Lily
"Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis."
Arthur Rimbaud, Ophélie.
Daryl tourne la tête, un peu, comme pour chasser les mauvais souvenirs qui le narguent, il n'a pas besoin de ça, pas maintenant, jamais, ils doivent rester refoulés dans les tréfonds de son inconscient, enfermés et verrouillés par la muraille qu'il a érigée avec patience, soin et minutie, la même que celle autour de son cœur, et ses côtes, autant de barreaux solides d'une cage robuste et protectrice qui enserre sa poitrine, mais qui s'affaisse maintenant sous le poids du rôdeur à la cervelle véritablement morte, qui s'affaisse et qui, loin de le protéger comme jadis, écrase à présent son cœur, le broie, le transperce de mille flèches. Mais avoir déplacé sa tête était une mauvaise idée, une vague de nausée le submerge à nouveau, il résiste cette fois cependant, rien de plus à vomir de toute façon; et un grand frisson le parcourt, qui le terrasse, bien plus encore que sa cuisse sanguinolente qui semble presque insensible maintenant, comme endormie, déjà partie, un peu morte peut-être. Daryl, sa joue gauche reposant sur l'herbe humide, aperçoit vaguement de nombreuses jambes, qui accourent vers lui certainement, mais qui semblent, à son cerveau embrumé et cotonneux, bondir lentement, en apesanteur presque, comme sur le trampoline qu'il avait imaginé que Scarlett avait eu dans son immense villa toisant les bas-quartiers des hauteurs bourgeoises et luxueuses de la colline; et il entend la rumeur, les cris indistincts, bien que clairement affolés, de ses compagnons d'infortune, à travers le dense brouillard qui lui obstrue les tympans, qui s'insinue dans sa tête, qui affaiblit ses sens, sa perception, mais qui ravive, avec une ironie perverse et brutale, des souvenirs anciens, leur rend paradoxalement leur lustre d'antan, leur netteté des premières heures, leur précision, leurs moindres détails qui semblaient, quelques instants plus tôt, oubliés, perdus à jamais.
Et c'est l'esprit gourd, enveloppé d'une épaisse nuée blanche, que le visage bouffi, que les yeux globuleux, injectés de sang en permanence, mais tellement bienveillants, que l'éternelle chemise crème à manches courtes poisseuse de sueur, que le pantalon de toile remonté jusqu'à la taille et serré d'une fine ceinture en cuir marron écorné, que les chaussures noires sans lacets de Monsieur Albin remontent très nettement à la surface de la mémoire de Daryl. Intellectuel de haut vol, promis à une carrière universitaire brillante, à une chaire prestigieuse, Monsieur Albin avait échoué, Daryl n'avait jamais très bien su par quels aléas, dans une école minable au fin fond de la Géorgie où il occupait un poste de professeur d'anglais. Il ne donnait cependant pas tellement l'air d'un homme qui avait raté sa vie, semblait même à chaque instant être précisément là où il voulait être, comme si son existence l'épanouissait pleinement, malgré son divorce houleux quelques années auparavant, malgré son fils qui refusait obstinément de le voir, malgré le travail pénible, ingrat, sacerdotal qui était le sien lorsqu'il se retrouvait chaque jour, invariablement, devant une classe d'adolescents turbulents qui n'éprouvaient pas le moindre intérêt pour la littérature et qui préféraient passer leur temps à chahuter, bavarder, griffonner, s'envoyer des petits mots sous l'œil toujours magnanime de ce brave Monsieur Albin qui en avait vu d'autres, sans doute.
