Chapitre 16
Depuis qu'elle avait mis entre parenthèses sa carrière d'institutrice, les journées passaient lentement, dans la plus grande monotonie. Elle ne faisait qu'attendre l'après-midi avec impatience parce qu'elle savait qu'Alec la rejoindrait une fois son travail effectué et qu'ils pourraient s'aimer à leur guise.
Elle détestait l'inactivité, ne pas avoir de priorités ou de buts à viser. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de s'occuper d'elle, de se rendre à ses rendez-vous médicaux quotidiens et de suivre les recommandations des médecins. Mais elle n'avait plus de classe à gérer, plus de bouts de chou à surveiller et cela commençait à lui peser. Elle avait arrêté de se lever aux alentours de six heures (ce qu'elle faisait quand elle se préparait à se rendre au travail) et c'était maintenant vers les midi qu'elle se décidait à sortir de son lit. Tout ce qu'elle entreprenait dans la journée se faisait au ralenti : le repassage, le nettoyage, les courses et elle avait même décidé de ne plus se servir de son lave-vaisselle, mais de faire elle-même la vaisselle pour s'occuper. Si les médecins préconisaient l'arrêt de travail en cas de maladie, Scarlett se demandait si ce choix était vraiment judicieux : il lui semblait que depuis qu'elle n'était plus maîtresse, elle dépérissait.
Quelquefois, sa mère ou encore sa sœur venaient lui tenir compagnie. Elles regardaient ensemble des émissions télé plus stupides les unes que les autres, discutaient de choses légères, feuilletaient les magazines people que Leslie pensait à amener. Scarlett qui raffolait des tests de personnalité, entourait des carrés, des ronds. Etes-vous heureux ? titrait le questionnaire qu'elle avait sous les yeux.
Majorité de ronds : Inutile de chercher à changer votre vie, tout va pour le mieux ! Vous brillez au quotidien, que ce soit dans votre profession ou dans votre vie privée, et les gens le remarquent. De nature optimiste, vous n'accordez que peu d'importance aux tracas de la vie. Par contre, vous accueillez les joies, petites ou grandes, les bras grands ouverts. Attention quand même à ne pas perdre pied, car vous ne vous protégez pas assez des coups durs !
Optimiste, moi ? Ricana Scarlett, et les regards de sa famille se portèrent sur elle. Elle leva son pouce en l'air, signifiant que tout allait bien et replongea sa tête dans le magazine. Quel tissu de mensonges ! Je suis plus proche de la dépression que de l'euphorie...
— Quelque chose ne va pas Scarlett ? S'enquerra sa mère.
Apparemment, elle avait du mal à contenir ses émotions.
— Oui, c'est juste un article qui m'a interpellée, s'empressa-t-elle de la rassurer en décochant un sourire qui n'en était pas un. Tara n'avait pas besoin de savoir que rien n'allait, elle avait déjà assez souffert.
Leslie avait relevé la tête de la télé, laissant le candidat de 'un dîner presque parfait' à la préparation de son plat.
— Je pourrais venir te voir la semaine prochaine avec Jeanne et Olivier. On pourrait aller au cinéma ensemble, enfin si ça te dit ?
De la pitié, voilà ce que j'inspire chez les autres... se dit Scarlett.
Sa sœur n'avait pas l'habitude de lui proposer de sortir. La plupart du temps, elle laissait ses enfants chez leur tante et revenait les chercher le soir venu, claquait une bise sur la joue de sa sœur, attrapait les mains des mômes et s'en allait. La jeune femme la surnommait d'ailleurs 'coup de vent' car si Leslie se permettait de passer, elle ne s'arrêtait jamais.
La voir avachie dans le canapé du salon, à regarder du divertissement, et qu'elle lui parle de sorties, était chose nouvelle, surprenant. Et c'était désolant de savoir qu'elle faisait ça parce qu'elle était malade.
— Oui, si tu veux, répondit-elle en haussant les épaules.
— Olivier a tellement grandi, c'est un vrai bonhomme ! Il nous fatigue, son père et moi, à courir partout dans la maison. Quant à Jeanne, elle a trouvé un nouveau passe-temps : le coloriage mural... Tu verrais l'état de la tapisserie, maman. Je n'ose même plus inviter personne.
Mais tais-toi ! Voulait s'écrier Scarlett, ne pouvant plus en écouter plus. Elle avait beau aimer terriblement ses neveux, entendre parler de problèmes que rencontraient de jeunes parents lui donnait la nausée. Elle pensait à ceux qu'elle n'aurait probablement pas, pensait à ceux qu'elle éduquait ou plutôt qu'elle avait éduqués, à Rémi, à Justine, aux dessins bariolés, aux peluches qu'elle replaçait dans leurs bras lors de la sieste. A la cour remplie de cris d'enfants qui se pourchassaient en trottinettes. Au métier qu'elle espérait continuer à exercer. Aux années qu'elle n'avait pas encore vécues. Aux baisers qu'elle n'avait pas encore partagés avec Alec.
Elle n'était absolument pas optimiste. Un tout autre champ lexical aurait été plus correct, plus proche de son état émotionnel.
— Quand est-ce que nous pourrons rencontrer le fameux Alec d'ailleurs ? Demanda Leslie, changeant du tout au tout.
— Je ne sais pas, il faut que je lui en parle.
— Je pourrais peut-être vous inviter tous les deux à venir manger à la maison. Quelque chose de simple, mais convivial. Ca pourrait être sympa, au moins Marc aura quelqu'un avec qui parler foot... Tu ne penses pas, Scarlett ?
— Je croyais que tu ne voulais pas exhiber le talent de ton artiste en herbe, lui rappela sa sœur, d'un ton sarcastique.
