Chapitre 3
La jeune femme n'avait pas pu se rendre à la cantine avec ses élèves, un nouveau coup de spleen l'ayant brusquement rattrapé. Cette émotion la broyait de l'intérieur malgré sa volonté à poursuivre une vie normale mais c'était tellement plus compliqué ! Elle avait voulu mettre ses ressentis sur papier mais elle n'avait pu former aucun mot comme si elle ne pouvait extérioriser son affliction. C'était une torture personnelle que de l'encre sur une feuille n'aurait pu décrire, n'aurait su décrire. L'intérieur de son âme vacillait et était dévasté comme par un séisme, comme un arbre fin qui devient élastique lors d'une tempête et qui finit par être déraciné par la force du souffle. La différence ? Sa douleur ne pouvait être extraite par le simple fait de la déraciner. Elle ne possédait aucune racine, elle n'était pas visible car la souffrance psychologique ne se montre jamais sous son vrai jour. Comme un voleur, elle reste tapie dans l'ombre et vous dérobe une partie de vous-même qu'elle s'amuse ensuite à éparpiller. Les morceaux sont là mais les recoller relève de l'impossible alors il faut apprendre à vivre avec. Si le temps soigne les blessures, il n'efface pas l'irréparable.
La cour de récréation, qu'elle observait du haut de son étage, était déserte à cette heure-ci seules les feuilles des arbres frémissaient au contact du vent. Celles qui se trouvaient à terre étaient telles des âmes vagabondes qui hantaient l'endroit. Dans sa terrible mélancolie, Scarlett se trouvait des ressemblances avec celles-ci. Comme elles, la jeune femme serait bientôt un déchet de la société et elle hanterait des lieux, souterrains.
La classe avait perdu toute sa joie en laissant partir les enfants et leur gaieté. Les murs jaunes n'avaient que peu d'effet sur l'âme solitaire de la jeune femme. Si elle avait comparé cette couleur aux rayons du soleil plus tôt, maintenant c'était loin de l'être encore. C'est étrange comment un lieu peut perdre tout de sa clarté et laisser transparaître son véritable caractère après avoir laissé échapper ses occupants. L'influence de ces derniers ne jouent pas un rôle dérisoire alors oui, les lieux ont une âme qui, bien que savamment dissimulée, influence alors à son tour l'âme humaine. Comme il peut y avoir des endroits merveilleux, il existe des lieux scélérats qui contrôlent les Hommes et qui est un facteur non négligeable dans la mise en place de leurs caractères.
Scarlett jeta un dernier coup d'œil à la cour de récréation qui commençait à s'emplir d'élèves puis détourna le regard : l'air fantomatique disparut pour laisser place à l'insouciance des enfants et à leur vitalité nouvelle.
Ne pouvant supporter le silence qui régnait dans la classe, elle gagna la sortie de l'établissement sachant qu'elle avait devant elle encore une heure. Soixante minutes, bien assez pour ressasser des idées noires, bien trop. Machinalement, elle se dirigea vers le parc faisant face à l'école. C'était un minuscule endroit de verdure, piégé de tout côté par du bitume et qui était rarement visité. Les personnes qui se promenaient en ce lieu n'étaient jamais des habitués, d'ailleurs on ne pouvait parler de promenade. Ce parc était un lieu de passage : on ne s'y attardait pas trop, on le traversait non par choix mais par obligation, pour raccourcir son chemin et on lui rendait à peine hommage. Le regard fuyait une Nature sauvage qui refusait d'être domptée. Les jardiniers de la ville de Lyon avaient abandonné un travail jugé trop dur : la terre n'était favorable qu'au développement de mauvaises herbes, les arbres, même au printemps, étaient semblables à des carcasses de bois, dénués de toutes feuilles, quant aux rosiers à l'entrée du parc qui s'enroulaient autour de la grille, ils possédaient plus d'épines acérées que de fleurs. Il était alors évident, à la vue de toutes ces laideurs, que les passants et même les moins sensés, préféraient contourner cette friche qui faisait tâche à côté de la modernité des immeubles bétonnés. Les hommes, ne pouvant contrôler une terre qui refusait de se soumettre, par impuissance, avaient préféré abandonner tous travaux et s'occuper de jardins qu'ils pouvaient embellir aussi la foule se rendait au Parc de la Tête d'Or où on pouvait contempler 30 000 rosiers fleuris en toute circonstance aux essences délicieusement parfumées et des pelouses soignées au millimètre carré par des jardiniers consciencieux. Alors, oui, on délaissait ce vieux jardin qui avait peut être jadis été fleurissant pour un beaucoup plus somptueux. La beauté avant tout, élément non négligeable car attractif et vendeur.