Et ce brave Monsieur Albin, pour une raison ou une autre – avait-il lu dans le sempiternel air absent du jeune adolescent autre chose que de la simple bêtise ou aimait-il juste ramener les brebis égarées vers le troupeau ? s'était pris d'affection pour Daryl qui n'avait pourtant jamais montré aucune prédisposition particulière pour son cours. Monsieur Albin avait toujours à la bouche un compliment pour chacun de ses élèves, le moindre effort était couvert de lauriers, les incitant à en mériter toujours davantage, même les réponses erronées étaient applaudies, qualifiées d'intéressantes, à défaut d'être correctes, mais le vrai n'était-il pas un concept mouvant, fluctuant selon les époques et les sociétés, ce qui était faux aujourd'hui pouvait très bien ne plus l'être demain, alors oui, intéressant, intéressant, et il s'embarquait dans des digressions infinies, des parenthèses qui ne se fermaient jamais et qui avaient, dans un premier temps, profondément ennuyé la classe d'adolescents, mais progressivement, au fil des mois, sans que Monsieur Albin n'élève jamais sa voix bonhomme, ils s'étaient mis à prêter oreille à ces longs discours, captivés peu à peu par le savoir encyclopédique de leur professeur, l'écoutant bientôt attentivement, religieusement presque, et sans que nul ne s'en aperçoive, le tumulte, le chahut dans la classe avaient cessé, remplacés par un respect mutuel sincère, une admiration de disciples à maître qui devait demeurer tacite.
L'année suivante, Monsieur Albin avait repris ses fonctions et Daryl, à sa propre surprise, était presque impatient de le revoir et il se réjouissait, sans vraiment oser se l'avouer, d'entendre à nouveau ses longues leçons magistrales, de suivre les chemins de traverse discursifs dans lesquels le professeur d'anglais se perdait si volontiers, et il finissait souvent par admettre lui-même en riant ne plus savoir où il voulait en venir, mais quelquefois le voyage avait plus d'attraits que la destination. Et au beau milieu du mois de septembre, Monsieur Albin avait demandé à parler à un Daryl nerveux et anxieux – qu'avait-il encore fait cette fois ? à la fin du cours et il lui avait proposé de manière insistante, déployant des arguments si convaincants que Daryl n'y avait pu résister, de participer à la pièce de théâtre de l'école que le professeur chapeautait. Le casting avait déjà eu lieu la veille, la troupe d'acteurs était complète et, que Daryl se rassure, personne ne lui demandait d'être sur scène et de parler en public, mais le metteur en scène, un étudiant de dernière année que Daryl ne connaissait que de vue, devait avoir un assistant pour faire valoir une seconde opinion, pour l'épauler et l'assister dans sa tâche lourde de responsabilités. Et Monsieur Albin avait conclu, argument ultime, en fourrant dans les mains de son élève pantois, qui ne semblait pas encore avoir connecté les mots de son professeur à leur signification, un livre tombant en ruines, à la tranche jaunie et dont la couverture indiquait très sobrement le contenu : les tragédies d'Euripide.
Ça avait été ainsi que Daryl avait rencontré Lily. Il l'avait déjà vue, bien sûr, mais son visage, ni joli ni laid, en un mot, banal, n'avait rien pour marquer les esprits, sa silhouette entière était des plus classiques, seuls ses cheveux détonnaient, tant leur teinte blonde était claire, presque blanche. C'était pourtant cette fille ordinaire, de l'âge de Daryl, une classe au-dessus de lui, qui avait obtenu le rôle titre de la pièce, Iphigénie, et qu'il allait côtoyer régulièrement et qu'il allait voir se métamorphoser subtilement, dans son costume antique, en une tragédienne ophélienne. Ils avaient sympathisé par hasard, par la force des choses, obligés de se parler dans le cadre d'un projet commun, alors qu'ils n'avaient a priori rien en commun, si ce n'était une certaine réserve, en coulisse pour le moins dans le cas de Lily, car sur les planches elle prenait vie, sortait d'elle-même pour incarner son personnage avec force et conviction, et sa voix habituellement hésitante portait loin, si loin qu'elle commençait à faire écho en Daryl, elle résonnait encore en lui longtemps après qu'ils se soient quittés, qu'ils soient chacun retournés vers leur famille respective pour ne se revoir que quelques jours plus tard, oui, la voix de Lily portait loin et longtemps, jusque dans les draps moites de l'adolescent. Elle voulait être artiste, lui avait-elle révélé lors d'une conversation anodine, au sujet de l'école, des cours qu'ils préféraient, des professeurs qu'ils haïssaient, à la fin d'une répétition, alors qu'ils sortaient de la salle de spectacle et qu'ils passaient sous un réverbère dont la lumière avait donné aux cheveux de la jeune fille un éclat surréel, une aura angélique autour de son visage de statue grecque d'albâtre et, sans même y penser, Daryl s'était penché vers elle et l'avait embrassée, chastement, brièvement, leurs lèvres closes, puis elle lui avait souri, d'un sourire lumineux qu'elle n'avait adressé qu'à lui. Peut-être ses joues pâles avaient-elles rougi, Daryl ne s'en souvient plus à présent...
