Chapitre 1
La cantine était déserte comme tous les jours à cette heure-ci. Les chaises vides donnaient à l'immense réfectoire un air fantomatique. Sur chaque table trônait un pichet d'eau qui attendait d'être désempli par les gosiers desséchés des adolescents. On n'entendait que le son des casseroles et des voix des cantiniers qui provenaient de la cuisine. Alec soupira ; dans quelques minutes il verrait les jeunes déambuler à toute vitesse pour venir se rassasier au self de leur école. Ces adolescents impolis... Jamais une parole gentille, une preuve de reconnaissance. Il leur servait le plat de résistance et Alec n'obtenait rien de plus que les gloussements des filles les plus immatures qui essayaient vainement de se faire remarquer par ce beau et jeune cantinier ou l'ignorance des autres qui louchaient sur les plats chargés de nourriture, l'air de dire que le menu ne leur convenait pas. Alec ne se préoccupait pas de ces fils et filles à papa de cet établissement snob situé dans le centre de Lyon mais il avait quand même le droit à un minimum de respect !
Un coup d'œil à l'horloge murale lui apprit que dans moins de deux minutes, il verrait déferler cette vague d'étudiants sans intérêt ; il se renfrogna. Alec détestait les jeudis, jour où il servait le repas aux lycéens, tout comme le lundi et le mardi car il s'occupait du self des collégiens qui étaient à ses yeux pires que les lycéens. Les jeunes de la 6ème à la 3ème faisaient un boucan du diable et se divertissaient à leur jeu quotidien : la bataille de nourriture où Alec faisait toujours irruption pour stopper les attaques. Son manque de patience et le ton de sa voix lui permettaient de séparer les coupables mais il en ressortait toujours couvert de cette immonde nourriture qu'il avait lui-même servi auparavant dans les assiettes des collégiens. Mais chaque chose en son temps, aujourd'hui il avait affaire aux lycéens qui étaient certes moins coriaces que les collégiens mais qui étaient loin de s'approcher de l'image de doux agneaux !
Quand Alec avait postulé pour ce job, il n'avait pas réellement compris ce qui l'attendait derrière les portes de cet établissement où il n'aurait jamais mis les pieds durant son enfance, cet endroit si prestigieux avec ses murs de pierre et ses colonnes grecques, avec ses professeurs si guindés et si peu démonstratifs, avec ces élèves si imbus d'eux-mêmes. Les souvenirs de sa scolarité étaient peu nombreux mais il se rappelait ne pas avoir eu droit au même traitement. Il détestait cet endroit mais ce lieu le faisait vivre alors il restait et il serrait les dents chaque lundi, mardi et jeudi, priant pour que vendredi vienne.
Le son strident de la sonnerie marqua la fin des cours. Derrière le comptoir du self, il attendait, louche dans la main et regard vide. Les pas lourds et précipités des lycéens se firent entendre et le sol sembla même trembler, ramenant Alec à sa triste réalité de cantinier. Le vieux monsieur qui servait les desserts en face de lui, lui adressa un petit sourire pour le motiver mais cela eut peu d'effets. Il n'aimait pas ce travail mais il ne pouvait se permettre de le perdre ! C'était sa seconde chance et il en était conscient certains jours.
Quelques secondes plus tard, tel un réparateur de formule 1 qui contrôlait le bolide quand celui-ci arrivait au stand, il mettait le moins de temps possible à remplir les assiettes selon les goûts des lycéens. Pâtes, viande ; Pâtes, viande ; Pâtes, haricots verts... Les variantes, c'étaient la petite fantaisie qui lui permettait de contrer la routine de son service.
Avec un regard haineux, il tendit la dernière assiette à l'ultime étudiant qui ne l'avait même pas gratifié d'un remerciement. Le réfectoire était plein, empli d'un brouhaha insupportable et Alec regrettait le silence de plomb. Tout était mieux que les conversations immatures des lycéens, tout était mieux que cette superficialité. Ces gosses qui apparaissaient lors de la pause déjeuner, même en connaissant la poussée d'Archimède et en sachant calculer l'énergie cinétique d'un objet en chute libre, ils ne savaient rien de la vie qui se déroulait en dehors de ces murs. Concentrés sur leurs interrogations et leurs fiches de cours, ils ne voyaient pas plus loin que l'année de la terminale ou que leur rêve fantaisiste post-bac. Bientôt, ils devraient faire face à la dureté de la vie, à la triste réalité des rues et là, ils se rendraient compte que tous leurs théorèmes si bien compris et appliqués, toutes leurs leçons si bien sues, ne leur serviraient plus.
