Chapitre 14

Installée seule dans le bus, ruminant des pensées qu'elle aurait voulu ne jamais nourrir, elle était morte de peur. Le soir dernier, elle avait refusé que sa mère l'accompagne à l'hôpital pour sa première chimiothérapie et, pourtant, dieu seul sait combien une présence rassurante aurait été accueillie à bras ouverts. Seulement, Scarlett ne voulait pas que sa mère endure cela. Elle désirait l'épargner : tout le contraire de ce qu'avait fait son père. La différence entre elle et lui était qu'il n'était plus autonome. Il avait sans cesse eu besoin d'aide même si, au fond d'elle, elle savait qu'il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour masquer les traces de sa maladie qui le métamorphosait, jour après jour, en un être de chair et non plus de neurones. Même si Scarlett était encore petite fille à l'époque, elle se souvenait très bien du profond désespoir de sa mère qui s'était sentie inutile et démunie. Il y a des souvenirs qui ne se tarissent pas, qui ne s'oublient pas et dont on vit avec durant une vie toute entière et Scarlett ne voulait pas laisser à sa figure maternelle un de ceux-là, aussi avait-elle décliné l'offre de Tara.

Quand le grand bâtiment de l'hôpital se dressa devant elle, une boule nerveuse se forma dans son ventre et une autre noua sa gorge. Elle aurait aimé que quelqu'un vienne, la soutienne dans ce moment difficile, dans les étapes de sa maladie. Sa première chimiothérapie, avec un peu de chance sa dernière, se disait-elle pour se rassurer mais elle savait bien que c'était faux. On ne guérit pas d'un claquement de doigt.

Toute seule, elle s'aventura dans la bâtisse, le cœur prêt à sortir de sa cage thoracique. Il y a quelques temps de çà, elle se rappelait être sortie d'ici presque en pleurs, avec l'envie d'en terminer. Dans quel état serait-elle quand elle quittera l'étouffante atmosphère de ce centre de soins ? Serait-elle abattue ? Fatiguée ? Non, elle ne pourrait se laisser aller car sa sœur venait la chercher en voiture pour la ramener chez elle, là où elle pourrait pleurer de tout son soûl, seule, dans la pénombre de la chambre.

Scarlett s'avança vers l'accueil d'un pas hésitant et annonça qu'elle avait rendez-vous. L'hôtesse tapa son nom sur le clavier et avant de lui donner les directions, elle lui sourit. La jeune femme savait qu'elle avait lu en large son dossier. Ce sourire peut-être le devait-elle à sa maladie, pensa-t-elle alors qu'elle déambulait dans les nombreux couloirs qui se ressemblaient tous. De temps en temps, elle croisait un brancard poussé par un infirmier en blouse.

Bientôt elle arriva à la salle d'attente, le pire endroit qu'il soit. Il avait beau mettre des magazines à lire, l'esprit était préoccupé par autre chose que par les nouvelles mondaines. Occupé aussi. A regarder les visages des patients et des accompagnateurs, à discerner les traits de fatigue et d'infinie tristesse. L'expression des faciès des autres serait bientôt la sienne. Scarlett aurait aimé dénier ces preuves mais la maladie creusait les visages, amplifiait les rides. Elle observa du coin de l'œil cette dame en face d'elle, plus vieille, et qui comme elle était seule. Elle n'irradiait que de souffrance. Un fichu couvrait sa tête dégarnie par les nombreuses chimiothérapies. Scarlett savait qu'en contemplant celle-ci, elle se contemplait elle-même. Et parce que faire face à la maladie était trop compliqué, elle baissa la tête et ne se permit de regarder que le linoléum fraîchement lavé qui brillait à ses pieds.

*

A la sortie, sa sœur ne l'avait pas regardée comme une bête de foire. Enfin, elle avait essayé. Scarlett se sentait différente mais surtout lessivée et terriblement fatiguée comme si cette chimio avait drainé toute son énergie. Elle avait vingt-quatre ans mais elle se sentait déjà vieille.

Durant le trajet plus ou moins silencieux, elle regarda à travers la fenêtre de la voiture défiler le paysage lyonnais mais elle ne ressentait rien, à peine de l'admiration pour sa ville qui pourtant lui était chère. Non, l'admiration serait pour plus tard, tout ce qu'elle voulait maintenant, c'était dormir longtemps. Et oublier aussi.

