur des coups ; la crainte et le besoin de ce retour se battaient sur chacune de mes paroles, et chacun de mes gestes. Aujourd'hui encore, il m'arrive parfois d'avoir ce foutu vieux réflexe de sursaut lorsque quelqu'un approche sa main de moi un peu trop rapidement. Aujourd'hui encore, et même si je sais que les merveilleux amis que j'ai trouvés ne me feront jamais de mal, j'ai parfois peur quand je trébuche, ou quand je bégaye, ou quand j'ai l'impression de rire trop fort, ou pas assez. Je ne crains plus qu'ils me frappent, je leur fais totalement confiance, mais la confiance a parfois du mal à se battre contre les vieux réflexes, et parfois je redoute qu'ils me trouvent bizarre, nulle, bonne à rien, ridicule, inutile.
Mes amies et les Autres avaient également convenu d'une solution pour m'éviter la honte des bégaiements ou autre mot bafouillé : je n'avais plus le droit de parler. C'est assez drôle quand on sait que ma timidité est une des principales raisons qui ont poussé les Autres à se moquer de moi. Ça a dû commencer un jour où je me suis trompée, je ne m'en souviens plus, mais je me souviens que mes amies me disaient qu'elles allaient parler pour moi car j'allais forcément dire une bêtise, que ça valait mieux comme ça, et que de toute façon je n'étais pas fiable, après tout, comment peut-on se fier à une merde pareille ? Je n'avais plus le droit de parler. L'ennui, c'est que les Autres continuaient de m'insulter et de m'humilier parce que je ne parlais pas assez (souvent, ils s'amusaient à m'imiter, alors l'un imitait une branche d'arbre – ils avaient d'ailleurs commencé à m'aborder en m'appelant « le bâton », alternative à « la plante verte », inutile, encombrante de son silence, gênante – l'autre imitait un caillou, etc. : tout ce qui était de plus silencieux, inutile et dans nos pattes, tout ce qui était comme moi), et l'interdiction de parler qu'ils avaient proclamée leur donnait une raison de plus de moquer mon silence.
C'était si contradictoire que j'en devenais dingue, terrorisée en permanence. Je n'avais le droit de parler que quand on m'y autorisait, et cette autorisation rassemblait la plupart du temps un coup et une insulte voulant dire « eh oh on t'a causé sale merde réponds ou je t'en colle une ». Là où ils s'amusaient, c'est que si jamais je répondais à une question que l'on me posait explicitement à moi avant d'avoir eu cette autorisation, je prenais ces mêmes coups et ces mêmes insultes parce que « toi on t'a pas sonnée ». Comme pour ajouter à l'euphorie de ces échanges, leurs autorisations de parole avait un temps limité (toujours plus court que mes phrases, bien entendu, et jamais identique), si bien que je reprenais toujours un coup parce que mon temps était écoulé, et que je n'avais qu'à me dépêcher. Durant mes deux dernières années de collège, je passais parfois des semaines entières sans jamais dire un seul mot, hormis lorsque les profs m'interrogeaient.
Aujourd'hui encore, j'ai besoin qu'on me pose une question pour pouvoir parler dans un groupe, sinon j'ai si peur de ne pas avoir le droit, de ne pas être légitime ou suffisamment intéressante que même si j'ai quelque chose à répondre, souvent je ne dis rien. J'ai également tendance à parler trop vite, et à ne pas articuler assez, à manger mes mots, comme si la peur de ne pas avoir le temps de finir ma phrase était toujours présente. Je sais aussi qu'il m'arrive de couper très souvent la parole à certains de mes proches en qui j'ai totalement confiance, comme si – encore une fois – sans cela je n'aurais jamais ni le temps ni le droit de dire ce que j'aimerais dire.