Alec reprit conscience de son immobilisme et sortit de ses pensées pour se rendre compte que le directeur se trouvait face à lui, l'air sévère et stoïque dans son complet qui contrastait avec la blouse blanche du cantinier. Cet homme d'âge mur toisa Alec avant de pointer les différents mets qu'il souhaitait voir dans son assiette. Le jeune homme s'exécuta docilement mais en son for intérieur, il bouillonnait de colère. Avec un faux sourire, il lui posa une assiette remplie de nourriture sur son plateau et lui souhaita un bon appétit. Le directeur ne prit pas le temps de le remercier et alla rejoindre la table des professeurs la tête haute comme il en avait l'habitude. Dans ces moments de furie discrète, Alec aurait aimé que les collégiens soient ici pour commencer leur bataille de nourriture et que leur cible soit dirigée sur cet impoli. Mais on était jeudi et de toute façon, les collégiens étaient assez malins pour ne pas débuter un combat sous l'œil sévère du directeur.
D'un geste ferme, Alec retira ses gants. Il y mit tant de force qu'il déchira le latex. Il détestait ce job mais c'était sa seconde chance ! C'était sa réinsertion sociale comme lui avait dit le psychologue qu'il avait vu. Belle réinsertion ! On lui avait collé des élèves, vaniteux qui plus est, qui auraient bien eu besoin d'un recadrage. Ce travail, il l'aurait déjà quitté s'il le pouvait mais le juge qui avait décidé d'écourter sa peine le prendrait bien mal. Non pas qu'Alec ait quelque chose à faire des sentiments de cet homme de cour mais il ne désirait pas retourner en prison pour ne pas s'être plié aux règles. Sa place n'était pas ici mais ça valait déjà mieux que les murs sordides de la prison. S'il avait pu supporter la compagnie de son voisin de cellule alors il pouvait faire abstraction du comportement des élèves.
*
Elle quitta le bâtiment grisâtre sans se retourner. La porte en verre se referma sans bruit derrière elle. De toute façon, elle n'entendait déjà plus ce qui se passait autour d'elle : elle était perdue et choquée comme un chiot ayant perdu sa mère des yeux. Tout autour d'elle lui semblait désormais hostile. Si elle était entrée en souriant dans le grand bâtiment, elle en était sortie abattue et sans force comme si on lui avait aspiré toute sa vitalité avec des rayons X. Elle n'aurait jamais dû se rendre à ce rendez-vous. Elle n'aurait pas su qu'elle mourait mais elle aurait vécu sans se mettre de limite, sans se fixer un jour, un mois ou des années. Elle mourait comme les autres personnes autour d'elle mais les deux seules différences étaient qu'elle allait passer l'arme à gauche beaucoup plus rapidement qu'eux et qu'elle connaissait son assassin. Ce damné meurtrier qui ne pourrait être jugé après avoir cruellement tué une âme pure, ce damné meurtrier qui ferait encore bien d'autres victimes, ce damné meurtrier qui courrait encore dans les rues ! C'était intolérable à imaginer. Mourir, oui, mais être tuée, non.
Scarlett poursuivit son chemin avec lenteur et la tête basse comme si mourir la rendait honteuse et indigne d'attention. Si elle croisait un regard, elle n'était pas certaine de ne pas flancher et de ne pas se mettre à pleurer au milieu de la rue piétonne. Elle serrait contre elle son manteau comme pour se protéger d'une force invisible. Il faisait tiède en ce mois de septembre même si on annonçait bientôt une vague de froid qui viendrait engloutir la ville de Lyon. Qu'importe puisqu'elle mourrait ! Même le chant timide des oiseaux n'arrivait pas à la rasséréner, même les rayons du soleil qui jouaient avec les feuilles jaunies des arbres ne lui rendaient pas son sourire. Elle ne pensait qu'à la fin de sa vie, qu'à la brièveté de sa présence sur Terre. Elle ne savait pas combien de temps on lui donnait (elle s'était enfuie avant de pouvoir le savoir) mais elle sentait que ce serait bien trop court pour elle et ses vingt-quatre printemps. Elle voulut se dire que c'était injuste mais elle se garda bien de l'avouer. C'était ainsi qu'étaient faîtes les choses et elle ne pouvait rien y changer. Même la beauté et le charme naturel de Scarlett ne pouvaient la sauver, ces éléments ne sont que dérisoires. Pourquoi ? S'entêtait-elle à se demander tel un enfant en besoin de savoir et la seule réponse qui lui venait à l'esprit était celle-ci « Parce que c'est ainsi ».