Au détour d'un couloir, quelques semaines plus tard, elle lui était apparue, dans son manteau de laine claire, ceinturé à la taille, les bras chargés de bouquins qu'elle s'apprêtait à déposer dans son casier, quelques mètres plus loin; et ils n'avaient alors pas encore réitéré ce premier baiser, mais elle lui avait lancé des regards insistants à chaque répétition depuis, s'était arrangée pour être en sa compagnie autant que possible sans rendre son attitude trop transparente, croyait-elle, mais elle était transparente et tout cela mettait Daryl extrêmement mal à l'aise. Lui-même avait trouvé son embarras incongru, parce qu'il n'était plus un petit garçon innocent, son frère s'en était assuré et avait pris sa formation à cœur, l'emmenant, dès le début de son adolescence, régulièrement dans ce bar qu'il avait une fois entraperçu lorsqu'il était encore enfant, mais cette fois Merle ne s'était pas contenté de laisser son cadet observer, il l'avait rapidement poussé aux travaux pratiques, et ça avait été sous son regard approbateur et sous ses commentaires détaillés à l'extrême, que Daryl avait peaufiné son éducation, perfectionné sa technique, dans les bras de multiples femmes sans nom, sans âge, sans visage. Et dans le brouhaha du couloir, bousculés sans cesse par d'autres élèves qui se rendaient d'une salle de classe à une autre, elle avait fait glisser sa pile de livres, instable et bancale, sur son bras gauche et, comme pour le toucher, elle avait tendu l'autre vers lui, vers sa main gênée qui pendait sottement le long de son flanc et qu'il avait essayé de ramener vers sa bouche pour se ronger un ongle et se donner contenance, mais une étudiante contrite avait choisi ce moment précis pour heurter Lily dans les reins de son sac-à-dos bien rempli, et perdant son équilibre précaire, la pile de livres avait chu. Par réflexe, Daryl s'était agenouillé pour l'aider à collecter les bouquins éparpillés au sol, un carnet de croquis s'était ouvert et, la page collée contre le carrelage frustre et sans âme du couloir contenait une esquisse du visage de Daryl qui referma le cahier, faisant mine de n'avoir aperçu qu'une quelconque nature morte, pas que son masque impassible avait été nécessaire, dans son affairement, tout à sa tâche, Lily n'avait rien remarqué. Elle lui proposa, presque dans un murmure, un chuchotement à peine perceptible qu'il n'aurait pas entendu dans la cohue autour d'eux si leurs visages n'avaient été aussi proches, de venir chez elle le samedi suivant, l'après-midi ses parents seraient absents, pour répéter pour la pièce. Daryl avait acquiescé, les livres avaient été rassemblés, Lily avait disparu de son champ de vision, et Daryl s'était enfin demandé ce qu'ils allaient bien pouvoir répéter, il n'était pas comédien, ils n'avaient pas de scène ensemble, répéter quoi ?