— On essayera de tout camoufler avec Marc. De toute façon, on voulait la changer cette tapisserie... J'ai pensé à un gris taupe, qu'en penses-tu maman ?
Il n'y avait que Leslie pour parler soirée entre couples puis tapisserie. Et avec autant d'entrain.
*
Elles étaient parties depuis une demi-heure, avaient laissé les magazines sur la table basse du salon. Scarlett prit un journal représentant une femme très jolie, qui avait l'air heureuse, elle, déchira la page du test bidon et en fit une boule qu'elle jeta à la poubelle.
Voilà ce que j'en fais de votre bonheur à deux balles...
Cela ne lui apporta aucun soulagement. Rien du tout. Cela l'avait même épuisée et elle se laissa choir sur le canapé.
Tous les soirs, elle se remémorait sa journée. Et comme d'habitude, elle n'avait rien fait d'autre que se morfondre sur elle-même et répondre aux interrogations de sa famille. Elle n'était même pas sortie, n'avait pas vu le soleil depuis cinq jours. Et pourtant, il y en avait des choses à faire à Lyon ! Cependant, qui aurait le cœur à visiter dans son état ? Il lui suffisait de regarder une feuille tomber d'un arbre pour se dire que c'était peut-être la dernière fois qu'elle assistait à ce spectacle de la nature.
L'expression 'dernière fois' lui donnait des sueurs froides. Elle aurait voulu la bannir de ses pensées aussi simplement qu'on bloque un numéro sur son portable, seulement elle revenait sans cesse à la charge, la hantait. La dernière fois que je bois un café, la dernière fois que je lis... Elle se rappelait, il n'y avait pas très longtemps, elle se promettait sa dernière cigarette. Maintenant, elle s'y remettait. Pas par envie, mais plutôt pour démontrer qu'elle avait encore un contrôle sur sa vie, se dire qu'elle pouvait choisir sa fin. L'envie de dire « je suis responsable de ma mort ». C'était ridicule, cependant elle s'y rattachait.
Comme pour coïncider avec ses pensées, elle trouva une cigarette dans la poche de son sweat, se rendit sur le balcon car elle n'avait pas l'habitude de fumer à l'intérieur et qu'Alec serait certainement mécontent qu'elle retombe dans la nicotine.
La cigarette la rendait contemplative. Le ciel avait viré au bleu-rose et semblait former au-dessus du bout de Lyon qu'elle pouvait apercevoir de son poste d'observation comme un dôme protecteur. En se penchant un peu, sur le côté du balcon, il était possible d'admirer la basilique de Fourvière et la tour de radiodiffusion, copie crachée de la Tour Eiffel.
Et si c'était la dernière fois que... Tais-toi donc, Scarlett. Tu racontes encore n'importe quoi. Tu la verras encore cette tour qui donne à Lyon des airs de capitale, cette basilique blanche qui semble capturer la lumière. Tu seras encore là demain.
Tant bien que mal, elle essayait de se réconforter, mais c'était une tâche si difficile quand tout son corps lui criait d'abandonner, de se laisser aller. Qui serait assez puissant pour mener un combat contre son être ?
Elle ne sentait même pas les larmes qui roulaient pourtant sur ses joues, juste la fraîcheur du vent sur la partie humide de son visage.
Comme contempler la ville la rendait émotive, elle reporta son attention sur la terrasse. Mais, encore là, elle voyait tout ce qu'elle avait projeté de faire et qu'elle n'avait pas fait. Cette table Ikéa qu'elle n'avait jamais trouvé le courage et le temps de monter et qu'elle aurait dû installer sur le balcon, ce vieux fauteuil usé qui avait pris l'eau et qu'elle s'était promis de porter à la déchetterie, à ces vieux vêtements qu'elle aurait dû trier.
On passe sa vie à prévoir et trop peu à faire... se rendait-elle compte.
— Que fais-tu sur le balcon ? Demanda une voix qu'elle connaissait si bien.
D'un geste distrait, elle montra la ville à ses pieds.
— Dis plutôt que tu fumes, Scarlett... Lui reprocha-t-il sans méchanceté avant de la débarrasser de la cigarette qu'elle tenait à la main. Elle ne fit rien pour l'arrêter, savait qu'il avait raison. Mais, depuis un petit moment, elle avait stoppé d'accorder de l'attention à sa raison. S'il ne lui restait que peu de temps, elle ne voulait pas s'encombrer de ce qui pouvait l'entraver.
Ayant écrasé le mégot dans un pot de fleurs, il vint l'enlacer, l'entourant de ses grands bras puissants qui auraient pu en étreindre deux comme elle. Ou une autre qu'elle. Seulement, pour l'instant, l'espace entre les bras d'Alec lui appartenait exclusivement. Il le lui avait d'ailleurs dit.
— Bats-toi Scarlett, lui chuchota-t-il à l'oreille et on pouvait entendre dans sa voix tout le désespoir d'un homme qui est témoin de l'abattement d'un être cher.
Elle avait envie de dire : Pour qui ? Pour quoi ? mais elle se retint. Parce qu'elle avait tous les éléments pour se battre : une famille compréhensive et à ses côtés, un petit-ami adorable, une profession. Tout était à sa disposition, mais c'était comme donner des armes à un guerrier non aguerri. Il fallait de l'entraînement, en somme, du temps, ce qu'elle n'avait pas ou alors pas en quantité suffisante.
Et elle se livrait comme un monologue :
—Vas-tu te battre, pauvre cruche que tu es ?
—Pas ce soir, demain. Je suis si fatiguée.
Dans les bras d'Alec, elle se laissa choir, posant sa tête dans le creux de son cou. L'endroit qui lui faisait penser qu'elle avait l'éternité devant elle, ou tout du moins, un avenir radieux.
Avec Alec.
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