Chapitre 1
Des trombes d’eau se déversaient sur mon pare-brise que mes essuie-glaces ne parvenaient pas à contenir. Je plissai les yeux en me penchant sur mon volant pour tenter d’apercevoir quelque chose de familier dans cette rue sombre. Les contours des petites maisons du lotissement semblaient déformés par l’eau à travers mes vitres, et je peinai à lire les numéros des habitations.
Grognant de frustration, je fis demi-tour au bout de l’allée. Le pavillon de mes amis se trouvait ici d’après mon GPS, mais cela faisait déjà dix minutes que je tournai en rond sans réussir à le repérer. Ce fichu appareil m’avait lâchement abandonné avant que je n’arrive à destination, me laissant seul face à ces blocs de béton et ces petits jardins identiques.
Cette régularité lisse et parfaite ne me plaisait guère, mais il fallait avouer que c’était tout à fait le style de Florence et Antoine, mes meilleurs amis.
Ils avaient déménagé dans ce petit coin tranquille aux abords de la ville le mois dernier, cochant ainsi une case de plus dans la catégorie de la petite famille parfaite. Des boulots stables, une routine bien établie, un enfant et maintenant la maison typiquement clichée pour parfaire le tableau. La vie de monsieur et madame tout le monde en somme.
Je ne méprisais pas leur choix, mon quotidien n’étant pas particulièrement singulier lui non plus, mais ils rentraient parfaitement dans les codes d’une existence trop bien rangée que j’avais toujours tenté de fuir.
Heureusement, Antoine et Florence se contentaient de l'image de la petite famille rangée seulement en apparence. Leur partie rebelle se trouvait dans leurs caractères et leurs lubies. Nous avions toujours eu la même passion pour le voyage, mais ces deux-là avaient déjà visité plus de la moitié du globe quand je n’étais encore qu’à pouvoir compter mes excursions sur les doigts de mes mains.
Leur goût de l’aventure ne s’était pas tari avec les années, même après la naissance de leur fille qui fêtait ses dix ans aujourd'hui. J’étais d’ailleurs venu leur rendre visite à cette occasion. Son anniversaire précédait le mien de quelques jours, et nous avions pris l’habitude de les fêter ensemble. Je n’avais jamais été très à l’aise avec ce genre situation, n’étant pas particulièrement proche de la petite et même des enfants en général, j’aurais préféré que les deux événements se passent séparément. Seulement, Flo et Antoine avaient réussi à me convaincre que cela s’avérait plus pratique pour tout le monde, et puis ils espéraient certainement que je me rapproche de leur fille de cette façon.
Malheureusement, bien que mes rapports avec elle n’aient jamais été conflictuels, ils restaient cordiaux tout au plus. Nous ne partagions rien ensemble et nous ne cherchions pas particulièrement à le faire, au grand désespoir de mes amis.
Au bout d’un moment, j'aperçus enfin la voiture de Florence garée dans l’allée et soupirai de soulagement. Je n’étais venu ici que deux fois auparavant depuis leur emménagement, et avec le soleil déclinant ainsi que la pluie torrentielle, je tournai depuis presque vingt minutes dans ces rues identiques.
Je grognai en sortant de ma voiture, le contact de la pluie chaude et l’humidité ambiante me mettait de mauvaise humeur. En plein mois de juillet, il aurait dû faire beau et nous aurions dû nous retrouver près d’un barbecue sur la terrasse. Mais depuis plus de deux semaines, le temps était maussade et pluvieux, comme si la nature voulait nous prévenir de quelques catastrophes qui se préparaient. Les prémices de la fin du monde, si j'en écoutais mon voisin Gérard, un illuminé cependant sympathique qui me faisait rouler des yeux et rire doucement à chacune de ses prémonitions farfelues.
Me hâtant pour ne pas finir trempé, je trottinai jusqu'au seuil de la porte d’entrée, à l’abri sous le petit porche neuf. À peine eus-je sonné que le battant s’ouvrit en grand, me permettant de me retrouver face à un Antoine souriant.
— Salut mon vieux, entre je t’en prie, ne reste pas là-dessous.
Il s’effaça pour me laisser passer, avant de me décharger de mes deux sacs que je tenai à la main.
— Excuse-moi pour le retard. J'ai voulu vous appeler, mais la batterie de mon téléphone m'a lâché. C'est d'ailleurs à cause de ça que je ne suis pas arrivé à l’heure, puisque du coup je me suis également retrouvé sans GPS, soufflais-je en ôtant ma veste.
— T’en fais pas va, t’es là c’est ce qui compte ! me sourit Antoine en me tapant affectueusement l'épaule.
Je vacillais quelque peu sous le coup. L’homme en face de moi était un vrai roc. Un de ceux qu'on pouvait qualifier d’armoire à glace. Antoine était un ex-gendarme, aujourd'hui reconverti en Web Master. Il gérait avec sa femme une entreprise de création de sites internet en tout genre. Pourtant, bien qu'il ne fasse plus partie des forces de l’ordre depuis plusieurs années, la montagne de muscle avait toujours gardé cette carrure impressionnante. À côté de lui, je ressemblais à une petite asperge frêle et tremblotante. Autant avouer tout de suite que j'étais heureux de le compter dans mes amis et non l’inverse.
