Chapitre 4

Jamais le trajet jusqu'au lycée ne lui avait semblé aussi long et jamais les minutes n'avaient défilé aussi vite sur l'horloge du tableau de bord. Alec aurait bien grillé quelques feux rouges pour atteindre sa destination plus rapidement mais avec sa récente libération, il essayait d'avoir le moins de démêlés possibles avec la police. S'il devait retourner en prison pour enfreinte au code de la route, il deviendrait fou. Retrouver le lit miteux de sa cellule humide n'apparaissait pas franchement plaisant bien qu'il apprît à s'en contenter durant quelques années.

A côté d'Alec se trouvait Junior qui rongeait le fauteuil passager comme un jeune chiot souffrant de la pousse de ses dents.

- Junior, je t'ai dit d'arrêter ! Tempêta son maître mais cela eut peu d'effet sur le vieux chien qui continuait à dégrader le siège tout en poussant des gémissements plaintifs. Junior détestait les virées en voiture et jetait donc son dévolu sur tout ce qui pouvait être mis à la gueule. D'habitude, Alec n'était jamais très énervé après son chien mais la pensée d'être en retard à ce travail qui correspondait à sa réinsertion le tourmentait. Il avait déjà été deux fois sermonné par le directeur pour ne pas être ponctuel, la troisième fois semblait être un symbole. C'est toujours au bout du chiffre trois que tombent les répercussions. Une fois ? C'est acceptable. Deux fois, c'est déjà trop mais le vase n'est pas tout à fait rempli. Le troisième coup est toujours le meilleur, c'est comme un strike au bowling : on récolte. Chez toute autre personne qu'Alec, cela n'aurait pas eu beaucoup d'effet mais dans sa position, cela pouvait être désastreux et être considéré comme un refus de se plier aux règles du travail, pourtant très bien expliquées par le juge. Au bout du troisième retard, ce ne serait pas seulement se retrouver sans emploi, c'était aussi se faire renvoyer par la société elle-même. Toute une symbolique.

Aussi Alec était dans une situation délicate : brûler des feux et arriver à l'heure sous peine de se faire remarquer et arrêter par la police ou rouler à allure normale et expliquer son renvoi au juge en plaidant le bon respect du code ? Tout menait à penser que le jeune homme avait devant lui un dilemme cornélien. Il aurait eu quelqu'un dans la voiture, il lui aurait demandé son avis mais il était seul dans ses choix. Junior n'était d'aucune aide et puis il était trop préoccupé par sa propre nervosité.

Maudit chien, maugréa Alec dans sa barbe tout en fusillant le feu des yeux comme si cela pouvait le faire passer au vert plus vite. En plus, ce n'était même pas de la faute d'Alec si celui-ci était en retard. Toute cette histoire reposait sur Junior. A l'heure habituelle, le jeune homme avait sonné à la porte de Monica qui, au lieu de répondre en robe de chambre, était apparue toute coiffée et élégamment habillée comme si elle s'apprêtait à sortir.

- Je ne peux pas m'occuper de Junior aujourd'hui. Une de mes amies vient de m'appeler en urgence, il faut que je me rende à son chevet.

Le chien, même s'il ne comprenait pas le langage humain, en voyant sa maîtresse préférée ne pas l'accueillir dans son logement, avait alors émit un aboiement à émouvoir même une roche mais ce ne l'avait pas fait revenir pour autant. - Qu'est-ce que je vais faire de toi ? Avait dit Alec en se grattant nerveusement la tête. Il était hors de question qu'il laisse Junior dans l'appartement seul, la solitude lui pesait trop et il aboyait si fort que les voisins venaient se plaindre. Alors que faire ? L'emmener avec lui au travail n'avait pas été une solution mais la seule et unique issue. Maintenant, il commençait à le regretter : la pauvre bête s'était mise à hurler comme si elle était possédée et de ses petites griffes abîmées labouraient le siège.

- Maintenant ça suffit Junior ! S'était écrié Alec en se tournant vers son chien. Tu vas te tenir tranquille jusqu'à la fin du trajet !