Singulièrement, Scarlett voyait cet endroit d'une autre manière. Elle ne retirait aucun plaisir à observer un paysage dépourvu de beauté et ainsi dirigeait son regard vers la contemplation du vide, permettant une meilleure concentration et réflexion. Oter la beauté et vous verrez plus clair. Si la beauté était un masque, la laideur qu'on ne pouvait embellir était alors l'exacte représentation de ce qu'elle pensait être la vérité.
La jeune femme se laissa choir sur un banc que la mousse avait presque totalement conquis et s'empara d'une de ses dernières cigarettes qui étaient encore dans son sac et qui était le symbole d'une époque révolue. Un jour, après avoir visionné un documentaire sur le développement explosif des cancers du poumon, elle avait décidé de jeter toutes les cigarettes qu'elle avait en sa possession. Celles qui restaient encore dans son sac, elle les avait découvertes il y a peu de temps et avait décidé de les fumer avec parcimonie en se promettant qu'une fois la réserve vide, le tabac ne serait plus qu'un mauvais souvenir. Aujourd'hui, elle fumait son avant-dernière cigarette et elle la fit durer aussi longtemps que possible, regardant le long tube se consumer avec une certaine mélancolie. Scarlett serait bientôt comme cette cigarette, elle se consumerait, s'éteindrait en moins de dix minutes en ayant cette conséquence irréversible de faire des dégâts dans son entourage. Comme ce tube, elle finirait en cendres, en poussière. Comme ce tube, elle n'était qu'une minuscule partie de l'humanité qu'on finirait bien vite par remplacer.
De son sac à main, elle sortit un petit carnet corné et observa les pages vierges d'un œil distrait. Un crayon à papier dans sa main, elle fixait la feuille sans esquisser un geste. Elle aurait voulu que son poignet lui dicte ce qu'elle devait dessiner, elle aurait préféré mettre sur papier des pensées noires, des cercueils, des croix et des zombies que rester là à observer la blancheur de la page. Mais là encore, le vide était la meilleure représentation de son état.
Sur le banc d'en face avait pris place un jeune homme vêtu de la tête aux pieds d'un habit blanc. C'était Alec, notre autre tourmenté protagoniste. Sa journée de travail venait à peine de se finir et il aurait pu rentrer chez lui mais une force étrange l'avait poussé à se rendre dans ce triste parc que la vie avait fui. Totalement plongé dans le roman que lui avait conseillé Monica, il ne vit pas Scarlett.
Le destin s'interrogeait toujours sur ce qu'il allait advenir de ces deux personnes. Les faire se rencontrer ou éviter tout contact ? Un seul regard et leur avenir serait scellé, qu'il soit funeste ou heureux.
*
La mère de Scarlett filait de droite à gauche à un rythme effréné, comme une boussole qui a de la peine à retrouver le Nord. Ses talons tapaient contre le sol marbré et participaient, avec les aiguilles bruyantes de l'horloge, à rendre l'atmosphère pesante. Il régnait dans la pièce un silence de mort que ni la mère ni la fille n'avait encore pu rompre. Un silence funèbre. Les mots, dans ces situations, ne sont que dérisoires et ne font qu'accentuer le tourment.
Après un long moment d'attente, Scarlett vit sa mère s'écrouler en pleurant sur le canapé et une once de culpabilité la saisit. Elle était la cause de ces larmes qu'elle n'aurait jamais voulu voir perler aux creux des rides maternelles ! Tara, sa mère, méritait mieux que cette nouvelle, annonciatrice d'un futur sombre bien que pas complètement gris. Il restait des éclaircies à l'horizon et c'est ce que voulait croire Scarlett, c'est ce qu'elle voulait dire à sa mère pour la rassurer mais elle n'en avait pas eu le temps. Elle avait tendu à Tara les résultats de la prise de sang qu'elle avait passée après être retournée à l'hôpital, deux jours plus tôt. Ceux-ci avaient permis de reconfirmer la maladie dont elle souffrait et bien qu'elle soit toujours aussi abattue, elle allait tout faire pour rester debout et lutter. Il n'y avait que ça à faire, n'est-ce pas ?