*
Je pense qu'il est inutile de dire qu'au collège, les questions qu'on me posait étaient uniquement des prétextes aux moqueries, et qu'en réalité, ils ne voulaient rien échanger avec moi (après tout, je ne servais « même pas à donner l'heure »). Il y avait pourtant un dernier sujet qui m'octroyait le monopole du conseil : les cours. J'étais la meilleure, alors on venait me voir pour ça, en riant bien sûr, parce qu'ils me trouvaient risible, mais on venait encore me voir pour ça. Je répondais aux questions, je corrigeais les exercices et les rédactions, j'étais un agenda-correcteur ambulant. C'était mon seul droit d'existence, droit limité aux autorisations de parole qu'on me donnait évidemment, et qui se réservait aux urgences auxquelles j'étais la seule à pouvoir répondre bien sûr (sinon, pourquoi on s'adresserait à une telle merde ? c'est la honte), mais cela restait quand même la seule chose qui me permettait d'avoir encore des interactions, et de sortir de l'oubli général. Je n'étais plus que ça, je n'étais plus qu'une moyenne.
Il faut dire que je n'étais plus vraiment un être humain. Les Autres se moquaient de moi en permanence, ils m'insultaient plus systématiquement qu'ils respiraient, mais quand ils s'adressaient à moi pour une question réelle, ils ne me regardaient pas. Quand on voulait me poser une question, c'est à mes amies qu'on la posait, et c'est elles qui répondaient, sans jamais me regarder ni me parler à moi. Si jamais elles ne connaissaient pas la réponse alors elles m'autorisaient à leur dire, puis elles le répétaient pour moi. Je n'existais plus ; en plus des surnoms et insultes habituels, j'étais « la fille qui n'a pas de nom » ou encore « la fille invisible », et tout le monde riait. J'étais déshumanisée, personne ne me regardait, on faisait semblant d'oublier mon nom (les seules fois où l'on me nommait c'était « la crotte », sans majuscule évidemment, qui donnerait de l'importance à une telle merde ?), on faisait semblant de ne pas entendre ma voix, on faisait semblant de ne pas me voir jusqu'à me bousculer, on faisait semblant de ne pas m'avoir vu pendant des jours en classe alors que j'étais bel et bien là. J'étais invisible, inexistante, et ils le voulaient. Si jamais quelque chose prouvait que j'existais, ou pire, que je gênais (parce que je n'existais que pour ça selon eux, pour les gêner), j'avais droit aux représailles. Je prenais des coups si je mettais trop de temps à répondre et que je faisais attendre, si quelqu'un avait été obligé de me frôler car j'étais sur son passage, si on m'entendait faire du bruit en respirant : personne ne devait me voir, ni m'entendre, et je ne devais surtout pas déranger ni gêner, en quoi que ce soit.
Puisque j'étais invisible, ma valeur l'était aussi : je ne valais rien de plus qu'un bout de papier vide et froissé qu'on oublie sur un banc, alors souvent, j'étais oubliée. Elles oubliaient mon anniversaire – en réalité, elles connaissaient parfaitement la date, et elles y pensaient très bien le jour-même ; elles faisaient exprès de ne pas me le souhaiter pour ne pas me laisser croire que je valais quelque chose ( je les ai entendues dire ça un jour quand on était en troisième) et me disaient que de toute façon je ne valais pas qu'on se souvienne de moi pour ça. Elles oubliaient de me raconter leurs vacances ou les anecdotes qu'elles racontaient à tout le monde sauf à moi, parce que moi, je ne le méritais pas.
Je me souviens que leurs insultes sont sorties de l'enceinte du collège à partir de la quatrième quand j'ai eu un téléphone portable : je n'avais pas de réseaux sociaux, mais les SMS faisaient l'affaire. Je me souviens que si je ne répondais pas dans les trois minutes à leurs messages les représailles du lendemain étaient douloureuses, mais lorsque moi je leur posais une question ou que je voulais leur dire quelque chose, elles oubliaient de me répondre. C'était systématique, et elles le justifiaient en me disant que c'était inintéressant et que je ne valais pas qu'on perde du temps à me répondre. Je ne valais pas non plus qu'on m'invite quelque part, alors quand elles prévoyaient des crêpes party, elles oubliaient de m'inviter (après tout, qui voudraient s'encombrer d'une telle merde qui viendrait tout gâcher ?). Je me souviens comme elles en jouaient, comme leurs sourires de hyènes me reprochaient combien je ne valais rien et combien c'était honteux d'être avec moi tellement j'étais inintéressante et nulle, et que si je ne m'améliorais pas elles ne me répondraient plus jamais, que si je n'étais pas moins nulle elles ne me parleraient plus jamais de rien, et ne m'inviteraient plus à leurs anniversaires (seules fêtes où j'étais encore conviée, ce qui n'était pas toujours une bonne nouvelle pour moi), elles menaçaient de me laisser tomber en permanence (parfois même elles le faisaient quelques jours, puis revenaient comme des sauveuses), trouvant toujours une bonne raison pour me dire que j'avais de la chance, et que je mériterais qu'elles m'oublient.
