Chapitre 1 : Amnésie

Le cerveau est un organe fascinant. D'après les dernières études scientifiques, la capacité de stockage de notre cerveau est d'un pétaoctet. C'est un nombre tellement grand qu'hormis pour les quelques neurobiologistes qui s'y sont intéressé cela ne veut pas dire grand-chose, mais j'ai lu quelque part qu'un pétaoctet correspondait à cinq milliards de livres. Cinq milliards de livres de mémoire, et je ne suis pas capable de me souvenir de ce que j'ai mangé la semaine dernière.

En parlant de livres, je dois me rendre à la bibliothèque. J'ai déjà une semaine de retard : si je ne restitue pas aujourd'hui ceux que j'ai empruntés dernièrement, je me verrai refuser l'autorisation de prêt pour tout le mois à venir. Je ferme alors tous les onglets que j'ai ouverts, éteins mon ordinateur, récupère lesdits ouvrages et me mets en route.

Sur le chemin, je sens une douleur aiguë qui tiraille l'arrière de mes chevilles ; j'ai de nouvelles chaussures, de superbes bottes Doc Martens, et leur réputation n'ayant d'égal que leur succès, je déguste. D'un pas claudiquant, je rejoins le muret le plus proche et m'y assieds. Ne plus toucher le sol semble suspendre le tiraillement, et cette accalmie est fort appréciable. Je profite de cette halte pour regarder les gens passer, et les admirer. Le mois de février touche à sa fin, mais le temps n'a pas encore accordé sa clémence ; aujourd'hui le vent souffle fort ; d'un hurlement il soulève les jupons, fait claquer les portières, balaye les trottoirs, s'insinue dans les moindres recoins de l'intimité citadine. J'aime ce temps des mauvais jours, ses couleurs saturées, ses nuages menaçants, j'aime ce ciel qui semble avoir plus d'histoires à raconter que l'homme ne pourra jamais en inventer.

Soudain, l'air prend un goût âpre, le vent me lacère le visage comme le feraient des milliers de lames, et les couleurs de la ville qui paraît devant mes yeux deviennent changeantes, différentes, comme tout droit venues d'un autre monde. Ça recommence. S'empare alors de moi cette sensation si désagréable que ma réalité m'échappe ; tous mes sens sont altérés, l'espace dans lequel je suis est comme flottant, suspendu entre le vécu et le ressenti, bloqué dans un endroit où le cerveau lui-même est coincé entre un corps qui veut raconter et un esprit qui veut oublier. Peu à peu, les images du passé se superposent à celles d'aujourd'hui.

Elles me pointaient du doigt. Il était à peine 8h25, le souffle du matin faisait encore de la buée sur les visages, la sonnerie signalant le début de la longue journée qui s'annonçait n'avait pas encore retenti, et elles me pointaient déjà du doigt.

«  T'as mis ton pull du dimanche la crotte ? s'esclaffa Manon en guise de salutation.

- Tu l'as acheté dans un trou à rats c'est pas possible, renchérit Océane en s'approchant, regarde comme c'est moche ! Tu ressembles à rien ! Déjà que t'es pas aidée...

- Et puis c'est quoi cette coiffure ? Tu espères chauffer qui avec cette raie dans les cheveux ? Ton père ?

- Aussi dégueulasse que la raie de ton cul ! railla Océane en s'avançant encore davantage.

- Allez te vexe pas p'tite pouffiasse, viens ça sonne, 'faut aller se ranger. »

Sur ces paroles, et comme pour me réconforter, Océane passa sa main dans mes cheveux ; bien sûr, elle ne manqua pas d'en arracher une bonne poignée. Elle laissa ensuite le soin à Manon d'ébouriffer ma tignasse jusqu'à ce que les nœuds soient suffisamment gros pour être impossibles à démêler à temps avant le début du premier cours.

Ce jour-là j'étais vêtue d'un pull somme toute assez classique, seulement il était vert, et bien que ce vert ferait fureur aujourd'hui, il faut croire qu'à l'époque oser la couleur dépendait du statut reconnu par le groupe. Bien que cela fut également, et quoique paradoxalement, une des raisons à leurs railleries, mon statut à moi ne me permettait pas ce genre d'extravagance. Quant à ma coiffure, mes cheveux lâchés en un simple carré aux épaules n'étaient parés que d'une séparation en leur milieu, ce qui n'avait pas d'autre but que celui de faciliter leur accroche derrière mes oreilles durant les heures de cours.

