Chapitre 6
Les yeux fixés sur le poste de télévision, ils regardaient 'Questions pour un champion'. Enfin, Monica, Alec, lui, était plongé dans ses pensées. Quelquefois, la vieille dame s'époumonait à crier la réponse comme si elle était persuadée que celle-ci puisse arriver aux oreilles du candidat. Peine perdue. Le jeune homme admirait cette intelligence coincée dans un si petit corps. Il aurait voulu posséder les connaissances de Monica mais il en était loin. Il n'était qu'un simple cantinier, se disait-il pour excuser son manque de culture et pourtant, il était loin d'être idiot. Mais en croyant l'être, il le devenait et cette idée était si profondément ancrée en lui que toute personne aurait du mal à lui prouver le contraire.
Monica étira son bras de façon à prendre une poignée de cacahuètes tout en restant concentrée sur le jeu télévisée qu'elle avait l'habitude de regarder. C'était une façon ludique de stimuler ses neurones, de faire marcher son cerveau qu'elle ne disait pas encore rouillé mais cela avait une signification encore plus grande : c'était une façon de combattre la sénilité, de prouver qu'elle avait encore la capacité de réfléchir.
La question posée par le présentateur était facile mais le candidat actuel, un homme d'une trentaine d'années, restait totalement bloqué. Exaspérée, Monica poussa un soupir si prononcé qu'Alec sortit de ses songes.
— Il a beau avoir fait de longues études, cela ne veut pas dire pour autant qu'il est intelligent. Il ne sait même pas quoi répondre ! Dit-elle à l'attention de son ami.
— Si tu es aussi passionnée par ce jeu, pourquoi ne t'inscris-tu pas ? Demanda Alex ce qui fit pouffer de rire la vieille femme.
— Tu pourrais tenter ta chance, tu sais. Tu arrives à répondre à chaque question ! Reprit-il et Monica sembla considérer l'idée car jusqu'à maintenant, elle n'avait jamais pensé sortir de son fauteuil.
— Mais il faudrait monter sur Paris et la capitale, à mon âge...
— Et alors ? N'es-tu pas la première à me dire que tu es jeune d'esprit ?
— Je ne suis jamais partie seule, avoua-t-elle. Quand mon mari était encore de ce monde, il m'emmenait partout où je désirais aller. Depuis qu'il est décédé, j'ai restreint mes horizons. Je ne sors même pas du quartier...
— Raison de plus ! Et puis, je pourrais te mener à la gare.
— Je vais y réfléchir mon petit. Pour l'instant, je suis très bien sur ce fauteuil, lui répondit-elle avec un grand sourire.
Vers la fin du jeu, alors que le générique passait, la vieille dame se tourna vers le jeune homme et le dévisagea. Son visage était tiré. Il ne faisait plus son âge : il semblait avoir dix ans de plus. Monica sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Sa place n'était pas ici avec elle. Sa vie devrait être différente. Le fait qu'il passe toutes ses heures de libre en sa compagnie n'était pas une chose bien : il gaspillait sa jeunesse à force de fréquenter la vieillesse.
— Qu'est-ce que tu fais là Alec ?
— Pardon ? Le jeune homme se tourna vers elle, l'incompréhension peinte sur son visage juvénile.
— Alec, tu es beau, intelligent et drôle alors que fais-tu là, à regarder les jeux télévisés à six heures de l'après-midi, en compagnie d'une vieille personne ? Monica savait qu'elle allait devoir secouer son ami, lui montrer qu'il ne devait peut-être pas arrêter de la voir mais de venir moins fréquemment. Cela lui brisait le cœur d'agir ainsi parce qu'elle adorait Alec mais elle ne pouvait supporter de le voir si seul.
Alec resta stupéfait, complètement hébété. Il se retrouvait sans réponse comme le candidat de 'Question pour un champion'. Il était là parce qu'il en avait l'envie, il était là parce que Monica le comprenait mieux que n'importe qui, il était là parce qu'il n'y avait qu'elle et Junior.
— Je suis ici parce que j'apprécie ta compagnie, répondit-il simplement.
— Mais ce n'est pas ta place ici ! S'écria la vieille dame en se levant brusquement de son fauteuil ce qui sembla pétrifier Alec. Il ne reconnaissait pas cette personne. Etait-ce la même Monica, celle qui lui avait ouvert la porte avec un immense sourire, lui demandant de se dépêcher de venir s'installer devant la télévision ? Etait-ce celle qui lui préparait de bons petits plats quand il rentrait épuisé ? Celle qui lui faisait face était plus dynamique, sévère et plus déterminée que jamais.
