Épisode 39


Quand Ariane retourne à la cuisine, sa mère est assise à l'îlot et déguste une crêpe. Ariane la rejoint et termine son repas.

Son envie de contacter les détectives pour changer son témoignage s'est évaporée.

— Qui a téléphoné? demande sa mère.

— David.

— Il s'ennuie de toi?

— Oui.

— Quand vas-tu le revoir?

Ça, ce n'est pas de ses affaires. Ariane répond par une question:

— Mettons que tu découvrais que l'homme que tu aimes veut commettre un crime. Est-ce que tu le dénoncerais?

Sa mère pouffe de rire.

— David veut commettre un crime?

— C'est une question théorique.

— Je ne peux pas te répondre. C'est trop vague.

— Mettons que David connaît l'identité de mon kidnappeur et se prépare à me venger. Il connaît un moyen de l'assassiner sans se faire prendre.

— Je trouverais ça très bien.

— Il veut même le torturer. Est-ce que tu le dénoncerais?

— S'il peut te venger sans être soupçonné, je ne me tracasserais pas avec ça. Ça serait chevaleresque de sa part. Tu dois être solidaire de l'homme que tu aimes. Et puis, ceux qui t'ont kidnappée menacent sa famille et il a le droit de se défendre.

— La société interdit la violence, réplique Ariane.

— Ça, c'est pour les gens ordinaires.

Ariane se lève.

— Je vais me promener.

Caroline en perd son sourire. Ses yeux et sa bouche s'ouvrent tout grand.

La jeune fille enfile son manteau rouge, cache ses cheveux blonds sous un foulard, met une tuque et sort de la maison. Des journalistes vont-ils surgir? L'avocat des Poulin, un certain maître Gaulin, a déclaré aux médias qu'elle est trop bouleversée pour donner des entrevues, mais ça ne va pas les retenir.

Personne n'apparaît. L'adolescente emprunte une rue, puis une autre, et se promène au hasard.

Qu'est-ce qu'elle cherche? Elle l'ignore. Rester à la maison et attendre est intolérable.

Le quartier est désert. Ariane croise une femme à la peau brune qui promène un bébé blanc en parlant au téléphone dans une langue inconnue, sans doute du tagalog. Les deux seules voitures qui circulent sont des autos de police, dont une qui ralentit pour l'observer. Ils sont en état d'alerte.

Le dégoût des Poulin et de leur argent sale est comme une boue dont elle ne peut pas se laver. Julien a raison, ils sont le mal et elle ne doit pas se mêler de ça. Jamais, se dit-elle, jamais elle ne va le dénoncer et tant pis pour les conséquences. Elle ira en prison si elle se fait prendre. En même temps, des images du cadavre violenté de M. Poulin la rendent confuse. Ça aussi, c'est mal. Ariane voudrait ne jamais avoir rencontré Julien, ne pas être mêlée à ça, ne pas avoir ce choix difficile à faire: être avec lui ou contre lui. Elle voudrait ne pas l'aimer.

La mémoire de son corps est tellement claire qu'elle a l'impression qu'il se trouve près d'elle. Sa carrure, sa musculature, ses tatouages. Son visage sérieux et ses yeux sombres. Elle voudrait qu'il l'enlace et rien d'autre n'a d'importance.

La monstrueuse maison des Poulin dépasse ses voisines. Un bloc blanc entouré d'une haie de cèdres ridiculement petite. Ariane s'oblige à avancer. Près du trottoir, un inconnu monte la garde et un deuxième se tient devant la porte d'entrée.

Comme David le lui a expliqué, une petite armée protège maintenant les Poulin. Julien n'a aucune chance de réussir son enlèvement. La mort ou la prison l'attendent.

Pourquoi ne changerait-il pas d'idée? Abandonner la violence, revenir vers Ariane et poursuivre les Poulin pour vol de droits d'auteur? Oui, ils vont engager les meilleurs avocats de la ville. Oui, la poursuite prendra des années. Mais il pourra mener une vie normale.