Ça avait la première fois qu'il mettait les pieds dans une chambre de fille, qu'il pénétrait le temple sacré d'une vestale, ce qui l'avait terrorisé tout le reste de la semaine, vomissant déjà par avance les murs rose bonbon, les peluches niaises qui recouvriraient sans nul doute le lit aux draps brodés de motifs fleuris, les colifichets et les fanfreluches sur la commode surmontée d'un miroir, en forme de cœur peut-être, et les posters du dernier boys-band à la mode, mais ce à quoi il ne s'était pas attendu, c'était l'atmosphère spartiate de la pièce, les murs blancs, le lit en fer forgé blanc, les draps immaculés blancs, la table de chevet en bois blanc, le petit bureau, sous la fenêtre, blanc, la garde-robe massive blanche, le seul élément de décor était une reproduction d'une œuvre d'art, punaisée au mur à côté de la porte. C'était la reproduction d'un bas-relief qui représentait, en son centre, une femme nue, alanguie, un peu musclée, au visage à la beauté austère, couronnée de feuillages ou de baies, c'était difficile à dire, son long corps svelte à demi-allongé, comme avachi contre un support drapé indiscernable flottant sur l'onde, son bras droit était passé autour du cou d'un cerf majestueux qui faisait, comme elle, office de figure centrale de l'œuvre d'art, et dont les bois immenses dépassaient largement du haut de la sculpture, autour d'eux, conférant à l'ensemble une atmosphère sylvestre, étaient représentés des chiens de chasse, des chevreuils et des sangliers dont l'animalité contrastait avec la sensualité de la figure féminine. Daryl avait dû contempler l'œuvre un long moment parce que, percevant peut-être son intérêt, Lily lui avait expliqué qu'il s'agissait de la Nymphe de Fontainebleau, le cerf était l'emblème d'un roi français, dont Daryl avait aussitôt oublié le nom, et cette femme qui l'enlaçait était une nymphe qui s'offrait à lui, ou peut-être était-ce Diane, déesse de la chasse, sport royal qui s'occupait essentiellement de deux sortes de gibiers royaux, le cerf et le sanglier; elle avait continué son monologue passionné sur la symbolique du bas-relief, mais Daryl entendait sans écouter, hypnotisé par cette reproduction qu'il aura le loisir d'admirer à plusieurs reprises, lors de ses nombreuses visites chez Lily.
Quand Daryl ouvre à nouveau les paupières, alourdies par l'apathie qui s'empare de lui, ensommeillées par l'engourdissement dans lequel semble être plongé son corps, sa rétine se focalise péniblement sur une paire de bottes sales et boueuses aux lacets dépareillés à quelques centimètres de sa tête. Ses yeux se referment alors d'eux-mêmes, mus par une volonté propre que son cerveau ne contrôle plus, il a capitulé, et sur laquelle ses efforts inefficaces n'ont aucun impact. Derrière ses paupières closes, il revoit encore ce bas-relief qu'il avait tellement aimé qu'il l'avait décrit dans une rédaction pour Monsieur Albin qui l'avait couvé de son regard chaleureux lorsqu'il l'avait félicité de la bonne note qu'il avait obtenue. Quelques soirs plus tard, à l'occasion d'une répétition pour la pièce de théâtre de fin d'année, alors que Daryl montait l'un des panneaux qui servirait de décor, heureux de s'activer enfin, après tout ce temps où il avait joué un rôle d'observateur passif, ne comprenant pas exactement ce qu'il faisait là, à part faire plaisir à Monsieur Albin et à honorer sa parole puisqu'il avait stupidement accepté le job d'assistant de metteur en scène, sans même savoir ce qu'était au juste un metteur en scène, et celui-ci avait vite perçu l'étendue de l'ignorance de Daryl et avait tout aussi vite cessé de solliciter son aide ou même de lui demander son avis, mais la petite troupe estudiantine avait bien compris que la seule assistance que Daryl pourrait offrir se trouvait dans ses bras forts, ses jambes musclées et ses épaules robustes, et quand était venu le moment de monter le décor, ça avait été tout naturellement vers lui que tous les regards s'étaient tournés; et tandis qu'il soulevait le panneau de bois à bout de bras, Monsieur Albin était arrivé, tenant dans ses mains une feuille de papier glacé de format A4 sur laquelle était imprimée La Nymphe de Fontainebleau. Daryl avait reposé l'élément de décor, avait pris le cadeau que son professeur lui faisait sans une parole et il était parti le glisser soigneusement dans son sac-à-dos en coulisse.