Comme si cela ne suffisait pas, il y avait aussi le prof d'anglais. C'était un enseignant en deuxième moitié de carrière que même les autres enseignants détestaient. Les plaintes des élèves contre lui étaient innombrables, et pourtant personne ne les a jamais prises au sérieux ; elles étaient sans doute prises pour des exagérations d'adolescents à qui rien ne plaisait jamais. L'ennui, c'est que dans ce cas, ce n'étaient pas des exagérations. Toutes les plaintes étaient fondées, de l'incompétence au favoritisme, en passant par tous les exemples de phrases qu'il a un jour dites pour rabaisser ses élèves. D'après lui, il faisait le plus beau métier du monde, reste à savoir s'il parlait de l'enseignement de l'anglais ou de la méchanceté.
Avec moi comme avec d'autres, il était odieux. En vérité, j'ai connu un enseignant plus odieux encore, mais il sera l'objet d'un prochain chapitre. Celui-ci se contentait de se moquer de moi lorsque j'étais malade – au collège, j'ai souffert de maux de tête chroniques très intenses, et bien que je ne m'en plaignais jamais, parfois il arrivait que la douleur se lise sur mon visage – en disant haut et fort à toute la classe que j'étais un fardeau. Il avait une haine inexpliquée contre les élèves timides, il disait que ces élèves-là ne servent à rien, qu'ils sont des poids morts, qu'ils ne marquent jamais personne et qu'ils ne font rien de leur vie, alors en plus de me rabaisser lorsque je formulais mal une phrase (ce qu'il faisait avec tous ses élèves), il me répétait sans arrêt que je n'arriverais jamais à rien, et que personne ne se souviendrait jamais de moi.
Honnêtement, je crois que cet enseignant était si méprisé par l'ensemble du collège – moi y compris – que s'il avait été le seul à me dire cela je n'y aurais même pas prêté attention, mais là, il renforçait tout ce que je vivais en dehors de sa classe, et je ne sais si le fait qu'il soit un adulte y est pour quelque chose, mais ses paroles m'ont profondément marquée. Je l'ai eu deux ans de suite, et il a passé deux ans à me rabaisser et m'humilier à chaque interrogation, il a passé deux ans à me rabâcher que j'étais une vaurien dont personne ne se souviendrait (parce qu'après tout, qui voudrait se souvenir d'une vaurien ?), et mes camarades ont passé deux ans à en rire.
Depuis, je déteste les cours d'anglais. J'ai beau avoir eu par la suite des professeurs exemplaires de gentillesse, la simple pensée d'un cours d'anglais me donne la nausée, et la vue d'une salle d'anglais me donne plus de frissons qu'un vent d'hiver. J'ai mis plus de six ans avant de pouvoir retourner dans un cours d'anglais sans que les nœuds présents dans ma gorge et mon estomac ne fassent monter les larmes, et même si je n'en ai désormais plus cette peur irrationnelle, j'y vais toujours à reculons, et je fais toujours les tâches s'y rapportant au dernier moment pour ne pas avoir à y penser : je crois que si je devais sécher un cours volontairement, ce serait celui-là, sans aucune hésitation.
Si l'on parle de harcèlement, on peut dire que le mien a commencé dès la sixième, mais à l'époque la clique n'existait pas encore, et les Autres n'étaient pas encore venus vers moi, ou plutôt, ils n'étaient pas encore venus pour ça, alors malgré les insultes et les rumeurs déjà présentes avant, disons que le réel enfer a commencé en cinquième. J'ai passé trois ans de déshumanisation totale, et durant les années qui ont suivi, je me suis rendu compte qu'ils avaient réussi, ils m'avaient rendue invisible.