Elle pensa à Alec, à ses propos sur l'amnésie et, maintenant, elle comprenait quelle joie ce serait de ne plus se souvenir de tout. De vivre dans l'insouciance.

Le jeune homme ne lui avait pas révélé ce qu'il n'arrivait à se pardonner mais elle savait qu'il le ferait un jour, quand il serait prêt à mettre des mots sur ce passage de sa vie. Quant à elle, elle ne lui avait pas non plus fait part de la nouvelle de sa leucémie car, à ses côtés, elle ne se sentait plus malade mais aussi forte qu'un lion. Alec lui faisait plus de bien que n'importe quelle autre thérapie.

- Comment se portent Jeanne et Olivier ? La questionna Scarlett, mettant fin au silence pénétrant.

Ses enfants étaient un sujet intarissable pour Leslie. Joyeuse, elle lui raconta des anecdotes, les dernières notes reçues, le nouveau gros mot que la fillette leur avait sorti pas plus tard qu'hier et qui les inquiétait.

Entendre parler d'autre chose que de son état faisait du bien à Scarlett qui se permit de sourire et une fois de rire à l'entente de la dernière bêtise de Jeanne. La vie continuait son fil, tranquillement.

En silence, elles attendirent qu'un camion de pompiers les dépasse, sirène en marche. Les voitures se rangeaient sur les côtés au fur et à mesure de son avancée comme si c'eut pu être un cortège. Et puis, le bruit s'atténua et la voiture rouge ne fut plus qu'un souvenir. Seulement, on oubliait que derrière les portes métalliques se cachait ce qui constituerait la tristesse d'une famille. On oubliait les larmes des proches venus aussi vite que possible à l'hôpital, on oubliait l'attente interminable, propice à l'élaboration de scénarios tous malheureux. On oubliait qu'un humain pouvait se trouver dans cette camionnette et qu'il souffrait et que tant d'autres souffriraient. Parce qu'oublier était humain. Un jour, on l'oublierait elle-aussi, ainsi était la vie.

- Il paraît que tu t'es dégotée un petit-ami, lui dit Leslie, un sourire en coin et Scarlett mit fin à ces pensées existentielles.

- C'est maman qui t'en a parlé, j'imagine.

- Et dire que tu me cachais cela ! S'exclama la plus jeune des sœurs en faisant mine d'être vexée, comment s'appelle-t-il déjà ?

- Alec, répondit-elle, les yeux dans le vide.

- Joli prénom. Où l'as-tu rencontré ?

- Au travail, et voyant que sa cadette voulait en savoir plus, elle ajouta : il est cantinier.

Et Scarlett s'attendait presque à entendre sa sœur louer le poste professionnel que son mari, Marc, occupait ou à ce qu'elle fasse une remarque cinglante sur le travail d'Alec mais elle n'en fit rien. Pourtant, du coin de l'œil elle pouvait voir que ça la démangeait d'ouvrir la bouche. Telle était Leslie : elle ne pouvait s'empêcher d'être franche et ce pan de sa personnalité dérangeait souvent Scarlett parce qu'elle en avait souvent fait les frais. Etrangement, elle restait silencieuse et la jeune institutrice se demanda si ce mutisme était dû à sa maladie. Peut-être avait-elle peur qu'elle n'ait pas le temps de vivre l'amour, elle se demanda un peu peinée. Et une pensée en entraînant une autre, elle se questionna sur sa relation avec Alec, si celle-ci était raisonnable, elle qui avait moins d'une chance sur deux de s'en sortir vivante. Elle avait envie de tenter, de goûter à ce plaisir d'être aimée mais elle ne supportait pas l'idée de laisser Alec seul derrière elle.

Elle devait le mettre au courant, il le méritait ; et, ensemble, ils trouveraient une solution.

*

Il était dur d'avouer, de prendre la parole. Sa gorge était sèche et refusait d'émettre le moindre son. Pourtant, il le fallait, il fallait qu'elle ose parler, qu'elle partage ce secret qui ne regardait pas qu'elle. Il fallait dire à Alec qu'un jour, peut-être, elle ne serait plus là et, si elle ne lui disait pas cela maintenant, elle n'aurait pas la force de le faire plus tard.