Elle monta dans le funiculaire qui manquait de fermer ses portes et se laissa glisser sur le premier siège, ne pouvant supporter son propre poids. Dans le wagon, le brouhaha régnait mais Scarlett n'en faisait pas partie. Bien à l'abri dans son petit monde, elle admira les quelques secondes de vue avant que le train ne rentre dans le tunnel. La noirceur opaque l'apaisa étrangement. Cette couleur, elle ne l'associait jamais à la mort parce que tout simplement la mort lui était inconnue. Bientôt, elle verrait par elle-même et là elle pourrait se faire une idée.
Le bruit de fond cessa dans le wagon, on n'entendait plus que le grésillement des néons qui avaient bien du mal à diffuser une pâle lumière. Scarlett ferma les yeux pour savourer ce moment de silence mais il fut de courte durée : on arrivait en gare.
Les gens se pressèrent vers les portes de sortie tandis que la jeune femme préféra attendre que la foule disparaisse avant de descendre du funiculaire et de suivre machinalement son chemin. Bientôt, elle se retrouva à l'air libre, devant la majestueuse basilique Notre-Dame de Fourvière qui, sous le soleil de septembre semblait briller de mille feux. C'était une construction formidable, surplombant la ville de Lyon et surmontée d'une vierge dorée. Construite en 1872 pour remercier la vierge Marie d'avoir épargné les habitants de la peste, la basilique est un lieu d'hommage et de sérénité. De cette adoration pour la mère de Jésus vient la fête des Lumières où chaque lyonnais pose à ses fenêtres quelques bougies pour montrer qu'il n'a rien oublié. Les flammes des bougies flottant au gré du vent étaient pour Scarlett un spectacle magnifique et émouvant.
La jeune femme gravit le perron et poussa la lourde porte en bois. Elle émit un petit cri de surprise. A chaque fois qu'elle se rendait ici, elle ne pouvait s'empêcher d'être stupéfaite devant la beauté de l'architecture, devant les colonnes décorées avec soin et incrustées qui soutenaient un plafond magnifiquement mis en valeur et devant les vitraux qui laissaient passer les rayons de lumière en les embellissant. Scarlett venait très souvent ici quand elle ressentait le soin d'être proche de Dieu. Certainement qu'il devait être ici, dans cette basilique splendide, à observer de son œil indulgent les gens qui entraient, qu'ils soient catholiques ou non. Ici, elle était bien, on ne la jugeait pas. Dieu devait être certainement au courant de sa maladie incurable mais lui, au moins, il ne changerait pas sa relation avec elle pour un détail. Elle allait mourir, certes, mais elle n'y pensait déjà plus. A l'abri dans cette basilique, elle se sentait guérie, il lui semblait qu'elle appartenait un peu à ce lieu si serein où elle trouvait à chaque fois la paix dans les moments de tourment.
Scarlett alla s'asseoir sur un banc et s'abandonna toute entière. Elle ferma les yeux, laissa le bruit de l'orgue l'apaiser et s'octroya quelques instants de calme avant de rejoindre la tempête. Le monde extérieur lui faisait peur, ici, tout était plus simple. Pour les prêtres de la basilique, elle ne mourrait pas, elle rejoignait Dieu, et la conséquence avait beau être la même, elle préférait la deuxième vision. Mourir, c'était se laisser entraîner par une spirale, par un gouffre. Rejoindre Dieu, à ses yeux, lui semblait plus apaisant. C'était s'endormir et se réveiller dans un paradis blanc. Ce n'était pas mourir mais revivre ailleurs. C'était l'espoir. C'était tout. Alors oui, si Dieu voulait bien d'elle, elle irait le rejoindre. Cette simple pensée lui insuffla un peu de vitalité et apaisa ses traits tirés par la peur.
