Le père d'Ariane quitte la chambre et l'adolescente s'y enferme, mais elle n'a pas le temps de se calmer. Moins de cinq minutes plus tard, il est de retour.

— Ariane, dit-il en frappant à la porte.

— Quoi!

La réponse est comme un océan glacé.

— Les détectives veulent te parler. Ils sont en bas.

Les hommes qui ont menacé de la traîner en cours pour refus de collaborer! Un bloc de ciment écrase Ariane. Étourdie par l'inquiétude, elle sort de sa chambre et descend, en compagnie de son père, jusqu'au hall d'entrée. Les deux détectives se tiennent près de la porte, massifs, enveloppés de leurs longs manteaux d'hiver.

La jeune fille scrute leurs visages, mais ils ne révèlent rien. Impossible de savoir s'ils vont l'arrêter.

— Ça va? lui demande Rhinocéros.

— Oui, prétend-elle. Et vous?

— Julien Tellier, dit-il.

Elle se crispe. Ils ne sont quand même pas venu lui annoncer son arrestation?

— Julien Tellier quoi?

— C'est le nom de ton ravisseur.

Elle se tait.

— La situation a beaucoup changé, continue le détective. Maintenant qu'il est identifié, il va être arrêté d'une heure à l'autre et risque de passer la plus grande partie de sa vie en prison. Nous sommes toujours intéressés à ton témoignage.

— Je ne veux pas! s'écrie-t-elle. Je ne veux plus vous parler, il me semble que j'ai été claire?

— Ariane! dit son père.

— Collaborer est dans ton intérêt, continue Rhinocéros. Tu devrais en discuter avec ton père.

— Je ne veux pas le mêler à ça!

Orang-outang intervient.

— T'es tu trouvé un avocat?

— Non.

Il pousse un soupir excédé.

— Tu attends quoi? Qu'on t'oublie? Désolé mais ça n'arrivera pas. Trouve-toi un avocat le plus rapidement possible et les nôtres vont négocier avec lui. Tu pourrais gagner l'immunité judiciaire en échange de tes informations... si elles sont assez intéressantes.

— Oblige-nous pas à revenir avec un mandat, ajoute Rhinocéros.

Les deux hommes saluent le père d'Ariane, se détournent et quittent la maison.

— Tu dois accepter leur offre, s'écrie son père. Tu pourrais obtenir l'immunité!

— Ça ne m'intéresse pas.

— Ariane! Tu risques de te faire accuser au criminel! Ça va ruiner ta réputation!

— Je vais m'en sortir sans problème, affirme-t-elle.

— Au moins, appelle l'avocat des Poulin. Laisse-le discuter avec la police et écoute leur proposition!

— Je ne vais certainement pas demander de l'aide aux Poulin. Ne t'inquiète pas pour moi, papa. Je vais me débrouiller.

Tandis qu'elle monte l'escalier vers sa chambre, son cœur s'emballe et cogne dans sa poitrine. Les vertiges pleuvent et la frappent. Une fourmilière de picotements grouille sur sa peau. Dans le corridor, elle doit faire un effort pour ne pas tomber, s'oblige à respirer lentement, parvient à la porte de sa chambre et réussit à s'asseoir sur son lit.

Son cœur a encore accéléré et c'est insupportable. Elle ferme les yeux, inspire rapidement, expire lentement, pense à une plage sur laquelle elle se promène.

La poubelle est près d'elle. À l'intérieur se trouvent ses instruments de torture. La tentation l'enlace et la mord. Ça serait tellement apaisant...

Et puis elle visualise Julien. Son torse nu, le tatouage qu'elle a touché, caressé, son cou musclé, ses épaules... Ce cœur qui bat dans cette poitrine, c'est tout ce qui compte. L'espoir se met à souffler: retrouver l'homme qu'elle aime, joindre leurs doigts, leurs bouches, leurs corps et leurs esprits. « L'amour doit être plus fort que tout, se dit-elle. Sinon, vivre ne vaut pas la peine. »

Elle réalise qu'elle se sent beaucoup mieux. Sa crise est passée, le souvenir de Julien a ressuscité son courage. Elle saisit son téléphone.

L'avantage d'habiter Outremont est de fréquenter les puissants. Ariane a rencontré au cégep une fille dont le père est juge et, les jours précédents, lui a demandé des références pour un excellent avocat. Elle appelle le premier numéro sur la liste, tombe sur une boîte vocale et laisse un message.

Bien sûr, c'est la fin de semaine. Elle va devoir attendre lundi. Comment va-t-elle s'en sortir si les détectives reviennent avec leur mandat? Prendre un avocat de l'aide juridique?

Cinq minutes plus tard, le téléphone sonne et une jeune femme lui demande de résumer ses difficultés.

— C'est vous qui venez d'être kidnappée? demande-t-elle.

— Oui.

— Je communique avec mes collègues et l'un de nous va vous rappeler.

Ça ne prend même pas trente minutes. Maintenant, l'appel vient d'un homme à la voix plus âgée et qui se présente comme maître Ansourlian. Ariane réalise que c'est l'avocat en chef du bureau.

— Je prends 500 dollars de l'heure, dit-il. Est-ce que c'est un problème?

— Non, répond-elle d'une voix blanche.

Ses parents ne paieront jamais pour un avocat autre que celui des Poulin, mais Ariane a reçu un legs à la mort de sa grand-mère. À 500 dollars de l'heure, l'héritage complet va y passer en quelques jours de travail.