C'est ainsi qu'on gâche des moments tranquilles, par l'annonce de nouvelles tristes et Scarlett aurait voulu préserver celui qu'elle vivait de ce brusque retour à la réalité. Lovée contre le torse du jeune homme, elle se sentait parfaitement bien contre ce corps chaud. Ils avaient passé la journée ensemble. Elle lui avait montré la basilique Notre Dame de Fourvière tôt ce matin, alors que le soleil venait à peine de poindre dans le ciel dénué de nuages, lui avait expliqué la présence de cette vierge Marie en or qui surplombait la ville de son perchoir et lui avait montré le panorama. Elle s'était sentie invincible, prête à affronter le futur. Puis, au lieu de reprendre le funiculaire, ils étaient descendus par les jardins qui serpentaient, main dans la main et sourire à la bouche.

Sans trop savoir comment, ils s'étaient retrouvés dans le vieux Lyon et les bâtiments en pierre et ces petites rues ombragées avaient formé comme un abri pour ces deux jeunes amoureux des temps modernes aux griffes de leur idylle. Ils avaient déambulé dans ces ruelles, s'arrêtant souvent pour contempler les vitrines comme celle d'une boulangerie qui vendait de délicieuses brioches à la praline, une des spécialités de Lyon. Quand douze coups se firent entendre au clocher de la cathédrale Saint-Jean, ils décidèrent de manger dans ce qu'on appelle les bouchons lyonnais.

C'est ainsi qu'Alec, un peu étranger à cette ville qui avait pourtant de beaux atouts, découvrit Lyon. Plus d'une fois il s'était dit que la deuxième ville de France n'avait rien à offrir de particulièrement beau mais c'était avant qu'il ne la visite, accompagné de la plus charmante des guides. Comme il était tombé amoureux de Scarlett, il s'amouracha de Lyon, cette ville qui lui avait tant paru froide au premier abord.

Puis, la fatigue commençant à se faire sentir, Alec avait proposé qu'elle vienne chez lui, la première femme - mis à part Monica - qui avait eu la permission de visiter son antre.

Quand Scarlett avait découvert le lieu d'habitation du jeune homme, elle avait réprimé un cri de surprise. Elle ne s'était certainement pas attendue à rencontrer un loft moderne, terne, qui ne reflétait pas la personnalité d'Alec, lui qui était si enjoué à ses côtés, si plein de vie. Non, ce gris ne lui seyait pas.

On dit souvent qu'une décoration peut définir une personne ou tout du moins son caractère mais alors, était-ce ainsi qu'Alec se voyait ? Comme un homme que la gaieté fuyait ? Pourquoi ces murs dénués de posters, de tableaux ? Pourquoi ces surfaces vides ? Il n'y avait qu'un être qui rayonnait ici, parmi toute cette grisâtre et c'était Junior, le chien.

La boule de poil sur pattes avait accueilli Scarlett avec un aboiement heureux et s'était frotté si fortement à ses jambes qu'elle avait failli tomber plus d'une fois quand ils avaient rejoint le lit où ils s'étaient laissés choir comme deux poids. Junior avait bien essayé de monter à son tour sur le lit mais son maître le lui avait interdit. Il traînait maintenant en boule au pied de celui-ci et poussait de temps à autre des grognements plaintifs.

Et c'est exactement ce moment de tranquillité qu'elle ne voulait perturber.

Et c'est à ce moment bien précis qu'Alec lui déclara sa flamme.

- J'ai encore du mal à comprendre ce qui m'est arrivé ou comment ça a pu arriver mais je t'aime Scarlett.

Il avait dit cela de manière sincère et étrangement cette simplicité de mots valait mieux qu'une déclaration en belle prose. La jeune femme sentait que celle-ci n'avait pas été préparée, pas répétée auparavant devant un miroir mais qu'elle était sortie naturellement, sans problème. Comme s'il n'avait pu retenir ses lèvres de bouger. Et pour cet homme qui ne pensait pas mériter l'amour d'un autre, ces paroles représentaient beaucoup. Et cette pensée fit perler des larmes à ses yeux alors qu'elle s'apprêtait à lui révéler qu'elle était souffrante.

Le pire c'est qu'il lui tenait la main, tendrement, dans sa paume chaude, fiévreuse.

Le pire c'est qu'elle n'avait même pas la force de lui répondre qu'elle l'aimait aussi.

Le pire, c'est qu'elle fondit en larmes alors qu'elle s'était promise de contrôler ses émotions.

- Que se passe-t-il Scarlett ? Demanda-t-il, alarmé.