*
Alec retrouva sa voiture avec un bonheur savamment savouré. Il aimait se dire que ce simple objet avait le pouvoir de l'emmener partout où il désirerait se rendre. Il pouvait rejoindre l'Italie en seulement une heure et recommencer une vie bien qu'il ne connaisse aucunement la langue. Mais c'était incroyablement bon de rêver à d'autres horizons. Sa vie était ici, à Lyon, désormais. Non pas qu'il voyait cette ville comme une prison dorée, mais il n'avait rien qui le rattachait à celle-ci. Tous les jours, c'était pareil. Même le week-end, il avait sa routine : se lever vers midi, rejoindre le canapé et s'y avachir, allumer la télévision et regagner le lit. Il était tellement peu sorti de chez lui qu'il connaissait à peine la ville où il résidait : il n'était jamais allé dans un bouchon lyonnais, il n'avait jamais visité le musée des Beaux Arts et ne s'était jamais rendu au Parc de la Tête d'Or. Il n'en voyait pas la nécessité. Bientôt, il quitterait cette ville, il irait s'installer à la campagne et il ferait des balades accompagné de son chien Junior, un vieux teckel à l'oreille troué à cause d'une bagarre qui avait mal tournée. Ses poils bruns devenaient peu à peu grisonnants et au lieu de marcher, il se traînait sur ses quatre petites pattes. Si un jour Alec avait su qu'un chien partagerait sa vie d'homme solitaire, il aurait sûrement ri : donner de l'affection ne serait-ce qu'à une boule de poils relevait de l'impossible et pourtant, il l'avait recueilli sans trop réfléchir.
Dans la vie d'Alec, il y avait aussi la mamie du palier d'en face qui semblait l'adorer malgré son passé tumultueux. C'était une dame qui vivait seule depuis la mort de son mari et qui n'avait jamais eu le bonheur d'avoir des enfants, aussi avait-elle pris ce grand gaillard musclé sous son aile bienveillante. Alec avait beau se dire qu'il n'avait pas besoin d'elle, il savait qu'elle lui était nécessaire. A qui aurait-il pu parler ? Avec qui aurait-il pu discuter des élèves de ce lycée de riches et de ce travail si ennuyeux ? La vieille dame, qu'il appelait aussi Monica de son prénom, affectionnait tout aussi tendrement Junior à qui elle prodiguait maintes caresses bien qu'il soit un chien un peu craintif avec les personnes qu'il ne connaissait pas. Si Alec réfléchissait bien, il passait plus de temps dans l'appartement de Monica à grignoter des biscuits et à regarder des séries françaises et des jeux télévisés que dans le sien. Ce qu'il aimait chez Monica, c'était que son appartement était vraiment personnel : il y avait des photographies de son mari et de sa famille, des vieux plats de famille, des ustensiles de cuisine qui étaient vieux comme le monde, une grande horloge à balancier en bois verni et surtout, on pouvait sentir un délicieux fumet à chaque fois qu'on entrait. Mais ce qu'il aimait le mieux chez elle, c'était ce splendide piano à queue où elle jouait quelques fois un air populaire de son temps. Entrer chez Monica, c'était un voyage dans le temps où ne l'on sortait que plus enrichi. Dans son propre appartement, tout était froid et terne avec ce meublé moderne et même les murs blancs n'arrivaient pas à égayer le petit studio alors il se réfugiait un moment dans le monde tout rose bonbon de Monica et il discutait, oubliait les heures avant de reprendre conscience et de retourner à la froideur de son logis.
Il lui fallait toujours un moment d'adaptation avant d'entrer dans son appartement quand il revenait du logement de la vieille femme. Entre ces murs impersonnels, il se sentait comprimé mais le plus terrible, c'est qu'il se sentait comme s'il était encore en prison. Comme s'il n'avait jamais quitté l'ombre des barreaux.
Voici le début de ma nouvelle fiction, n'hésitez pas à me faire partager vos avis !
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