Peu importait ce que j'avais sur le dos, peu importait que je m'habille selon leurs désirs ou les miens ; elles trouvaient toujours quelque chose à redire, quelque chose qui n'était pas convenable, quelque chose dont même le mauvais goût aurait eu honte. S'il semble évident que la cordialité de ces rapports matinaux n'annonçait rien de meilleur pour le reste de la journée, je pourrais comprendre que l'on se demande pourquoi je ne suis pas partie. Après tout, je n'avais qu'à décider de défaire cette amitié avant que l'habitude ne s'installe, rencontrer quelques autres aminches et m'embarquer comme une bonne adolescente dans des mésaventures qui auraient donné raison à tous ceux qui disent que « c'est l'âge ». Je ne sais pas si la réalité est plus complexe, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle ne m'a menée ni à la nostalgie, ni à l'alacrité.

Je connaissais l'amitié. J'étais une enfant timide, mais j'avais cette capacité de tisser des liens avec toute personne qui croisait mon regard ; j'ai toujours aimé les gens, tous les gens, et j'ai connu l'amitié. Seulement, lorsque j'ai passé les portes du collège le jour de ma rentrée en classe de 5ème, je n'avais encore jamais connu l'amitié de groupe. C'est fascinant comme cette micro-société que l'on clame haut et fort comme le propre de l'Homme civilisé nous ramène parfois bien plus à l'animal qu'on ne voudrait le croire.

Dans ma clique à moi, il y avait Océane – le chef ; c'est elle qui prenait toutes les décisions, elle qui déterminait la place de chacun dans le groupe et en dehors, et par ce pouvoir, c'est également elle qui décidait du châtiment à infliger, si châtiment il devait y avoir. Il y avait aussi Manon – le sous-chef exécuteur ; elle était la conseillère, mais avec l'accord de la hiérarchie elle aussi pouvait donner des ordres. Lorsqu'Océane ne le faisait pas elle-même, c'était Manon qui avait en charge d'infliger les châtiments. Ensuite, il y avait les subalternes : Alice, Laurine, puis Enzo et Nathan, et même Mathilde. Eux n'avaient d'autres fonctions que celle d'obéir aux volontés de la hiérarchie. Ils participaient à chaque instant de la vie du groupe : les débats, les châtiments, les fous rires et les mauvais coups, mais si leurs avis divergeaient de celui d'Océane alors ils ne comptaient pas, et à moins d'aspirer à descendre d'un rang, les subalternes ne les lui imposaient pas. Enfin, tout en bas, il y avait moi. Les spécialistes d'aujourd'hui parlent parfois de la difficulté des jeunes à trouver quelle est leur place dans un groupe : apparemment ma place à moi était si évidente qu'en quelques semaines seulement le collège entier semblait en être au courant. Peut-être est-ce pour ça que les Autres m'ont abordée ?

Les Autres, ils sont venus vers moi lors une heure d'étude ; bien que mes amis aient tous été dans ma classe durant ces trois années, nous n'avions pas pris la même option, donc parfois je me retrouvais seule en salle d'étude. Cela ne me déplaisait pas, mais au collège, être seul était une ignominie dont il fallait avoir honte. Alors, d'un élan faussement débonnaire, ils m'ont invitée à les rejoindre ; c'était un autre groupe, mais bizarrement, ma place à moi n'avait pas changé.

Je crois que si je ne suis pas partie, c'est parce que je n'ai pas eu le temps de me rendre compte de ce qu'il se passait. Idioties me dira-t-on. Sans doute. Cependant, la rapidité avec la laquelle une toile se forme est parfois surprenante.

Au début, il y a cette personne qui vous fait une remarque, mais cela ne vous atteint pas, vous n'y prêtez pas plus d'attention. Très vite, ils sont quinze autour de vous, et ils vous insultent, vous humilient, et vous êtes pris au piège, vous n'avez plus nulle part où aller. Alors on vous raille sur votre physique, votre caractère, votre poids, vos notes, la marque – ou plutôt la non-marque de vos vêtements, votre manière de les porter, votre acné, votre coupe de cheveux, votre sexualité : la moindre parcelle de votre existence y passe. Et puis un jour, on vous dit que si vous n'aviez pas une petite sœur dont il fallait s'occuper, vos parents se seraient sûrement déjà suicidés par honte de vous avoir comme fille. Un jour, on vous dit que le monde se porterait mieux si vous n'existiez pas.

J'avais onze ans lorsque j'ai reçu ma première incitation au suicide. J'étais assise dans la salle d'étude, en train de prendre un peu d'avance sur les devoirs que nous avions à réaliser, quand de mes camarades me tendit discrètement un bout de papier. Pas plus grand que la paume de ma main, et un peu froissé, il avait été grossièrement plié en quatre. Lorsque je le déployai, j'y lu cette simple inscription : « va te pendre ». Juste sur la droite, ils avaient pris soin de me dessiner les étapes que je devais suivre pour accomplir le geste.

