Chapitre 3

— Merci pour votre intervention docteur Martin. J'en profite pour rappeler à nos téléspectateurs qu'un reportage intitulé " Aéroport de Berlin : plongeons au cœur de l'horreur" sera diffusé demain à 20h sur notre chaîne. Merci à tous nos invités…

L'image disparue instantanément lorsque j'envoyai rageusement la télécommande contre l'écran. Depuis deux semaines les médias s'étaient emparés de l'affaire, ne nous laissant plus aucun repos à nous, les principaux concernés de ce massacre. Les proches et survivants de l'attentat suffoquaient sous cet amas médiatique. On ne nous laissait pas vivre nos deuils en paix. À la place, ces vautours se battaient pour obtenir le témoignage le plus croustillant, les informations les plus morbides... J'en venais à leur vouer une haine semblable à celle que j'entretenais envers les assassins de mes amis. Ces gens étaient dénuées d'âmes, ne se nourrissant que du malheur qu'engendrait ce genre de tragédie.

En réalité, ma colère restait constante depuis ce jour fatidique. J'enviais la sagesse de certains, qui assuraient ne pas ressentir cette envie vengeresse qui m'habitait. J'étais incapable de renoncer à réclamer que justice soit faite. Malheureusement, les responsables directs de l'attaque avaient péri avec leurs victimes. Une fin bien douce, comparée à ce que nous vivions, à ce que je vivais. On m'avait arraché une partie de moi, des membres de ma famille. J'avais toujours considéré Florence et Antoine comme une soeur et un frère de coeur. Ayant été élevé par mes grands-parents et étant fils unique, Flo et son mari étaient devenus les deux piliers les plus importants de ma vie. Et voilà que des monstres se pensant soudainement affublés de droits divins venaient tout détruire et me faire tomber dans les ruines de mon désespoir. 

D'un pas rageur, je finis par me diriger vers le balcon. Quitter ma chambre était devenue chose rare depuis plusieurs jours. Je passais mes journées et mes nuits devant les commandes que je n'arrivais pas à finaliser, ou bien sur mon lit à ruminer. M'alimenter était devenu secondaire et j'aurais arrêté d'y penser si Cécile n'y veillait pas. Ainsi, je ne quittais mon antre que dans le seul but de me détendre les nerfs en fumant une cigarette. Cette heure déjà avancée de la soirée restait l'un de mes moments favoris. Tout y était plus calme, apaisant quelque peu la tempête qui déferlait en moi. Adossé contre la rambarde je levai la tête pour contempler le ciel. Je n'avais jamais cru en Dieu, et pourtant je me mettais à espérer très fort que le paradis soit, lui, bien réel. Juste pour qu'ils ne disparaissent pas. Pas entièrement. Que je puisse me raccrocher encore à quelque chose, aussi chimérique soit-elle. 

Alors que j’entamai ma quatrième clope, j'entendis la porte de l'appartement s'ouvrir. Cécile venait de rentrer. Elle passait de plus en plus de temps à son atelier, entourée de ses aiguilles et ses tissus. Notre relation c'était quelque peu détériorée et j'en étais le principal responsable. Bien sûr, elle partageait ma peine, Flo et Antoine faisaient également partie de ses amis, mais ma colère n'avait de barrière contre personne, même pas pour celle que j'aimais. Elle souhaitait à tout prix que je débute mon deuil, que l’on recommence à sortir, à se changer les idées... Mais, continuer à vivre comme si de rien n'était sonnait comme la pire des trahisons à mes oreilles. Parfois, je culpabilisais de lui faire vivre tout ça. Elle ne pouvait pas comprendre que jamais je ne pourrais retrouver une vie normale. J'en venais à me demander si elle méritait vraiment l'unique piètre existence que je pouvais lui offrir désormais. 

— Lucas ? 

— Je suis sur le balcon, grognais-je. 

Cécile me rejoignit en quelques secondes, s'installa près de moi. Voulant éviter l'une de ses remarques réprobatrices devenues habituelles, j'entamai un geste pour retourner dans ma chambre. 

— Attends, est-ce que tu peux me donner une cigarette ? 

Je me retournai vers elle, interloqué. Ce n'était pas une fumeuse, elle ne l'avait jamais été. Était-ce un moyen qu'elle avait trouvé pour renouer le contact ? C'était stupide. Pourtant, je fis demi-tour et lui tendis mon paquet sans rien dire. Après tout, elle se donnait du mal pour sauver notre relation et malgré toute ma peine, mes sentiments pour elle ne s'étaient pas taris complètement. Elle me gratifia d'un sourire et partit s'installer sur notre table d’extérieur, face au paysage. Je fus étonné de voir qu'elle ne s'étouffa pas avec la fumée, apparemment elle avait déjà goûtée au tabac plusieurs fois contrairement à ce que je pensais. 

— Ça fait deux semaines, lança-t-elle en répondant à ma question silencieuse. 