C'est en voyant sa mère aussi fragile qu'elle avait décidé de se battre. L'idée l'avait déjà effleurée auparavant mais maintenant, cela semblait plus réel. Tara était la seule au courant. En se confiant à sa mère, elle s'était dit qu'elle seule serait en mesure de l'aider à traverser ces mauvais moments. Tara avait passé tant de temps à la couver et à la soigner quand elle était petite que Scarlett était persuadée que la guérison, si elle survenait, tiendrait autant de la présence de sa mère que des techniques de traitement. Mais la voir si effondrée c'était aussi se rendre compte que certaines choses lui échappaient et qu'elle avait des doutes. Des doutes, des questions sans réponse, c'était le quotidien de Scarlett mais elle avait décidé d'en faire une force plutôt qu'une faiblesse. Elle essayait elle-même de trouver des solutions à des problèmes que les plus grands mathématiciens n'auraient su résoudre. La grande différence entre elle et ces savants, c'est qu'elle désirait fonder sa vie autrement que sur des chiffres et des théorèmes.
En face d'elle, Tara pleurait toujours. Ses longs cheveux blonds soulignés de blanc dissimulaient son visage et sa tristesse mais Scarlett possédait assez de bon sens pour savoir qu'elle se laissait encore submerger.
— Maman, ressaisis-toi, la pria sa fille en la secouant légèrement mais les sanglots semblaient intarissables.
C'était trop douloureux pour Tara pour qu'elle reste de marbre. Avait-elle mérité ce châtiment ? La douleur, elle l'avait trop connue, déjà trop rencontrée. C'était en 1972 qu'elle avait pour la première fois côtoyée la mort. Elle avait quatorze ans à cette époque et vivait à Derry en Irlande du Nord. Son père faisait partie des manifestants pacifistes qui militaient dans la rue pour plus de droits civils quand ils avaient été surpris par des soldats de l'armée britanniques. Quatorze hommes avaient lutté pour la liberté et ils n'avaient trouvé que la mort ce dimanche-là qu'on appela par la suite Bloody Sunday. Les survivants de ce dimanche sanglant en ressortirent blessés ; parmi eux, quelques-uns avaient été touchés dans le dos, l'attaque du faible assoiffé de victoire. Tara se souviendrait toujours de la dépouille de son père qui avait été amenée chez eux, de sa mère genoux à terre éclatant bruyamment en sanglots devant des témoins muets, de son grand-père paternel qui s'était précipité vers le placard à balais où il rangeait sa carabine, prêt à l'utiliser contre ceux qui avaient tué son fils. Mais il avait été stoppé. Répondre à la violence n'était pas dans leurs gènes, massacrer pour venger encore moins mais rester impassible ne pouvait être une solution. Quelques mois plus tard, toute la famille quittait l'Irlande et venait s'installer en France.
Tara connut aussi la mort douloureuse de son mari Patrick. Vers l'âge de 40 ans, on lui diagnostiqua la chorée de Huntington, maladie génétique conduisant à la destruction de neurones. Orphelin de ses deux parents, la maladie n'avait pu être connue avant le développement des symptômes. Ce qui avait infiniment troublé Tara, c'est que du jour au lendemain, elle ne l'avait plus reconnu. Autrefois si doux et attentionné, il s'était changé en un être maussade et renfermé aux gestes incontrôlés. Combien de fois avait-elle reçu des coups involontaires alors qu'elle essayait de l'aider ? Pouvait-elle le mépriser alors qu'il n'était plus qu'un étranger vivant sous son toit ? Quand il retrouvait partiellement la raison, c'était pour tenter de parler mais son débit de paroles diminuait constamment au point qu'il ne s'exprimait bientôt plus que par des onomatopées ou des jurons, les meilleurs jours. Il ne pouvait plus marcher, manger ou boire. Il n'était plus autonome. Le grand professeur de philosophie qu'il avait été avait disparu. Sa dégénérescence se ressentait à travers de nombreux détails : il avait été remplacé dans le journal télévisé philosophique qu'il présentait, il avait laissé son livre portant sur l'importance de la liberté des peuples inachevé et il avait cessé de se rendre aux réunions de ses anciens camarades qui se tenaient une fois par mois. Il avait cessé d'être ? L'intégrité d'un être humain ne tient-elle qu'à quelques neurones ? Seuls quelques diplômes étaient la preuve d'un passé glorieux, la preuve qu'un savant avait un jour vécu dans ce corps gris. Il ne pouvait plus penser. Il était limité dans chacun de ses gestes, déplacements et prises de paroles. Elle l'épaulait autant qu'une épouse peut le faire quand elle a à sa charge deux enfants, une maison à tenir et un travail. Elle n'avait pas le temps d'être malheureuse : chaque instant était occupé par le ménage, les devoirs des filles ou le repas qu'elle devait donner à son mari. Pour Tara, le contraste avait été trop fort. Ce légume, ce tas d'os avait été anciennement son mari ! De temps en temps, un des amis de Patrick venait le voir mais ne restait jamais longtemps parce qu'aucune discussion ne pouvait être dorénavant menée par cet être si malade. Une fois, Patrick s'était énervé violemment contre un de ses plus vieux copains qui malgré les supplications de Tara, n'avait jamais voulu leur rendre à nouveau visite après l'incident. Les amis de Patrick se comptaient sur le bout des doigts.