Les mots n'avaient pas fait mouche, le concerné ne semblait pas prendre conscience de son comportement, l'aboiement sans fin persistait. Sa peur de chien ne pouvait disparaître par quelques mots, encore moins criés mais Alec ne croyait pas en la douceur des paroles, au calme des propos. Avant la prison, peut-être aurait-il agi différemment, peut-être aurait-il tenté d'apaiser la souffrance morale de Junior par des caresses mais un séjour prolongé dans ce monde de brutes l'avait changé radicalement. Il s'était habitué à la violence des mots, à vociférer au lieu de parler dans les situations stressantes. Seule Monica avait su l'apaiser un tant soit peu. En arrivant en prison, il n'était certes pas parfait mais il n'avait jamais été brusque. La transformation avait eu lieu dans l'enceinte : il était ressorti sans l'ombre d'un espoir, martelé, harcelé. On peut penser qu'en sortant d'un long internement, on est plus sage, on passe de « la brute au cultivé » comme l'Ingénu à la sortie de la Bastille mais comment peut-on croire en l'enrichissement culturel dans un lieu pareil ? L'âme est-elle assez stimulée entre ces murs pour permettre une quelconque élévation ? Il n'avait rien appris là-bas, il y avait juste vécu. Ce n'était ni une expérience, ni une leçon de vie, c'était une étape de sa vie qu'il avait méritée. Quand on fait le mal, on le répare mais en réparant la faute qu'il avait commise, il s'était inévitablement abîmé moralement.

Junior, c'était un élément de sa vie qui le rassurait bien qu'il ne puisse l'avouer. C'était aussi un rappel constant de son crime mais Alec pensait qu'il fallait qu'il se souvienne de tout : se rappeler ses péchés pour aller de l'avant. Sa condition de damné, il devait ne pas l'oublier. C'était gravé en lui et ça ne laissait aucune trace extérieure.

*

On trouve parfois le calme dans les endroits les plus surprenants. Pour Scarlett, ce jour-là, c'était la cour des cuisines sur laquelle elle avait jeté son dévolue parce qu'elle se situait en retrait de quoi lui permettre de réfléchir en paix, loin des cris des bambins qui chahutaient dans la cour de récréation. L'environnement était peu plaisant mais au moins ici, elle pouvait souffler. L'odeur nauséabonde des poubelles à ciel ouvert la dérangeait à peine, détail insignifiant.

Farfouillant dans son sac, elle en sortit un paquet de cigarettes neuf qu'elle avait acheté peu de temps après être sortie de l'appartement de sa mère. C'était terriblement paradoxal de vouloir encore plus se tuer mais elle ne pouvait s'en empêcher. Elle allait goûter à l'Interdit quand un jappement se fit entendre et la poussa à laisser échapper sa cigarette. Tant pis, pensa-t-elle en observant le mégot qui n'avait pas eu le temps de se consumer et qui gisait maintenant dans une flaque d'eau boueuse, la narguant.

Un autre aboiement survint et semblait venir de sa gauche. Elle s'aventura dans ce coin sordide et ténébreux qui empestait terriblement et enjamba un sac poubelle qui n'attendait que d'être jeté négligemment avec les autres dans la benne. Accroché à un poteau par une laisse, elle découvrit un chien qui tentait vainement d'atteindre ce qui semblait être un morceau de pain rassis et humide. Le supplice de Tantale dans toute sa splendeur : le pain, la tentation et le chien, le tenté.

Scarlett eut pitié de cette bête et se refusa à lui donner cette immondice, elle lui tendit à la place un morceau de pain qu'elle avait gardé de son déjeuner. Le chien se détourna de la chose répugnante qu'on ne pouvait appeler nourriture et s'approcha de la jeune femme avant de s'emparer du pain. Tandis qu'il mâchait silencieusement, Scarlett le caressa. Elle avait toujours aimé les animaux et ce vieux chien lui semblait sympathique. Comme pour la remercier de son geste, celui-ci laissa échapper un jappement guilleret avant de se coucher en boule sur le sol. Scarlett, se contrefichant de la saleté, fit de même en s'asseyant près de lui.

- Que fais-tu là et à qui peux-tu bien appartenir ? Lui demanda l'enseignante bien qu'elle sache éperdument qu'elle n'obtiendrait aucune réponse. Aucun collier n'attestait qu'il appartenait à quelqu'un. Tu n'as pas l'air mal en point, à part ce trou à l'oreille. Etais-tu un bagarreur dans ta jeunesse ?

Le canidé, semblant comprendre, émit un autre aboiement vif ce qui la fit rire. Aux côtés de ce chien, elle se sentait étrangement à l'aise.

- J'ai un faible pour les combattifs, ajouta-t-elle tout en lui frottant les oreilles, ce qu'il paraissait apprécier.

- Pardon ? La surprit une voix et Scarlett constata vite qu'elle n'était pas seule mais qu'un homme en habit de cuisinier l'avait surprise à parler avec un animal. Péniblement, elle se leva du sol et salua l'étranger qui laissa tomber à terre son sac de détritus.

