Épisode 23

— Mais c'est Julie! s'exclame la vieille dame. Merci de venir à mon anniversaire!

C'est son anniversaire?

— Je ne suis pas Julie, répond Ariane, un peu gênée.

— Clara?

— Non plus.

— Nous nous sommes déjà rencontrées, non?

— Je ne crois pas.

Ariane se tourne vers B, espérant une explication. Il ricane.

— Ce soir, dit-il, on joue à un jeu. On ne dit pas nos noms. Notre invitée est A, je suis B et tu es C.

— C'est amusant, dit la vieille dame.

Déconcertée, Ariane s'assoit. Le complice chauve entre, une bouteille de mousseux à la main, et il remplit les verres.

Ariane ne comprend rien. Ce qu'elle fait là, qui est cette femme, pourquoi B a organisé cette rencontre.

— J'ai hâte que tu m'expliques ce que j'ai fait de mal, dit-elle à B. Pourquoi je ne devrais pas être capable de me regarder dans le miroir.

— Ça va venir. Ne t'inquiète pas.

Son ravisseur est dément ou il la fait marcher. Des envies de destruction gagnent Ariane.

Il lève son verre et trinque avec la vieille dame. Ariane ne bouge pas. Elle observe la pièce pour pouvoir la décrire à la police: le foyer, l'éléphant en ébène sur la cheminée, les meubles anciens, les tableaux.

La vieille dame est tellement desséchée qu'elle semble momifiée et tremble comme les feuilles d'un arbre en automne. Sa maigreur et sa pâleur effraient.

Elle porte une robe de velours noir démodée, comme une princesse du moyen-âge qui aurait dormi mille ans. Et ses bijoux! Bracelets, colliers, broches, boucles d'oreille... Elle en a partout.

Malgré ses tremblements, elle parvient à boire le vin sans en renverser. B lui tapote la main, ne la quitte pas des yeux, approuve ses paroles et lui sourit.

— Je suis heureuse, dit-elle.

— Il faut en profiter avant que la police débarque, dit Ariane.

La vieille dame ouvre de grands yeux.

— Comment ça?

— B ne vous a pas parlé de ses vols et de son vandalisme?

La vieille dame pouffe de rire.

— C'est le garçon le plus idéaliste de la Terre! Déjà à six ans, il était un petit justicier.

— Je vois que vous le connaissez bien, dit Ariane. Son sens de la justice est... étonnant.

— Merci, ma chère A, dit B. Le compliment me va droit au cœur. Mais arrêtons de parler de moi. Ça me met mal à l'aise.

Le chauve entre avec une soupière et commence à remplir les assiettes. Il tente de se donner un air distingué, mais ressemble plus que jamais à un batteur d'enfants. Ariane n'a pas oublié le bras tordu et le regarde avec haine. Même rasé de près comme maintenant, il semble mal rasé.

La pièce est au rez-de-chaussée et chaque porte donne sur la liberté. L'adolescente pourrait-elle les surprendre en fuyant subitement?

— Ta mère est toujours dans sa secte? lui demande la vieille dame.

Ariane hésite, puis décide d'entrer dans son délire:

— Eh oui.

— Ce qu'ils font! C'est terrible!

— En effet.

— Qu'est-ce qu'ils font? demande B.

— Les messes sont des orgies sexuelles! dit la vieille dame. En pleine église! Ils communient nus, en plein coït. Bien sûr, le vin coule à flot. Et ils se gavent de pain.

B s'esclaffe et Ariane se raidit. Elle ne s'attendait pas à ça.

— Je revois encore ta mère me demander un don pour ses orgies en m'expliquant que c'est déductible d'impôt, continue la vieille dame.

— Je n'aurais pas cru ça d'elle en la voyant hier quand je suis allé te chercher, dit B.

Caroline n'a pas aimé le garde du corps, se rappelle Ariane, qui rougit en pensant à sa réponse: "Il est là pour me protéger, maman"!

— Elle m'a dit de me méfier de toi. J'aurais dû lui faire confiance.