— Flo et Lucie sont dans le salon, vas-y pendant que je mets ta bouteille au frais, je vous rejoins tout de suite, m’informa monsieur Hulk avant de disparaître vers la cuisine.
Suivant les voix joyeuses qui s’élevaient dans l'air, j’atterri très vite dans la pièce moderne et épurée. Florence se trouvait assise sur le canapé près de sa fille. Elles s’amusaient à se mettre diverses garnitures - normalement réservées aux petits toasts - sur le visage en riant.
Flo finit par m’apercevoir et son sourire ne la quitta pas lorsqu'elle se leva pour s’avancer vers moi.
— Lucky ! On commençait à se demander où tu étais passé ! me blâma faussement mon amie.
— Bonsoir à toi aussi ! lançai-je ironiquement. J’ai eu un problème de batterie avec mon portable, du coup je me suis un peu perdu.
— Et bien sûr, comme ton sens de l’orientation est infaillible, tu n’as pas réussi à te repérer sans GPS n’est-ce pas ? rit-elle.
— Élémentaire ma chère.
— Tu es incorrigible ! se plaignit-elle en roulant des yeux. Viens plutôt t’asseoir pendant que je vais voir ce que fait Antoine. Il doit être tombé sur les gâteaux apéro et il vaut mieux que j’intervienne avant qu’il ne vide tous les bols !
Je me mis à rire doucement à la remarque de Flo. La gourmandise d’Antoine était connue et redoutée par tous nos amis. Avant de le rencontrer, je pensais être le maître dans ce domaine, mais il m’avait ravi la place sur le podium en un rien de temps.
Je m'installai près de Lucie qui avait reporté son attention sur sa tablette. Elle se dandinait dans sa robe blanche devant un générique de dessin animé. Cette petite était incontestablement la future relève de son père. Elle tenait dans sa main droite un toast généreusement tartiné de fromage frais et s’apprêtait à le porter à sa bouche.
Lucie était une petite fille bien en chair, les joues rondes et roses, elle ressemblait à une poupée de porcelaine. Ses longs cheveux bruns bouclaient librement dans son dos et le long de sa poitrine. Un peu de fromage s’était d’ailleurs coincé dans l’une de ses mèches.
— Salut Lulu, comment ça va ?
La fillette posa ses yeux verts sur moi, un sourcil relevé. Elle devait se demander pourquoi je lui adressais la parole, alors qu’en temps normal je l’évitais le plus possible, ne me sentant pas à l’aise en sa compagnie.
— Ça va… lâcha-t-elle après une légère hésitation.
— Tu es très jolie dans ta robe... hasardai-je.
— Merci, souffla-t-elle en penchant son regard sur l’habit qu’elle portait.
J’avais tenté d’engager la conversation pour dissiper quelque peu ce sentiment désagréable qui ne me quittait jamais lorsque j’étais en sa compagnie, mais il n’y avait rien à faire. Les enfants étaient une véritable énigme pour moi, leurs centres d’intérêts, si éloignés des miens que je n’avais jamais réussi à entreprendre, ne serait-ce qu’un début de complicité avec l’un d’eux. Inévitablement, leurs sujets de conversations préférés s’avéraient si puérils et ennuyeux à mes yeux que je ne tenais généralement pas plus de deux minutes. Je n’avais jamais compris l'intérêt accru et l'engouement presque hystérique de certains adultes pour ces petits êtres humains inachevés. Le reste du monde s’accordait à donner beaucoup de qualités à leurs chérubins : l'intelligence, la logique et la sincérité dont ils faisaient apparemment preuve, ne manquaient pas d’enthousiasmer bon nombre de personnes. Pourtant, là où certains voyaient une grande conscience du monde qui les entourent et une forme de sagesse, je ne voyais qu’un enfant qui avait compris qu’on ne traversait pas quand le petit bonhomme était rouge. Pas de quoi donc, en faire toute une histoire. Une personne ne devenait intéressante qu'une fois qu'elle avait atteint l’âge adulte, du moins selon ma vision des choses. Que pourrais-je alors raconter à une enfant de dix ans ?
Lucie était toujours tournée vers moi, tout en jetant des œillades à sa tablette, ne sachant pas réellement si j’allai continuer ma tentative ridicule ou si elle pouvait reprendre son activité sans que je ne la dérange encore. Je lui souris d’un air forcé et détournai mon regard pour lui faire comprendre que j’arrêtai les dégâts ici. Elle saisit très clairement le message puisqu’à peine quelques secondes plus tard, lorsque je risquai un coup d’œil vers elle, je la trouvai de nouveau plonger sur son écran, en train d’engloutir un deuxième toast.
Après un moment qui me sembla durer une éternité et alors que je m’apprêtai à rejoindre mes amis à la cuisine, Florence et Antoine firent enfin leur apparition, les bras chargés de plateaux où trônaient plusieurs soucoupes et bols remplis de biscuits apéritifs, ainsi que des verres et une bouteille de champagne.