- Je parlais au chien, se défendit-elle quand elle vit que ce mystérieux homme l'observait avec un air interrogatif. Devait-elle rougir de sa conversation ? Après tout, elle croyait au pouvoir des animaux et elle avait eu cette étrange impression que le vieux canidé la comprenait bien qu'elle utilise un langage autre que le sien.

- J'avais cru comprendre.

Dans la voix posée de l'étranger n'était dissimulée aucun jugement, aucun reproche. C'était seulement un constat qui n'avait pas besoin d'être plus éclairci. Dans la pénombre, elle ne pouvait complètement distinguer son interlocuteur. A l'exception de son habit qui était un indice, elle ne savait rien. Mais pourquoi avait-elle l'impression qu'elle devait en apprendre plus sur lui ? Quelle force étrange la poussait à lui demander son nom ? D'ailleurs, était-ce déplacé de le lui réclamer ?

De toute façon, il avait détourné son attention de la jeune femme pour remplir ses tâches de cantinier. Elle l'observa lancer son sac dans la poubelle sans difficulté mais maugréa quand sa toque tomba à l'intérieur. Se cramponnant aux bords de l'énorme container, il se pencha. Le blanc de son bonnet de cantinier tranchait sur le gris maussade des sacs poubelles. Alors qu'il s'apprêtait à retrouver la terre ferme, un violent coup de vent fit basculer le couvercle sur le pauvre homme. Scarlett, qui avait assisté à la scène, accourut pour le dégager de la bouche du monstre.

- Mon Dieu, ça va ? Le questionna-t-elle. Sonné, il ne répondit pas tout de suite.

- Ce n'est rien, la rassura-t-il en massant sa nuque endolorie. Quand il reprit tous ses esprits, il se rendit compte de la situation. Sa tête était allongée sur les genoux de la jeune femme et cette dernière le surplombait. Elle lui adressa un sourire sympathique avant de l'aider à se mettre debout. Il serait quitte pour quelques bleus et un peu de honte de s'être donné ainsi en spectacle, à jouer le prince évanoui dans les bras de la princesse.

A quelques mètres de là, Junior se mit à japper bruyamment, quémandant l'attention qui lui avait été volée par le cantinier.

- Junior ! Le ramena à l'ordre Alec tout en se relevant.

- C'est votre chien, je présume ?

- Je n'avais pas le choix. Je ne pouvais le laisser chez moi, voulut-il se défendre. Scarlett l'apaisa par quelques paroles douces.

- Ne vous inquiétez pas. Je n'ai pas l'intention de dire quoi que ce soit au directeur de la présence d'un chien derrière les cuisines.

Le mouvement de la tête était le remerciement silencieux d'Alec. Si on avait surpris son chien, il aurait pu avoir de graves problèmes. C'était un cantinier, il se devait d'être irréprochable sur l'hygiène. Junior et son apparence douteuse pourraient avoir de lourdes incidences sur le poste d'Alec. Il le savait alors le silence de la jeune femme qui lui faisait face était accueilli avec soulagement.

- Junior est donc son nom ?

- Ce n'est pas moi qui aie eu l'idée mais son ancien propriétaire.

Remarquant le peu d'envie d'Alec à commenter ce sujet, Scarlett préféra lui tendre une main qu'il mit du temps à serrer.

- Je m'appelle Scarlett.

- Alec.

- C'est un plaisir de vous rencontrer, lui dit-elle, le fixant de ses yeux gris. Il était indéniablement beau et dans ce simple habit de blanc immaculé, il paraissait briller. Scarlett était obligée de plisser des yeux pour le regarder. Sa tignasse noire était désordonnée mais semblait reconnaissante de ne plus être enfermée sous la toque. Peut-être était-elle folle de le fixer ainsi. Lui, ne semblait aucunement s'intéresser à elle comme elle le faisait avec lui. Il mit d'ailleurs fin à leur conversation.

- J'ai encore beaucoup de travail en cuisine.

Elle lui offrit un sourire, attrapa son sac et repartit ver ses obligations. Si elle croyait laisser le jeune homme en plan et se faire un tant soit peu désirer, un regard en arrière lui affirma le contraire : il avait déjà disparu.

N'hésitez pas à commenter et/ou à voter ! Que pensez-vous de cette rencontre 'timide' entre nos deux protagonistes ?

Je m'excuse pour les publications en retard.

xx

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