Sur le tabouret sous lequel était glissé le sac de Daryl, Lily était assise, le nez fourré dans ses feuillets annotés, surlignés de jaune fluo, mémorisant pour la centième fois son texte qu'elle connaissait déjà par cœur, et, sentant le sac-à-dos être tiré à côté de ses chevilles fines, elle avait relevé la tête et souri à Daryl. En public, ils étaient des connaissances, des amis presque, mais ils n'échangeaient aucun geste romantique, Lily n'avait pas demandé, Daryl n'avait pas offert, et, respectant tous les deux un pacte implicite qu'ils avaient inconsciemment signé sans mot dire, ils avaient tenu secrète la véritable nature de leur relation, car en privé, ils étaient plus que des connaissances, ils étaient autre chose que des amis, et leurs baisers se faisaient de plus en plus fougueux et passionnés, leurs mains plus aventureuses, leurs gémissements plus langoureux, l'exploration de leurs corps allait toujours plus loin, vers la recherche d'un plaisir toujours plus intense. Jusqu'au jour où, enfin, elle s'était soumise à lui, l'espace d'un instant, par une belle après-midi, un dimanche, alors que les parents de Lily étaient absents, dans la chambre de la jeune fille, sur ses draps blancs, l'œuvre d'art à l'ambiance sylvestre dans le dos de Daryl, et dans sa propre chambre aussi, l'exemplaire offert par Monsieur Albin caché sous son oreiller, leurs deux chambres d'adolescents jumelées, reliées par ce passage secret, par ces deux portes dérobées qui se faisaient écho, et chacun le soir se perdait dans la contemplation de cette nymphe, de ce cerf, et rejoignait l'autre par l'imagination, ne se quittant qu'au petit matin, lorsque le chant de l'aube des oiseaux séparait, comme toujours, les amants.
De cette après-midi-là, Daryl ne garde que des souvenirs diffus, envolées les paroles qu'ils s'étaient échangées, oubliés les moindres gestes, les caresses, les baisers, ne sont restées, incroyablement mémorables, que les sensations et les émotions, le rai de lumière qui avait filtré à travers les rideaux lourds de la fenêtre et qui éclaboussait le visage de Lily, devenue somptueuse et extraordinaire pour l'occasion, d'une beauté solaire, le sang qui avait maculé la chambre claire, et ce sentiment plus fort que tout, magnifique et terrible en même temps, que Daryl n'avait pas compris, n'avait pas voulu comprendre ou analyser, et qu'il identifie, seulement maintenant, couché dans l'herbe boueuse, comme étant de l'amour. Il se rappelle lui avoir demandé une seule fois si elle l'aimait, et elle s'était contentée d'un sourire un peu énigmatique, penchant la tête légèrement, comme si elle réfléchissait très sérieusement à une question inattendue qui la prenait complètement de court. Puis elle avait déclaré que la question n'avait pas vraiment de sens, car y répondre avec des mots n'aurait pas de sens non plus. Aimer, ce n'était pas parler; aimer, c'était agir. Aimer, c'est agir. Elle lui avouera plus tard, se démasquant de sa propre initiative, que la phrase n'était pas d'elle, c'était une citation qu'elle avait lue un jour, elle ne savait plus où exactement, et qu'elle avait bien aimée.