Et puis un jour survint le drame et même si Tara avait été au courant des tendances suicidaires des personnes atteintes de cette maladie, cela resta quand même un choc de voir le corps sans vie de Patrick sur le parquet de leur chambre. Il s'était donné la mort. Aucune lettre n'avait été retrouvée. Tara en avait été atterrée même si elle savait qu'elle devait s'y attendre. Le philosophe qu'elle avait aimé et avec qui elle avait eu deux enfants était parti sans un mot d'adieu, sans la rassurer ! Mais était-elle en mesure de lui en tenir rigueur ? Pouvait-on blâmer Patrick d'avoir quitté cette vie sans un mot pour son épouse alors que son cerveau se liquéfiait, que ses mains tremblotaient et que ses pensées ne devaient former qu'un amas inerte ? Il n'y a rien de pire que de ne plus pouvoir exprimer verbalement nos opinions, nos sentiments, nos répulsions qui resteront enfermés en nous jusqu'à la mort physique de notre corps. Des pensées claires à l'intérieur et des pensées condamnées pour toujours à errer dans un coin du cerveau. S'exprimer, besoin essentiel de l'Homme pour éloigner la folie comme le prouvent ces exemples de personnes ayant échouées seules sur une île déserte et repêchées folles. Parler soigne. Tara savait que c'était le fait que Patrick ne puisse plus s'exprimer qui l'avait en partie poussé à commettre cet acte et d'une manière, elle le comprenait. Cependant, l'image de son mari étendu inerte à même le sol revenait comme un vieux fantôme dans son esprit.
Aussi, comment sa fille pouvait-elle attendre d'elle tant de courage ? Si elle avait fait preuve de force quand Patrick avait été diagnostiqué malade, maintenant ce n'était plus pareil. A l'époque, elle était jeune et vigoureuse et même si les épreuves avaient été dures, elle s'était enhardie pour le bien de ses filles et après tant d'années à les couver, à les soutenir dans chacune de leur orientation, à respecter à la lettre la règle des cinq fruits et légumes par jour, voilà qu'on lui annonçait que sa fille aînée était atteinte d'une maladie grave, voire mortelle ? Si elle n'avait pas été autant croyante, elle aurait accablé Dieu.
— Je... n'arrive pas... à croire... ce que... tu viens... de m'annoncer... Hoqueta Tara et Scarlett lui tendit la boîte à mouchoirs. Vraiment, tout ça lui semblait injuste mais y avait-il de la justice dans ce monde ? Une égalité entre les Hommes qu'on ne pouvait leur ôter était celle de mourir.
— Il y a de l'espoir Maman ! Je veux te voir courageuse et forte.
L'image de sa mère en sanglot, frêle comme un enfant, la tourmentait. Cette figure maternelle n'avait pas l'habitude de se laisser aller au chagrin, même à la mort de son père, Tara avait su continuer sa vie, pourquoi en serait-il différemment cette fois-ci ?
Comme si cette demande la tuait, la mère se dissimula derrière ses mains.
— Je veux que tu agisses comme auparavant, enchaîna Scarlett.
Tara qui avait entre temps découvert son visage ouvrit de grands yeux ronds d'ahurissement.
— Tu veux que je n'accorde aucune importance à ta maladie ?
— Non mais je ne veux pas que tu me traites différemment.
Tara opina du chef. Ca, elle pouvait certainement le comprendre.
— Comptes-tu mettre ta sœur au courant ? La questionna-t-elle après un moment silencieux.
— Je pensais les inviter à la maison pour leur annoncer. Tu viendrais bien sûr si tu le peux.
Si la mère n'appréciait pas l'idée de sa fille d'organiser un repas pour annoncer sa maladie, Scarlett ne pensait pas ainsi. Quelquefois, la maladie ne commet pas que des atrocités, elle permet de rapprocher et d'unir des parents et des amis. A travers la souffrance, on se retrouve parfois.
N'hésitez pas à commenter et à voter. Alec et Scarlett vont bientôt se rencontrer !
Je souhaite bonne chance à tous ceux qui passent vendredi l'écrit de français ainsi que l'oral quelques jours après !
Je publierai la suite après le bac pour que je puisse être pleinement tranquille !
xx
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