— Au fait, Cécile n'a finalement pas pu se libérer ? me questionna Antoine d'une manière faussement innocente, tandis qu'il s'installait sur un fauteuil à ma droite.
— Non malheureusement. Elle devait absolument finir la robe qu'on lui a commandée avant demain. C'est une cliente importante et la faire attendre pourrait coûter cher à Cécile. Mais elle m'a chargé de s’excuser pour elle auprès de vous, elle souhaite un joyeux anniversaire à Lucie et elle vous embrasse, expliquai-je mal à l'aise.
Antoine et Florence échangèrent un regard entendu et me gratifièrent d'un petit sourire sans rien ajouter. Nous savions tous les trois que la véritable raison de l’absence de ma fiancée n'était pas celle que je venais de leur servir. Cécile partageait mon malaise envers les enfants. En réalité, elle éprouvait même une réelle aversion pour eux. Si bien qu'il lui était impossible de passer toute une soirée au milieu de la fête d'anniversaire d'une petite fille, quand bien même elle se trouvait être la seule représentante de sa tranche d'âge. Ainsi, elle évitait soigneusement de se rendre chez Florence et Antoine, et s'arrangeait pour ne les voir qu'en dehors, sans Lucie.
Le reste de la soirée se passa dans une ambiance beaucoup plus détendue et conviviale. Florence et moi avions entamé une partie de «Mario Kart» après le repas, comme à l’époque où nous étions encore au lycée où nous nous étions rencontrés. J’eus d'ailleurs été obligé d’admettre ma énième défaite face à elle. Jamais en plus de dix ans je n’avais réussi à la battre, et ce, malgré toutes mes tentatives d’entraînements intensifs. Flo en tirait une certaine fierté, et comme à son habitude elle ne put s’empêcher de ressortir cette vieille histoire sur le tapis.
— C’est comme le jour où je l’ai battu pendant le tournoi amical de jeu vidéo qu’avait organisé notre lycée ! Mon chéri, tu aurais vu sa tête lorsque je l’ai humilié devant tout le monde ! riait-elle d’une voix forte.
Antoine roula des yeux avec un sourire en coin devant la vantardise de sa femme, tandis que je pris un air faussement vexé qui fit rire de plus belle ma meilleure amie.
— Tu sais Lulu, non seulement j’ai gagné haut la main, mais je l’ai surtout ratatiné au score ! Il n’a pas réussi à remporter la moindre course alors que moi j’en ai... commença-t-elle en se tournant vers sa fille.
— Gagné dix, parce que parrain n’arrêtait pas de te demander une revanche. Je sais maman, tu l’as déjà dit plusieurs fois et tu le répètes tout le temps, râla Lucie en levant les yeux au plafond.
Le couple s’échangea un regard un bref instant, avant de se mettre à rire à gorge déployée. Je ne pus m’empêcher de sourire également à la remarque de ma filleule. Cette dernière n’avait jamais eu la langue dans sa poche et ne se gênait pas le moins du monde pour dire ce qu’elle pensait, c’était là une qualité que je ne pouvais pas lui enlever même si cela lui avait déjà causé des ennuis. Florence ne cessait de me répéter qu’elle tenait cela de moi, n’ayant pas la réputation d’être un tendre moi-même. Mais s’il y avait une similitude entre moi et cette petite, cela s’arrêtait là. Nous n’avions rien en commun et je me demandais encore pourquoi je n’avais pas été capable de refuser lorsqu’ils m’avaient proposé de devenir le parrain de leur fille. Je n’étais pas fait pour ça. À vrai dire, je ne pensais même pas devenir père un jour, alors accepter cette responsabilité, même si de nos jours elle restait plus symbolique qu'autre chose, n’était pas la meilleure idée que j’avais eue. Depuis lors, mes amis n’avaient cessé de tenter de nous rapprocher, Lucie et moi, par le biais de sorties, d’activités ou de rencontres, mais jusqu’ici leurs tentatives s’étaient révélées infructueuses. Plusieurs fois, je m’étais mis en tête de les convaincre de changer de parrain, mais cela semblait perdu d’avance. Je demeurais leur meilleur ami et hormis peut-être la sœur de Florence, ils n’avaient toute confiance qu’en moi. J’étais donc tout désigné pour devenir le parrain de leur fille, même si ce rôle ne me convenait pas. Parfois, j’avais pitié de Lucie. Je faisais un bien piètre parrain pour elle. Je me disais souvent qu’elle aurait été bien plus heureuse avec quelqu’un qui aurait su créer un lien fort entre eux. Une personne qui aurait su tenir cette place si particulière, qui l’aurait écouté se confier sur sa vie, l’aurait encouragé et soutenu dans ses décisions… Quelqu’un qui aurait été plus qu’un simple fantôme dans sa vie, tout ce que j’étais pour elle : un étranger. Je n’avais de parrain que le nom, ce terme restait vainement sans aucune signification pour nous deux.
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