La première fois que je m'en suis aperçue j'étais en seconde ; j'ai réalisé que j'avais une véritable phobie de répondre à l'appel des enseignants en début de cours. C'est assez logique quand on y pense : je sortais d'un endroit où je n'avais pas le droit de parler, où toutes les réponses de mes camarades aux professeurs étaient des réponses que je leur soufflais, et puis surtout, je sortais d'un endroit où je n'existais pas, où même mon prénom était inexistant. Je crois que c'est ce qui a causé le blocage, car durant l'appel, qui d'autre que moi pouvait répondre ? L'appel était une preuve que j'existais, l'appel était tellement contraire à ce que je venais de vivre que cela m'angoissait au plus haut point. Alors je le redoutais, et le ruminait, et faisais tout pour parler au bon moment, avec le bon débit et le bon volume, et immédiatement après je guettais les réactions de mes camarades pour savoir si j'avais bien répondu, sentant le cramoisi me monter aux joues. J'ai eu cette phobie de l'appel pendant six ans, ne parvenant à m'en débarrasser qu'en deuxième année de licence.
Dans le même ordre idée, je suis également phobique des tours de table (en particulier dans les salles de classes dites « en U », où tout le monde se regarde). Je me sens de moins en moins obligée de répéter la réponse en boucle sans interruption dans ma tête pour être sûre de ne pas me tromper, mais lorsqu'arrive mon tour je sens toujours les regards pesants sur moi comme on observe une sorcière en cage, comme on observe quelque chose de pas normal, qui ne devrait pas arriver ; j'ai toujours cette impression de prendre trop de place à ce moment, de prendre toute la place, d'être énorme même (comme si je venais de manger le chewing-gum repas dans Charlie et la Chocolaterie et qu'on arrivait au dessert), et j'ai l'impression que je ne devrais pas parler, ou du moins, que c'est ce que tous ces regards sont en train de penser.
Si je vous dis que mes camarades collégiens m'ont fait mettre des vents à de nombreuses personnes au cours des années qui ont suivi mon entrée en seconde, vous ne me croirez probablement pas, mais si ça peut vous rassurer, moi-même j'aurais préféré devoir avouer une impolitesse plutôt que chercher comment diable vous expliquer ça.
Je ne sais pas si c'est parce que j'étais jeune, en pleine croissance cérébrale et totalement influençable, mais je peux certifier que leurs efforts n'ont pas été vains, et qu'ils m'ont réellement rendue invisible, ou du moins, qu'à force de faire semblant de ne pas me voir ni m'entendre, mon cerveau a fini par intégrer l'idée que j'étais invisible. Je ne sais combien de salutations je n'ai pas retournées ni à combien de questions je n'ai pas répondu en étant persuadée que ce n'était pas à moi qu'on les posait. Je pouvais croiser une personne seule dans un couloir tout en étant seule moi aussi et ne pas répondre à sa salutation, car elle ne pouvait pas être pour moi, ce n'était pas possible, elle ne pouvait pas m'avoir vue, ça ne pouvait pas être pour moi. Cela ne m'arrive plus aujourd'hui, mais il m'a fallu du temps pour m'en rendre compte, et encore plus pour stopper ce mécanisme – l'inconscient est sacrément dur à défier Malheureusement, je sais que ce genre de choses m'arrive encore parfois quand je ne suis pas seule ; en groupe, j'ai encore tendance à penser que la question ne peut pas être pour moi.
Si vous ne me prenez pas encore pour une dingue, peut-être puis-je vous raconter ce que je vois dans ma glace depuis ce temps-là. Ils n'ont pas réussi à me créer de complexe (hormis au sujet de mes bras : le tennis avait renforcé ma musculature, et mes bras étaient plus gros que ceux de la plupart des filles, surtout celles pour qui la puberté n'avait pas eu d'effet, mais même ce complexe là a disparu), pourtant les moqueries et insultes au sujet de mon corps ont été plus que virulentes, mais je n'aimais pas les miroirs pour autant. En fait, je ne me reconnaissais pas dans les miroirs. Ils ont passé tant de temps à faire semblant de ne pas me voir, de ne pas me reconnaître, ils ont tant parlé de moi à mes côtés en faisant mine de ne pas m'avoir vue, que pendant des années j'ai pensé que mon visage n'avait pas de forme, qu'il n'avait pas de ces traits définis qui caractérisent les visages, et que de fait, on ne pouvait pas me reconnaître. Cette pensée était si profonde que moi-même je ne me trouvais jamais la même tête, moi-même j'étais incapable de trouver des limites reconnaissables à mon visage. Là encore, j'ai travaillé sur ce problème, mais je dois avouer que lorsque je m'attache les cheveux, il y a encore des jours où je ne suis pas sûre de l'image que me renvoie le miroir.