Elle allait lui répondre mais il la coupa pour lui ordonner de se calmer. L'inquiétude se lisait dans ses yeux, cette émotion qu'il n'avait pas ressentie depuis tant d'années. La jeune femme le rendait incroyablement plus humain chaque jour, se rendait-il compte tandis qu'il la berçait de ses bras puissants.

- Alec... Je dois te dire quelque chose. Mais avant de te la révéler, je veux te déclarer que je t'aime aussi. Garde cela à l'esprit, et cet aveu, bien que rempli d'amour, le transperça. Parce qu'il sentait poindre dans ces mots toute sa douleur.

Sans s'en rendre compte, il la serra un peu plus contre lui. Ce corps, ce visage, cette personne qu'il aimait tant et qui l'aimait tant. Une des seules à avoir pu briser sa coquille. Une des seules à avoir remarqué que sous ce déchet ambulant se terrait un être aimant. Quoi qu'elle puisse dire, il n'abandonnerait pas. Il avait survécu à la prison et il ne pouvait y avoir pire que ça. Seulement, il se trompait.

- Dis-moi tout Scarlett, la pria-t-il.

Elle planta ses doux yeux dans les siens et ne les quitta pas comme si dévier le regard lui ferait perdre pied.

- Je suis malade Alec. Une leucémie aigüe, on dit les médecins. Le traitement efficace est le suivi de plusieurs chimiothérapies. Si malheureusement je suis encore souffrante après ça, ils ont recours à une greffe de la moëlle osseuse.

Et elle le regarda se décomposer au fil de ces paroles, être témoin de cette pâleur envahir ce visage qu'elle ne se lassait d'embrasser. C'était lui qui perdait pied, pas elle. D'ailleurs, il commençait déjà à fuir son attention. A la fuir. Et ça la déchirait de le voir réagir ainsi.

Il s'était levé de son lit - avait d'ailleurs failli bousculer Junior au passage - et s'était mis à tourner en rond, sans but comme une boussole qui a perdu le nord et qui peine à le retrouver.

- Quarante pour cent des personnes souffrant de cette maladie guérissent, Alec, souhaita-t-elle le rassurer avec ce mince filet d'espoir qui la maintenait en vie.

- Et je devrais me contenter de statistiques ? Rugit-il subitement et Junior décida de décamper pour éviter la colère de son maître fou de rage et de douleur.

Telle était sa réaction à sa nouvelle. Tara, la mère de Scarlett avait réagi en pleurant et en se lamentant, Leslie avait opté tout d'abord pour le déni avant d'accepter la réalité alors qu'Alec avait choisi la colère aux larmes parce qu'il connaissait plus cette première émotion que cette dernière : il avait cohabité avec elle durant tant d'années qu'il aurait même pu la considérer comme une de ses proches amies.

- Calme-toi Alec, lui demanda-t-elle.

- Comment puis-je me calmer quand j'entends une telle nouvelle ? J'ai toujours pensé que je ne te méritais pas et au fil du temps j'ai appris à accepter, en quelque sorte, cette rédemption. Mais là, c'est de la cruauté que de vouloir te prendre à moi alors qu'il nous reste tant à vivre ! Parce qu'on est jeune Scarlett et qu'on a toute notre vie devant nous ! Imagine-toi Scarlett, on est tous dans un bus. Certains descendent et d'autres montent, à différents arrêts qui correspondent à différentes étapes de notre vie. Et il faudrait que j'accepte le fait de te laisser descendre avant le terminus ?

- Comme tu l'as dit Alec, on a chacun son arrêt. Le mien arrive peut-être un peu plus tôt que celui des autres.

- Ce n'est pas juste Scarlett, lui apprit-il, plein de larmes dans ses yeux, prêtes à jaillir mais la jeune femme savait qu'il était assez fort pour les contenir.

- Qu'est-ce qui est juste selon toi ?

- Tu es monté dans le bus après moi et tu devrais en descendre après moi, Scarlett, lui dit-il en la prenant dans ses bras mais c'était lui qui avait besoin de réconfort. Elle, elle avait appris à vivre avec ce fardeau. Il fallait maintenant que l'homme qu'elle aimait l'accepte.

- Je ferai en sorte que tu descendes après, lui promit-il, comme si Alec avait le pouvoir de stopper l'avancée de la maladie ou de l'éradiquer.

Seulement, contre les maladies, il n'existe que deux sorties : la vie ou la mort et le jeune homme n'avait aucune prise sur elles, aussi volontaire qu'il put être.

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