Peut-être que, de son côté, il pense sans cesse à Ariane comme elle pense sans cesse à lui?

Elle glisse la main dans la poche de ses jeans, touche au pendentif de la tante et son âme se colore de rose. Cette petite boule de plastique est le seul objet qui reste de lui. Ariane sort l'appareil et le passe à son cou.

Elle a envie de presser le bouton. Julien viendrait peut-être? Qu'est-ce qu'elle perd à essayer?

La rue qu'elle monte aboutit à une clôture. Derrière s'étalent des milliers de tombes. Si elle tourne à gauche, Ariane va passer devant la maison où elle a été captive. Son cœur s'accélère. La bâtisse est en pierre comme ses voisines, carrée, surmontée du toit de tuiles sur lequel elle a glissé. Personne n'est là, personne ne la regarde. Ariane résiste un instant, quitte le trottoir, monte l'escalier, sonne et tourne la poignée.

La porte s'ouvre et Ariane pénètre à l'intérieur.

Le silence est total. La maison est obscure. Est-elle vide? Le cœur de l'adolescente bat à coups puissants. Retenant son souffle, elle écoute.

Si elle entend un bruit, un seul, elle va ressortir et s'enfuir.

Rien ne se passe. Ariane enlève ses bottes et pénètre dans le salon.

Aucun objet ne semble avoir été déplacé. Elle continue jusqu'à la cuisine. Une odeur de bois mouillé l'accueille.

Qu'est-ce qu'elle fait là? Pourquoi revenir dans cette maison? Pour se rapprocher de Julien?

Son geste est aussi risqué que stupide. Qu'est-ce qu'elle imaginait? Que Julien l'attendrait avec un verre de vin? Si des policiers la surprennent, ils comprendront qu'elle leur a menti. Son attirance pour Julien va finir par la détruire.

Ses vêtements de rechange sont encore au grenier. La jeune fille monte deux escaliers et les ramasse. La pièce est la seule où ses ravisseurs n'ont pas fait le ménage. Ariane essuie le commutateur et les poignées de la porte.

Un sentiment de danger la gagne. Elle se dépêche, redescend, enfile ses bottes et cache son paquet de vêtements sous son manteau.

Elle entrouvre la porte, fige de peur et la referme. Une voiture de police passe avec lenteur dans la rue.

Ariane regarde par le judas. Quand elle sort de la maison, elle a l'impression d'être observée.

Et pourtant, elle ne voit personne. Une voisine la regarde-t-elle de sa fenêtre? Ariane s'oblige à marcher lentement. Elle ne doit jamais, jamais revenir ici.

Comme si elle était sortie pour se promener à cet endroit, elle se dirige vers l'entrée du cimetière, marche à travers les tombes et retourne à la maison.

Dès qu'elle pénètre à l'intérieur, sa mère lui tombe dessus.

— C'est ridicule de sortir comme ça! As-tu envie de te faire kidnapper une deuxième fois?

— Maman, ils m'ont laissée partir.

— Non, ils ne t'ont pas laissée partir! Ils ont oublié de verrouiller la porte de ta chambre et tu t'es sauvée sans qu'ils le sachent! À moins que tu ne nous aies pas tout dit?

Ariane se tait. Les vêtements qu'elle rapporte forment une bosse sous son manteau et elle ne doit pas les montrer.

— David a téléphoné deux fois, dit sa mère. Il veut te parler.

— Ah.

— Tu vas lui téléphoner?

— Je ne me sens pas assez bien.

— Si tu es assez bien pour te promener deux heures toute seule, tu es assez bien pour téléphoner à l'homme qui t'aime.

— Je crois qu'il est trop riche pour moi.

— Quoi?

Sur le visage de sa mère, la colère s'efface et des rides d'inquiétude apparaissent.

[prochain épisode vendredi le 17 février à 16h00 Europe (CET) et Afrique de l'ouest (WAT), 15h00 Greenwich (GMT), 10h00 Amérique (EST)

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