En y repensant à présent, Daryl se rend compte, avec la force d'une évidence telle qu'étrangement on l'ignore longtemps, que cette année-là avait été la plus belle année de sa vie, la plus normale aussi, l'espace d'un an, il avait été un adolescent et un étudiant comme tous les autres. Son père était parti en Alabama, avec une danseuse, très jeune, elle devait à peine être plus âgée que Daryl lui-même, qui était payée pour se déshabiller dans un bar sordide, et que Daryl avait croisée une fois, sortant de la chambre de son père, un peu avant qu'ils ne partent, nue, le regard absent, les bras parsemés de marques d'aiguille. Et c'était essentiellement Merle qui s'était occupé de lui cette année-là, mettant de la nourriture sur la table grâce à la chasse, un peu, et à quelques combines à la petite semaine, surtout. Et ils avaient été heureux tous les deux, regardant, jusque tard le soir, le sport à la télévision ou des programmes crétins qui les faisaient parfois rire aux larmes, buvant des bières et s'empiffrant de chips, se chamaillant, se taquinant gentiment. Mais cet état de grâce n'avait pas duré, le père était revenu, avec sa hargne pour seule compagnie, et Merle s'était fait pincer, possession de drogue croit se souvenir Daryl, et Monsieur Albin, dont l'expression avait dévoilé une inquiétude indésirable, avait entraperçu une ombre bleutée sur la peau de Daryl, et Lily, malgré les stratégies de dissimulation de Daryl, avait vu un coup; et c'était alors qu'elle avait prononcé cette phrase fatidique qui allait tout précipiter.
Elle voulait l'aider, le sortir de là. Daryl était alors entré dans une colère noire, une fureur violente que la peur et la panique qu'il avait lues dans les yeux de Lily n'avait fait qu'attiser, et pour qui se prenait-elle d'abord ? pour une sorte de bienfaitrice qui vole au secours de la veuve et de l'orphelin, une pauvre fille à la recherche désespérée et pathétique d'une œuvre de bienfaisance, mais Daryl n'avait pas besoin de sa charité, pas besoin d'aide, il n'était pas une pauvre petite chose faible et vulnérable. Après avoir longtemps crié sa rage, des heures durant lui avait-il semblé, après l'avoir durement et copieusement insultée, Daryl était parti en claquant la porte, la laissant seule, sanglotante, noyée par des larmes, naufragée dans cet océan de blanc qu'était sa chambre. Le lendemain, à l'école, il s'était vengé d'elle, il avait pris son courage à deux mains et avait raconté à l'un de ses potes des détails intimes de sa relation avec Lily, amplifiant un peu par ici, omettant un peu par là; elle était bien naïve et Daryl s'était bien joué d'elle, avaient-ils conclu ensemble, en riant. Il n'avait fallu que quelques jours pour que la rumeur se propage et Lily, qui une quinzaine de jours plus tôt, à son zénith, avait connu son heure de gloire dans la peau d'une Iphigénie auguste et éblouissante, se terrait dans les recoins des couloirs comme un animal apeuré et traqué, mais Daryl n'avait pas encore compris qui était le prédateur et qui était la proie. La jeune fille se faisait donc aussi petite et transparente qu'elle le pouvait, et c'était tant mieux car Daryl ne voulait surtout pas la voir, il ne le pouvait pas, n'en avait pas la force. C'était mieux comme ça, vraiment, ils s'étaient rencontrés par hasard, sur un malentendu qui avait poussé, pour une cause mystérieuse, un Monsieur Albin, sibyllin et insondable, à lui proposer le rôle d'assistant du metteur en scène et qui avait poussé Daryl, pour des raisons plus mystérieuses encore, à accepter. Il ne reparlera d'ailleurs jamais plus à Lily; en septembre, il ne retrouvera pas le chemin de l'école, il ne la reverra jamais, il ne reverra jamais Monsieur Albin.
Note de l'autrice:
Illustration: Waterhouse, Ophelia.
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