Épisode 56

Pendant que l'auto s'éloigne des immeubles en construction, les émotions pleuvent. Des lambeaux de peur se mêlent à la joie d'Ariane, comme du brouillard dans la lumière, et elle regarde en arrière plusieurs fois pour s'assurer que David et ses amis ne les poursuivent pas.

Et si Julien décidait de la ramener chez elle sous prétexte que la police le recherche? Elle se tait et prépare ses arguments, tandis qu'il conduit l'auto sur une petite route, puis une autre plus passante. Il gagne l'autoroute et elle est soulagée de constater qu'il ne prend pas la direction de Montréal, mais vers le nord.

Elle est assise sur le siège du passager et fixe l'horizon. En apparence, elle ne s'intéresse pas à Julien, mais la totalité de son esprit est concentrée sur lui. Ariane se rappelle la forme de son corps, l'aspect de son visage, le tatouage sur sa poitrine, et elle écoute sa respiration. Quand il tourne le volant ou qu'il accélère, chaque signe du mouvement s'inscrit en elle.

David et ses amis sont loin derrière. La jeune femme se sent molle et stressée, heureuse et inquiète.

Elle a tellement attendu Julien, elle a pensé à lui si souvent, le viol et la mort l'ont frôlée, et maintenant ils sont ensembles. Ça ne peut pas continuer. La police va leur tomber dessus, se dit-elle, ou ils vont avoir un accident.

— Comment te sens-tu? demande-t-il.

— Bien.

— Veux-tu que je mette de la musique?

— Non.

— J'habite à plusieurs endroits différents. Certains sont plus confortables que d'autres, mais aujourd'hui on n'a pas le choix. Je dois m'occuper de Poulin.

— D'accord.

La voiture quitte l'autoroute et emprunte des voies secondaires, puis un long chemin de terre.

Elle tourne sur un chemin plus étroit. De chaque côté, des branches frôlent la carrosserie et des cahots secouent l'habitacle. Après quelques minutes, ils arrivent devant une maison en ruine.

La jeune femme est surprise et presque effrayée. Le bois de la façade se détache et le toit déformé. C'est un toit pentu, en plaques de tôle rouillées, et son arête est brisée.

— C'est ici qu'on habite, dit Julien.

Voilà, elle a trouvé la catastrophe qui va les séparer. La maison va s'effondrer sur eux.

— On doit vraiment entrer là-dedans? demande-t-elle.

— Ne t'inquiète pas. On a consolidé la structure de l'intérieur, mais sans redresser le toit pour qu'elle garde son air inhabitable. C'est une ferme abandonnée. Il n'y a pas vraiment de voisins, mais je voulais être prudent.

Derrière la maison, deux granges agonisent. Julien conduit la voiture jusqu'à la seule dont tous les murs tiennent debout et la stationne à l'intérieur.

Le cœur d'Ariane pique un sprint et sa respiration devient difficile. L'ancien garde du corps a posé la main sur la sienne.

— Même s'il n'y a pas de voisins, dit-il, c'est préférable de rester à l'intérieur.

La jeune femme humecte ses lèvres et s'efforce de parler de manière détendue.

— Comment as-tu trouvé la ferme?

— J'ai cherché des maisons isolées sur des images satellites et je l'ai achetée sous un faux nom.

Ils descendent de l'auto et sortent de la grange. Julien est préoccupé et regarde autour de lui, sans doute pour s'assurer que personne n'est venu. L'intérieur de la maison est en bon état, ce qui surprend Ariane. Le mobilier est usé et tout est en bois à part un fauteuil de cuir et un immense divan jaune.

— J'aurais préféré t'amener ailleurs, dit Julien, mais comme Poulin est ici...

— Tout est parfait.

À l'heure actuelle, elle pourrait être morte, alors n'importe quel divan sera toujours confortable. Ils se regardent et la jeune femme se tend.

— Je dois aller voir Poulin, dit-il.

Des visions du prisonnier qui écrase la tête de son ami avec une pierre la gagnent. Elle ne veut pas qu'il s'éloigne.

— Je viens avec toi, dit-elle.

— Non. Sinon, il va raconter à la police qu'il t'a vue durant sa captivité et ils vont dire que tu es complice.

— Dépêche-toi, d'accord?

Julien sourit.

— Pas la peine de me dire ça. Il me dégoûte plus qu'un rat.

Il ouvre une porte et descend un escalier. Tout va bien se passer, se dit-elle. Ils sont seuls, personne ne peut les localiser, Charles Poulin est attaché et Julien en viendrait facilement à bout s'il ne l'était pas. Mais une sensation de froid la gagne.

Des voix lui parviennent. L'une est ferme, l'autre suppliante. Ariane s'assoit dans le fauteuil et se concentre sur sa respiration: elle inspire en deux secondes et expire en quatre.

— Ça va? demande Julien.

Il est remonté et referme la porte.

— Oui.