Depuis ce jour, j'en ai reçu des centaines. Et même si au fil des années ces exhortations se sont fait quotidiennes, il y en a certaines qui marquent toute une vie. Je me souviens de ce jour-là comme si c'était hier. J'étais en troisième, rangée avec mes condisciples dans l'emplacement réservé à notre classe en attendant que l'enseignant qui devait nous dispenser le prochain cours vienne nous chercher, quand un de mes camarades me somma de venir le voir. Tandis que je m'avançai dans sa direction, il me remit une corde à laquelle on avait fait un nœud, et proféra : « Je t'ai fait le nœud, tu sais ce qu'il te reste à faire. Si jamais t'es encore là demain, je t'éclate. » Ce soir-là, je suis rentrée chez-moi avec une corde nouée dans mon sac. Ce soir-là, ma détresse était si forte, et j'ai eu si peur, que durant quelques instants, j'ai eu envie de m'en servir. Ce soir-là, mon cerveau l'a oublié pendant huit ans.

*

Le vent s'est calmé, mais la pluie s'est abattue sur la ville depuis déjà cinq bonnes minutes ; je suis trempée, et je commence à avoir froid. Je regarde mes bottes, et me dis que j'ai fait bien du chemin depuis ces années-là. Je n'ai jamais particulièrement aimé la mode, et ne suis encore moins une férue de shopping, mais ce serait mentir que de dire que mes années de collège n'ont pas joué un rôle dans ce désintérêt. Je me suis si longtemps refusé de porter certains vêtements, pensant qu'ils n'étaient pas pour moi, que je n'en avais pas le droit, que je ne les méritais pas. Je n'apprécie toujours pas les virées shopping, mais aujourd'hui, je porte des vêtements que j'aime, dans lesquels je me sens bien ; aujourd'hui je porte de la couleur plus que j'en aurais rêvé, et surtout, aujourd'hui je m'habille pour moi, et plus aucune critique ne m'atteint sur ce sujet-là. Lorsque j'ai eu ces bottes il y a quelques mois, je n'osais pas les mettre. Bien sûr je les trouvais magnifiques, mais elles sont grandes, voyantes, et d'une marque dont tout le monde connaît le prix. Les premières fois, je n'osais les porter que sous un pantalon large qui pouvait les cacher ; cela peut sembler idiot, mais j'avais peur qu'on me voie. Aujourd'hui, même si mes pieds ne s'y sont pas encore tout à fait accommodés, je les porte fièrement par-dessus mes collants et pantalons : j'ai enfin réussi, je n'ai plus peur.

La peur du regard des autres est souvent la première conséquence à laquelle on pense quand on parle de harcèlement, suivie de près par la perte d'estime de soi, et la baisse des résultats scolaires. Les spécialistes le disent eux-mêmes, le harcèlement scolaire « nuit grandement au bien-être et à la réussite à l'école ». Cela est certes vrai, mais c'est une information bien trop incomplète pour leur donner raison. J'ai parfois l'impression qu'au-delà des drames qui choquent les hypocrites du monde entier, les conséquences du harcèlement scolaire sont vues comme un mauvais nuage qui s'arrête à la frontière des établissements.

En ce qui me concerne, je pâtis encore aujourd'hui de bien d'autres conséquences qu'une simple peur du jugement, à commencer par une amnésie quasi-totale des événements pendant plus de huit ans. Quand j'y pense, je me rends compte qu'en réalité c'était comme si le cerveau avait jugé tout cela trop grave pour pouvoir survire correctement et m'y avait interdit l'accès tandis que mon corps, lui, se souvenait : maintenant que moi aussi je me rappelle tout, je m'aperçois qu'il y avait des signes, énormément de signes dans mes réactions, mes comportements, mes peurs. Maintenant que j'y réfléchis, c'est comme si cela clignotait sur mon front en lettres capitales. C'est fascinant comme le cerveau a la capacité de trier les informations que l'on voit.

Souvent j'entends les gens dire qu'il suffit d'oublier, mais après cette expérience, je peux vous garantir que l'oubli ne sauve qu'un temps. D'abord, il y a tous ces signes qui prouvent que le corps, lui, n'a pas oublié tant que ça. Ensuite, un beau jour, sans raison particulière, un beau jour les flashbacks débarquent, un beau jour tout nous revient. Cette expérience là n'est pas des plus reposante, dorénavant la moindre situation me ramène immédiatement au collège, dans des souvenirs plus vrais que le réel, et je me rends compte qu'après tout ce temps, je suis toujours terrorisée. Le temps passe, mais les traces ne disparaissent pas, et certaines cicatrices restent rougeoyantes pendant longtemps, très longtemps. Je ne veux plus que les gens pensent qu'il suffit d'oublier, alors j'ai décidé de raconter mon histoire, pour que plus personne n'aie honte des marques qu'il n'a pas choisi de porter. Je n'ai jamais eu la prétention d'éclairer quelque esprit que ce soit, mais si mon expérience doit servir à quelque chose, c'est à cela qu'elle servira.  

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