— Pourquoi tu ne me l'as pas dit ? 

— Tu t'en serais inquiété ? 

Je grimaçai d'agacement. Encore un reproche. Cécile secoua la tête, un rictus aux lèvres. 

— Non Lucas. Je te posais sincèrement la question. 

— Non, admis-je d'une voix coupable. 

— Alors autant que tu l'apprennes comme ça.

J'hochai la tête. Qu'elle m'en ait fait part avant ou aujourd'hui m'importais peu en réalité. J'aurais juste voulu lui éviter ça. Je ne devais pas me voiler la face, j'étais entièrement responsable de sa nouvelle dépendance. 

— Je suis désolé, soufflai-je en m'installant près d'elle sur la table. 

— Désolé de quoi ? m'interrogea-t-elle en relevant un sourcil. 

— Je te cause beaucoup trop de soucis. Et voilà que tu te mets à cloper pour tenir le coup face au déchet que je suis devenu. Tu ne mérites pas ça Cécile et je comprendrais que tu préfères partir. 

Son regard se fit sombre. Elle sembla vouloir répondre, mais à la place, elle tira une latte et laissa longuement s'échapper la fumer de sa bouche. 

— Arrête de te prendre pour le centre du monde Luc. 

Surpris, je relevai la tête vers elle, ne m'attendant pas à cette réplique. 

— Si ça va mal entre nous ces derniers temps, ce n'est pas que de ta faute. J'ai ma part de responsabilité parce que je t'ai forcé à faire ce pour quoi tu n’es pas prêt. J'ai peut-être une manière différente de vivre tout ça, mais tu n'es pas le seul à souffrir de leur disparition. 

— J'en suis conscient Cécile, mais tu ne comprends pas que... 

— Je ne comprends pas quoi ? Que tu te penses la seule victime de cette tragédie ? Flo et Antoine avaient d'autres amis qui les pleurent en ce moment même. Leurs familles, pour ce qu'il en reste, doivent également les pleurer. Aurélie a perdu sa soeur Lucas. J'ai perdu mon meilleur ami et la tienne. Alors non, tu n'es pas celui qui souffre le plus, on s’autodétruit tous, asséna-t-elle d'une voix étrangement calme. 

Je fus soudainement frappé par la véracité de ses mots. Obnubilé par ma propre tristesse, je n'avais même pas pensé que Cécile pouvait souffrir d'autre chose que mon comportement dévastateur. Ou peut-être avais-je été bien trop individualiste pour regarder autour de moi. 

Nous restâmes assis là durant plusieurs minutes sans rien dire. Cécile avait raison, je n'étais qu'un pathétique égoïste, et je l'aimais encore plus fort d'être restée malgré tout pour me faire ouvrir les yeux. Sans oser la regarder, je lui saisis délicatement la main et la plaçai dans la mienne en caressant ses doigts des miens. J'attendis un refus qui ne vint pas. Je finis par tenter un coup d'oeil dans sa direction. Mon comportement était digne de celui d'un adolescent de quinze ans, et pourtant je me rendais maintenant compte que cela faisait des semaines que je réagissais comme tel. Cécile ne me regardait pas mais elle s'était rapprochée, collant nos épaules l'une à l'autre. Elle était si belle, comment avais-je pu rester si longtemps sans la voir vraiment ? Je quittai sa main pour déposer la mienne sur sa joue. Ma fiancée tourna enfin la tête, ses yeux embrumés de larmes elle ne put esquisser qu'un faible rictus. Mon coeur se serra à ce spectacle et j'écartai les bras, lui offrant enfin le réconfort dont je l'avais privé depuis bien trop longtemps. Cécile se lova contre moi et laissa échapper quelques sanglots. D'un geste tendre, je lui caressai les cheveux et le dos. Sans que je ne m'y attende vraiment, je sentis mes propres larmes se déverser sur mes joues. Je resserrai alors notre étreinte, comprenant enfin à quel point nous avions besoin l'un de l'autre pour continuer à vivre. 

Cécile finit par se calmer au bout d'un certain temps. Elle me fixa de nouveau, agripper à moi comme si sa vie en dépendait. Je retrouvais à cet instant en elle, la même fragilité qui m'habitait depuis l'attentat. En la regardant ainsi, je sentis un élan d'amour me saisir, et une pointe d'espoir renaître en moi. 

— Je t'aime, soufflais-je. 

— Je t'aime aussi Luc. 

Lorsque mes lèvres touchèrent les siennes, je fus transporté par ce tourbillon de sentiments qui m'animaient. 