— Mais pourquoi ?
— Alec, tu es jeune ! Tu devrais être sorti avec une bande d'amis, traîner sur les réseaux sociaux, aller au cinéma, flirter avec les jeunes femmes, des trucs de jeunes quoi ! A la place, tu te contentes de rester avec moi sur ce fauteuil à méditer, à te morfondre. Ne vois-tu pas que tu ne vis pas la vie que tu mérites d'avoir ?
D'accord, elle avait de bons arguments mais cela n'empêcha pas Alec de voir rouge. Qui était-elle pour décider à sa place, pour lui dire qu'il méritait mieux ? Que savait-elle de lui, de ses envies, désirs ? Et s'il n'avait pas envie de vivre comme un jeune ? Ce n'était pas interdit à ce qu'il sache ! Son mode de vie lui plaisait, il était tombé dans une routine agréable en comparaison aux années de prison qu'il avait faîtes. Il n'avait rien envie de changer à sa vie présente, il n'avait aucun désir à sortir dehors, à vivre la vie qu'il était sensé mener. Sa jeunesse il l'avait déjà perdue. En taule et avant. Il l'avait perdue le jour où il avait commis l'irréparable. Il l'a perdue à nouveau le jour du jugement. Il n'existait plus de jeunesse pour lui, il était coincé entre cette période et la vieillesse.
— Ne me traite pas comme un enfant ! Je peux prendre mes décisions par moi-même. Je les ai prises quand je suis venu chez toi aujourd'hui. J'ai choisi ça au lieu de sortir ? Et alors ? Si je n'étais pas à tes côtés, je serai dehors, à errer seul dans la rue. Pourquoi me reproches-tu ma présence ?
Toutes ces questions sonnaient comme des appels au désespoir. Alec se sentait trahi, abandonné. Elle ne comprenait pas que, s'il avait préféré sa compagnie, c'était par volonté et non par dépit.
— Je ne te reproche rien, Alec. Seulement, je veux que tu profites de ta jeunesse, que tu rencontres la femme de tes rêves ! Tu n'aimerais pas fonder une famille ?
La fondation de la famille fut le coup de trop.
— Mais je ne veux rien de tout ça, moi ! Je ne demande rien à personne ! Et c'est quoi cette manière traditionnelle de voir la jeunesse ? De penser que l'amour est le remède ? Bon sang, je n'arrive pas à y croire ! Je pensais que tu serais la dernière personne à m'adresser ce genre de discours mais j'avais tort ! Je veux vivre ma vie comme je l'entends ! Aboya-t-il, au bord de la crise de nerfs et en même temps surpris de voir qu'il pouvait contenir en lui une telle colère. Il avait presque peur de lui-même, de ce qu'il pourrait faire, de ce qu'il pourrait dire !
Monica était muette, n'osant plus ouvrir la bouche. Elle n'était pas effrayée par le comportement du jeune homme, juste peinée de le voir se braquer ainsi. Il n'était pas guéri totalement, il ne s'était pas encore pardonné malgré toutes ces années de repentance. C'était triste de voir un jeune homme détruire sa vie à cause d'une faute commise longtemps auparavant, triste de voir qu'Alec était plus brisé qu'elle ne se l'était imaginé. Pouvait-il seulement être aidé ?
— Tu dois te pardonner Alec, souffla Monica.
— Ne t'occupe pas de ça, ce ne sont pas tes affaires, lui intima-t-il sèchement tout en reprenant ses clés posées sur le guéridon. Junior venait de faire son apparition et couinait dans son coin, comprenant l'état de son maître. Il se faisait petit. S'il avait eu à choisir son camp, il aurait eu beaucoup de mal.
— Où vas-tu ? Demanda la vieille dame, inquiète de le voir la quitter si précipitamment son appartement. Elle était allée trop loin visiblement.
— Je sors vivre ma jeunesse, ça devrait te faire plaisir, renchérit Alec, claquant la porte derrière lui.
Le plus vite possible, elle accourut à la fenêtre donnant sur l'entrée de l'immeuble et observa Alec marcher d'un pas déterminé en direction de sa voiture. Une fois à l'intérieur, il mit les gaz et partit à toute vitesse. La vieille dame s'effondra sur le fauteuil et pleura à chaudes larmes, accompagnés par les aboiements plaintifs de Junior. En voulant l'aider, elle s'était confrontée à ses démons qui paraissaient plus nombreux qu'elle ne l'avait d'abord cru.