Elle est tellement soulagée de le revoir. « Je suis complètement folle » se dit-elle.

— Il pleure, dit Julien, et il me jure que, si je le libère, il va donner des millions à ma tante pour la compenser et s'arranger pour que la police me laisse tranquille.

— Tu le crois?

— Je crois qu'il le pense en ce moment, mais je ne suis pas certain que ça va continuer quand il va être chez lui. De toute façon, il ne contrôle pas les enquêtes de la police. Ça ne change rien. Je vais le libérer cette nuit.

Ariane sait qu'elle doit répondre quelque chose, mais aucun sujet de conversation ne lui vient. Un malaise se forme.

Julien la fixe de son regard chaud. Dans la puissance brute de sa carrure comme dans ses yeux, la même volonté animale se lit. Ariane a envie de se blottir contre lui et elle se sent presque en détresse.

Elle baisse les yeux, voit son chemisier qui ne tient que par trois boutons, les fils de ceux qui ont été arrachés, et elle pense à la chemise de Julien et au tatouage qui est en-dessous.

— Je vais te faire visiter la maison, dit-il.

Elle le suit dans l'escalier et ils montent à l'étage. La première pièce est presque vide. Un lit de métal, un couvre-lit vert, une chaise en bois.

— C'est ici que je dors.

Sans savoir pourquoi, Ariane s'approche du lit, et quand elle arrête d'avancer, elle sent les bras de Julien qui l'enlacent.

« Oui! » se dit-elle.

Il la couvre de baisers. Ses mains sont partout et leurs vêtements tombent tandis que le cœur de la femme se démène. Elle brûle d'amour, elle halète, son bas-ventre est humide et elle essaie d'ouvrir sa chemise car elle veut toucher le tatouage.

Ce moment, elle l'a rêvé de multiples fois, mais la réalité est intense et surprenante. Ariane touche la peau du tatouage sans oser l'embrasser tandis que Julien se presse contre elle.

Et puis elle n'ose plus rien faire. C'est la première fois et elle ne sait pas comment se comporter. La gêne la gagne et elle cache ses seins avec ses mains.

— Ferme les yeux, murmure-t-il.

Elle obéit et sent les mains de Julien la guider et l'allonger sur le matelas, puis caresser ses bras, son cou et ses épaules. Des endroits plus doux se réveillent, Ariane veut que les mains se rendent là et elle les sent s'approcher.

Un frisson traverse sa moelle épinière et, de nouveau, elle brûle pour lui. Julien s'allonge contre elle. De toutes ses forces, elle ferme les yeux, pour mieux sentir son corps et toute la vie qu'il a en lui. Les yeux toujours fermés, elle sent la bouche de Julien et ses joues contre les siennes.

— Je t'aime, dit-il.

La voix est rauque, comme s'il était au bord des larmes, et Ariane ouvre les yeux.

— Je veux que tu aies besoin de moi, continue-t-il avec la même émotion.

Elle se rappelle que c'est ce qu'elle lui avait dit, dans la maison où elle était kidnappée, et qui l'avait tellement fâché.

— Moi aussi, dit-il, j'ai besoin de toi. Je ne suis pas capable de vivre sans toi. C'est toi qui m'as redonné envie de vivre, tu comprends? Sans toi, je serais devenu un monstre.

— Je t'aime, dit-elle.

Elle ouvre les bras et se serre contre lui. Enfin, ils peuvent aller jusqu'au bout. Les sensations se multiplient, elles surprennent Ariane et l'homme et la femme deviennent, pour de merveilleux instants, seulement un.

Plus tard, ils reposent sur le lit sans parler, dans la chaleur et la fraîcheur de l'amour.

— Veux-tu vraiment rester avec moi? demande-t-il.

Éberluée, elle se redresse sur un coude et le regarde.

— Mais voyons! Évidemment que je veux rester avec toi!

— Pense à ça quand même. Tu vas devenir une fugitive.

— Ils ne t'ont pas encore arrêté.

— Si on s'y prend bien, dit-il, ils ne nous retrouveront pas. Mais il va falloir être prudents. Changer notre apparence. Te trouver un nom et une identité.

Chaque jour avec lui sera une récompense, pense-t-elle.

Julien s'agenouille près d'elle et Ariane frissonne de plaisir parce qu'il dépose des bisous partout sur son corps. La bouche remonte le long du bras et s'attarde sur les cicatrices de mutilation, puis sur un bleu que David lui a fait.

Il voulait la détruire parce qu'il ne pouvait pas l'avoir, réalise-t-elle. Les Poulin sont des destructeurs.

— On va commencer par profiter de la vie, dit Julien.

— Et ensuite, dit-elle, j'ai une bonne idée de ce qu'on pourra faire.

La planète est en train de crever et les gouvernements se traînent les pieds. La situation est urgente. Une approche à la Julien s'impose.

[prochain et dernier épisode dans quelques instants...]

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