Nous nous étions bien vite retrouvés dans la chambre. Nos corps nus se redécouvraient dans une danse sensuelle et un besoin infini de combler le manque de l'autre nous fit perdre la notion du temps. Malgré tout, je n'avais pu m'empêcher de ressentir la détresse prédominante qui émanait de notre ébat. Nous ne faisions pas l'amour simplement pour nous retrouver, mais bel et bien pour oublier. L'espace d'une seconde, d'un gémissement, le temps d'une jouissance qui comblait le vide dans nos cœurs. Épuisés, nous finîmes par nous laisser tomber l'un à côté de l'autre avant de nous enlacer tendrement.  Je ne pus m'empêcher de sourire en caressant l'épaule de la plus belle femme qu'il m'avait été donné de voir. Comment avais-je pu manquer de la perdre ? Je n'étais qu'un idiot. Je me rabrouai mentalement de recommencer à gâcher ce moment et me décidai à profiter pleinement de nos retrouvailles. Dans un geste doux, j'embrassai le haut du crâne de Cécile qui parut prête à sombrer dans un sommeil profond. Sa respiration lente et son parfum préféré m'apaisèrent. Pour la première fois depuis des jours je retrouvis un semblant de bien-être. Pourtant, et alors que je m'apprêtai à fermer les yeux, je sentis une humidité bien trop importante au niveau de mon torse pour que ce ne soit que notre transpiration. Inquiet, je me relevai légèrement en appelant doucement ma fiancée. Elle ne tourna pas la tête vers moi, essuyant discrètement ses yeux que je devinai larmoyants. 

— Cécile, qu'est-ce qu'il y a ma puce ? 

Elle finit par se relever et appuya son dos contre son oreiller, tout en évitant de nouveau mon regard. Je me sentis soudainement complètement déboussolé face à cette situation, mais tentai néanmoins une approche en me saisissant délicatement de sa main et en me penchant vers elle pour écarter les mèches qui lui collaient aux joues. 

— Dis-moi ce qui ne va pas. Tu... Tu regrettes le déroulement de la soirée ? hasardai-je. 

— Bien sûr que non, gémit-elle visiblement agacée par ma question. Je suis heureuse qu'on se soit réconciliés. Vraiment. 

— Explique-moi. 

Je cherchai à capter son regard, de plus en plus démuni par sa réaction. Si je n'étais pas le problème, que se passait-il ? 

— Je te l'ai dit, tout ne tourne pas autour de toi. Je sais très bien que tu penses être encore responsable mais c'est faux. Alors, enlève-toi cette idée de la tête immédiatement, tu veux ? 

Je répondis silencieusement par la positive, surpris de son ton soudainement plus autoritaire. 

— J'aimerais savoir quand même ce qui te tracasse Lily... 

Cécile sourit faiblement à l'entente du surnom dont je l'affublais depuis des années. Elle n'osait pas admettre qu'elle l'appréciait mais je n'étais pas dupe. L'effet était très souvent immédiat : ce surnom avait le don de la détendre dans n'importe quelle situation. 

— Je... Je réfléchissais à demain. Je ne sais pas comment je vais trouver la force de m'y rendre et de devoir leur dire adieu, souffla-t-elle, une nouvelle fois au bord des larmes. 

Je me figeai instantanément. Comment avais-je pu oublier ? Mon déni était peut-être bien plus poussé que ce que je ne voulais entendre, et ce malgré les avertissements du psychologue qui me suivait depuis la tragédie. Livide, je ne réagis toujours pas et cela finit par inquiéter Cécile à son tour. 

— Tu as oublié toi aussi n'est-ce pas ? 

Je tournai vers elle un regard perdu et interrogateur. Ma fiancée lâcha un petit rictus triste avant de reprendre : 

— Moi aussi. C'est Aurélie qui me l'a rappelé en me téléphonant juste avant que je ne rentre. Elle voulait savoir si nous viendrions et comme elle n'arrivait pas à te joindre... 

Un élan de culpabilité s'empara de moi. J'avais décidément été le pire des égoïstes ces derniers temps, au point de créer du tracas à Aurélie alors qu'elle en avait déjà bien trop à supporter. Entre l'organisation de l’enterrement, ses enfants qu'elle devait gérer seule et son propre deuil, je ne pouvais qu'être admiratif de son courage. 

— Je... Je m'excuserais auprès d'elle demain. 

Cécile hocha la tête avant de m'embrasser une dernière fois. 

— Nous ferions mieux de dormir maintenant. Je ne tiens pas à me morfondre toute la nuit et ne pas être un minimum en condition pour affronter tout ça. 

— Tu as raison. Bonne nuit Lily. 

Je m'allongeai sur le côté, son dos collé à mon torse et entourai son corps de mes bras. Je sentis ma fiancée resserrer notre étreinte puis me murmurer une demande avant de sombrer dans le sommeil. 

—  Je te promets de tenir le coup pour toi et pour eux demain, alors promets-moi que tu le feras aussi. 

Ma nuit fut agitée et je ne réussis pas à fermer l’œil. Cette journée me paraissait insurmontable, la vie sans eux me paraissait insurmontable. Silencieusement je fis mes excuses à Cécile qui dormait près de moi, déjà certain que je ne pourrais pas accomplir ce qu'elle m'avait demandé. «Je n'ai jamais su tenir mes promesses.» 

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