Ils ont réussi. C'est bête à dire, et je sais qu'avec tout le travail que j'ai déjà effectué ça va beaucoup mieux, et que ça ira mieux encore si je le poursuis, mais ils ont réussi, ils m'ont rendue invisible. Je crois qu'une personne qui ne l'a pas vécu ne peut pas comprendre à quel point c'est vicieux, et à quel point on y croit. Bien sûr, au début les remarques ne nous atteignent pas, mais quand elles sont quotidiennes, intenses, permanentes, on finit par y croire, elles finissent par devenir la vérité. Alors oui, malgré tout le travail que j'ai fait j'ai encore peur quand une personne proche ne répond pas à mon message – j'ai progressé bien sûr, je ne panique plus et plus aussi vite, mais j'ai toujours peur de ne pas avoir été assez intéressante, j'ai toujours peur que la personne en question ne me réponde plus jamais. J'ai peur qu'on ne me souhaite pas mon anniversaire, j'ai peur de ne pas être invitée, j'ai peur des routines qui s'effacent, j'ai peur de ne plus les faire rire, de ne plus les intéresser, de les déranger, d'être un fardeau, de leur faire honte, j'ai peur parfois de me raconter sous peine de les ennuyer autant que j'ai peur qu'ils ne veuillent plus jamais que je leur raconte quoi que ce soit, j'ai peur qu'ils me laissent, qu'ils ne pensent plus à moi, qu'ils ne veuillent plus y penser.
Alors oui, c'est peut-être égoïste, mais j'ai peur d'être oubliée. Pas parce que je veux de la reconnaissance et du pouvoir et je ne sais quoi encore, non, je ne veux pas être au centre de l'attention et je ne veux pas qu'on pense tout le temps à moi (la torture, vous imaginez ?). J'ai peur d'être oubliée car on oublie les gens qui ne valent rien, on oublie ceux qui n'ont pas compté, et ceux qui ont compté négativement (quoique j'ai un doute sur le réel oubli de ceux-là), et je ne veux pas être de ces gens-là, pas pour mes amis actuels du moins. Non pas que je veuille être le centre du monde, je n'ai la prétention de changer la vie de personne, mais il m'a fallu attendre ma deuxième année de licence pour n'avoir que des relations amicales parfaitement saines, et ils m'ont tout appris. C'est grâce à eux que je me suis rendue compte que mes relations amicales du collège (et même du lycée) n'étaient pas normales, c'est grâce à eux que j'ai découvert ce qu'est la vraie amitié, celle pour qui on se lèverait à 3h du matin, celle pour qui on traverserait la France sans hésiter pour seulement quelques heures à leurs côtés, celle pour qui on ferait n'importe quoi. Je sais que j'ai encore beaucoup de chemin à faire, encore plein de choses sur lesquelles je dois travailler, je sais que je peux et que je dois encore progresser pour ne plus être bloquée, pour ne plus avoir peur, pour enfin pouvoir me raconter et me montrer sans crainte d'être ridicule ou gênante, et je travaillerai, car je veux pouvoir les faire rire, oh j'aime tellement les entendre rire, je veux voir dans leurs yeux l'éclat qu'ils m'ont donné. Ils ne m'ont jamais laissée tomber, ils m'ont soutenue quand personne d'autre ne le faisait, ils n'ont jamais lâché l'idée que je pouvais y arriver, alors je veux y arriver pour eux. Je suis parfois maladroite dans mes réactions ou mes expressions je le sais, mais ma gratitude envers eux est infinie : je les aime énormément, bien plus qu'ils ne l'imaginent, alors je ne veux pas qu'ils m'oublient, parce que je veux compter, je veux compter pour eux autant qu'ils comptent pour moi.
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