B ne l'écoute plus mais regarde la vieille dame d'un air inquiet. Elle a figé et son regard est flou. Elle touche son front de sa main incertaine.

— Ça va? demande Ariane.

— Oui... Des problèmes de vieille femme...

— Je vois que vous aimez les bijoux.

— M'habiller est un des rares plaisir qui me reste. Comment trouves-tu ma robe?

— Euh...

Comment dire « démodée » de manière polie?

— Moyenâgeuse. Mais belle.

— Tu es ravissante, dit B.

La vieille dame rit.

— Il ment. C'est lui qui est tellement beau.

Elle a raison. Le garde du corps, dans son smoking, est sublime. Des millions de filles vendraient leur âme pour une nuit avec lui.

— Beau comme le diable, dit Ariane avec dépit.

— C'est vrai, dit la vieille femme en riant.

— Je voulais que notre invitée s'habille un peu mieux, dit B, mais elle a refusé.

— Tais-toi, dit la vieille dame. Son chemisier est très beau et la couleur va parfaitement avec ses cheveux blonds.

— Il manque un bouton.

Ariane crispe les poings.

— Je me serais changée si j'avais pu aller chez moi.

— Ce n'était pas possible? demande la vieille dame.

— Non. Demandez au justicier, il va vous expliquer.

Elle goûte à la soupe, s'attendant à un met exquis. C'est de la soupe en sachet « poulet et nouilles ».

— Je vais t'aider, dit B à la vieille dame en se levant.

Il tente de prendre sa cuillère mais la femme le repousse.

— Je suis capable toute seule!

Malheureusement, sa main tremble fortement et la première cuillerée salit sa robe noire.

Des taches de honte apparaissent sur son visage, mais elle s'obstine. La deuxième cuillerée suit le même chemin, puis la troisième. Ariane se détourne.

— Laisse-moi t'aider, s'énerve B.

— Non. Arrête de me traiter comme une enfant devant notre invitée.

La soupe terminée, la vieille dame demeure silencieuse. Son anniversaire est gâché.

— Tout va bien! dit B.

Elle se détourne et fixe le mur. Ariane se sent mal pour elle.

— Merci de m'avoir invité à votre anniversaire, dit-elle.

Pas de réponse.

— Je suis désolée, je n'ai pas de cadeau. Le justicier m'a avertie trop tard.

— Ça ne fait rien, murmure la vieille dame. Merci d'être là.

Le chauve amène le plat principal. Du kraft dinner, avec une énorme bouteille de ketchup.

— Ramenez-moi dans ma chambre, demande Ariane.

B hésite, puis fait signe au chauve d'obéir. Tandis qu'Ariane sort, elle entend la femme demander pourquoi Julie a besoin d'un guide.

— La maison est grande, dit B.

La robe se trouve encore sur le plancher. La porte refermée, Ariane se déshabille et la passe.

Le vêtement est intact et les manches cachent ses blessures d'automutilation et le pansement qu'elle porte près de l'épaule. Ariane ne peut pas le fermer et le tient d'un bras. En s'étirant, elle réalise que son soutien-gorge gâche l'arrière, qui est ouvert et descend très bas, et elle l'enlève.

L'endroit est dépourvu de miroir, mais elle a le sentiment que la robe lui fait, même si c'est un peu juste. Elle enfile les souliers à talon haut et ressort.

Le chauve ne réagit aucunement en la voyant ainsi.

— Aidez-moi à remonter la fermeture éclair, ordonne Ariane d'un ton sec.

Il obéit.

Quand elle pénètre dans la salle à manger, B et la vieille dame la regardent avec stupeur.

— Magnifique! s'écrie la femme.

Ariane aperçoit un miroir sur le côté. La robe lui va merveilleusement bien et souligne sa ligne mince ensorcelante.

— Vous êtes très belle, dit la vieille dame. Beaucoup plus que Julie. Je ne sais pas comment j'ai pu vous confondre.

B ne peut détacher les yeux d'Ariane et semble ébahi. On dirait presque qu'il souffre. Il est bouleversé par son apparence.

La beauté est une arme, pense Ariane.

[suite dimanche le 6 novembre très très tôt]

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