*
Oh oui ! Il comptait vivre à fond dorénavant. D'ailleurs, il avait déjà bien commencé, arrosant la nouvelle vie qu'il allait mener. La bière qu'il se forçait à boire avait un goût amer qu'il détesta mais il ne s'arrêta pas pour autant. C'était comme une punition qu'il s'infligeait pour se donner plus de contenance ; il espérait secrètement que l'alcool balaierait la colère qui l'habitait. Cependant, il n'avait rien à faire ici, à se conduire ainsi comme une personne au fond du trou. Pourquoi prenait-il en considération les remarques de Monica ? Pourquoi cela l'avait-il autant chamboulé ? Seul devant son verre, il maugréait dans sa barbe des mots insignifiants pour se prouver qu'il n'était pas seul. La solitude lui faisait peur, le paralysait mais il ne l'aurait jamais avoué. C'était peut-être la conséquence de ces années en prison car, même s'il avait partagé sa cellule avec un compagnon on ne pouvait plus loquace, la sensation d'être seul au monde ne l'avait jamais quitté. Jusqu'à aujourd'hui, il n'avait pas eu à y repenser mais la vieille femme venait de déterrer le sujet qui le terrorisait et sa réaction avait été de se renfermer sur lui-même.
« Vous désirez autre chose ? » Lui demanda une serveuse, le tirant de ses pensés. Quand il croisa les prunelles vertes de la jeune femme, il eut un certain déclic. Il avait déjà vu cette teinte mais dans les yeux qui lui faisaient face ne brillait aucun éclat de vie. Après tout, elle faisait son travail, était peut-être mariée et ainsi peu sensible au charme noir qu'Alec irradiait.
« Non merci » Répondit-il et la serveuse repartit derrière le comptoir essuyer d'autres verres. Il observa chacun de ses gestes mais ce qu'elle faisait était inintéressant et ne lui faisait rien oublier. Il avait beau vouloir ne plus penser à ce qu'il venait de faire, à ce que Monica lui avait dit, son esprit ne le laissait aucunement tranquille comme s'il s'amusait à le torturer, à le voir se comporter ainsi parce qu'être assis devant un verre d'alcool était d'une bassesse inqualifiable. Mais Alec était humain, et comme tout humain il croyait aux préjugés, à l'opinion commune que l'alcool plonge tout buveur dans un état de quiétude, de béatitude. Et, comme la plupart des préjugés, celui-ci était faux. Pour la première fois de sa vie, il aurait désiré que les idées collectives se révèlent vraies.
Je devrais rentrer à la maison, mais cette pensée restait purement un songe. Comme s'il avait envie de retrouver un appartement vide dans l'état dans lequel il se trouvait ! Mais où pouvait-il se réfugier ? La première et seule personne qui lui venait à l'esprit était Monica. Toujours Monica. Seulement elle. Avait-elle raison ? Etait-ce normal que ça soit l'unique personne à qui il puisse penser quand il avait besoin de parler ? Monica. Ce nom le hantait parce qu'il se rendait compte, au fur et à mesure que le temps s'écoulait, que ce prénom, il l'utilisait souvent. Trop souvent. Tout tournait autour de la vieille dame comme si elle était le Soleil et lui, la Terre. Or, la Terre ne peut se passer des rayons lumineux et thermiques du Soleil contrairement à ce dernier qui, même si la Terre n'existait pas, continuerait à briller. C'était exactement la même chose pour lui. Il avait terriblement besoin d'elle et se sentait faible et impuissant s'il n'avait pas pu lui parler de ce qui le tourmentait. A l'inverse, la présence d'Alec dans la vie de la septuagénaire n'était absolument pas nécessaire.
Face à ce choc qu'une réflexion mûrie avait fait naître, le jeune homme préféra quitter ce bar, laissant un billet sur la table pour payer les consommations, pour rejoindre sa voiture qu'il avait garée une heure plus tôt sur une place payante sans pour autant avoir pris le temps d'acheter un ticket. Et, là, bien visible sous les essuie-glaces du pare-brise avant, une contravention était nichée. En maudissant le policier qui avait fait son travail, il s'en empara et fusilla ce petit bout de papier qui était la preuve de son incivilité. Soudain las, il se réfugia dans l'habitacle de la voiture, à l'abri des regards. Cette contravention, à ses yeux, le condamnait à nouveau. Il avait beau désirer être semblable aux autres, impeccables, vivre en société sans se faire remarquer, il ne le serait jamais. De toute façon, les autres ne le voulaient pas non plus. Il n'y avait qu'à voir les regards critiques que lui portaient les autres quand il commettait l'énorme erreur de dire qu'il avait passé ces six dernières années en prison. C'était exactement comme s'il subissait un deuxième jugement.
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