À la demande de l'homme, elle raconte sa situation: l'enlèvement, la police qui l'accuse de ne pas collaborer, ce qu'ils ont appris par sa psychologue et l'offre d'un marché qui lui garantirait l'immunité.

— Êtes-vous majeure? demande-t-il.

— Je vais avoir dix-huit ans dans deux jours.

— Dans ce cas, je vais avoir besoin de la permission de vos parents pour vous représenter.

— Je ne peux pas!

— Comment ça?

— Je ne veux pas les mêler à ça!

Elle ne veut surtout pas qu'ils apprennent ce qu'elle raconte à l'avocat.

— C'est essentiel, dit-il.

— Je ne peux pas, je vous dis!

— Dans ce cas, nous allons attendre la semaine qui vient avant de commencer à travailler ensemble.

— D'accord.

— À partir de maintenant, ne dites absolument rien aux policiers sans ma présence. C'est capital.

— Je suis experte là-dedans, répond-elle.

— Tant qu'ils n'ont pas de mandat, faites comme aujourd'hui et refusez toute discussion. S'ils reviennent avec un mandat, vous êtes obligée de les suivre, mais pas de parler. Donc, vous m'appelez immédiatement et vous restez silencieuse jusqu'à ce que j'arrive... et il faudra bien demander leur accord à papa et maman.

— J'ai compris.

— Si les détectives veulent négocier un marché, ça veut dire qu'ils ont besoin de vos informations. Peut-être qu'ils espèrent de l'aide pour localiser votre ravisseur, mais ça me surprendrait. Ils doivent vouloir des preuves pour le faire condamner.

— Ils ont plein de matériel pour ça! dit-elle. Il travaillait sous une fausse identité et a été impliqué dans une fusillade.

— Ils doivent espérer davantage ou ont besoin de vous pour le prouver. Être persuadé que quelqu'un a commis un crime est une chose, le démontrer hors de tout doute en est une autre, d'autant plus que bien des avocats de la défense sont experts pour semer la confusion dans la tête des jurés. Nous ferons le point dès que vous êtes majeure. Je ne peux pas vous rencontrer lundi, j'ai un énorme procès au palais de justice, mais je peux vous voir mardi.

Il donne à Ariane un rendez-vous vers la fin de la journée ainsi que son numéro de téléphone portable.

— Si les policiers reviennent avec un mandat, dit-il, appelez-moi immédiatement. Si je ne suis pas disponible, je ferai envoyer un de mes collègues.

— Merci, dit Ariane.

La conversation s'arrête là.

Le reste du samedi s'écoule, minute par minute, dans l'attente des policiers.

Rien ne se passe et les médias restent silencieux. Aucune nouvelle ne sort au sujet de Julien, à croire qu'il a fui dans un autre pays. Le dimanche se passe de la même manière mais le soir, à minuit, Ariane se réveille parce que son téléphone vient de vibrer. C'est un message.

Joyeux anniversaire. Tout va bien de mon côté. J'espère que c'est pareil pour toi.

L'émotion gonfle sa poitrine et rend légère la jeune fille. Elle tente de répondre au texto et, comme la fois précédente, son message lui revient parce que le numéro de l'expéditeur n'est pas attribué. C'est une signature. Seul Julien est capable de ça.

Elle se sent émue dans chaque atome de son corps. Jamais elle n'a reçu de plus beau cadeau que ces quelques mots.

Où se trouve-t-il? Caché dans une auto volée ou dans un immeuble en ruines, à grelotter de froid? Au contraire, est-il bien confortable dans un appartement luxueux, préparé à l'avance pour s'y réfugier en cas de pépin? Comment a-t-il su que c'est son anniversaire?

Elle relit le message de Julien une dizaine de fois, pose le téléphone sur sa table de chevet, saisit le pendentif de la tante et le caresse. C'est son lien secret avec lui. Elle peut, en pressant ce bouton, lui envoyer un appel révélant où elle se trouve. « Quand la situation se sera un peu calmée » se dit-elle.

Les problèmes ne sont pas aussi aigus que ce qu'elle avait cru. Les détectives ont besoin d'elle pour faire condamner Julien, donc... si elle ne les aide pas, sa peine sera légère? Ils ne sont pas encore revenus avec leur mandat. On dirait qu'aucun juge ne veut le signer.

Elle se remémore le moment où ils ont presque fait l'amour. Les souvenirs sont tellement clairs qu'elle a l'impression de les revivre et elle se rendort ainsi. La journée du lendemain se déroule dans le calme. Sa sœur est à l'école, ses parents au travail, et Ariane prépare son déménagement dans la maison vide. Le soir, ils la fêtent dans un restaurant de la petite Italie et tous jouent la comédie de la famille heureuse.

Sa sœur porte les boucles d'oreilles des Poulin.

Ils sont en train de manger le plat principal, essayant tant bien que mal de meubler la conversation, quand un phénomène étrange se produit. Une rumeur se répand d'une table à l'autre. Les clients discutent avec excitation entre inconnus, interrogent les employés et beaucoup sortent leur téléphone pour le consulter. Quelque chose d'énorme vient de se produire et un pressentiment gagne Ariane: la nouvelle concerne Julien et ça la concerne, elle aussi.

[Alors? Qu'est-ce qui émeut le restaurant entier, selon vous? Prochain épisode vendredi le 28 avril à 16h00 Europe (CET) et Afrique centrale (CAT), 15h00 Afrique de l'ouest (WAT) et Greenwich (GMT), 10h00 Amérique (EST) Portez-vous bien, tou.te.s, bonne inspiration à celles.ceux qui écrivent et bonnes lectures à tout le monde <3<3<3]