1. "Tu penses qu'elle aurait aimé la maison?"

Soudain, la voiture s'arrêta et je rouvris les yeux, surprise. J'avais dû m'assoupir, car je ne me souvenais plus de l'heure précédente, et il faisait déjà presque nuit. A travers la vitre, je vis une grande maison, toute en hauteur, avec, pas très loin, une forêt qui me paraissait immense. Fascinée, j'oubliai Chris un instant, m'habillai chaudement, et sortis lentement du véhicule avec enthousiasme. L'habitation était toute de bois, et par la porte vitrée, j'aperçus nos meubles déjà à l'intérieur, entassés au centre de la pièce. Ma mère soupira :

« - Bon, au moins, les déménageurs sont arrivés avant nous... »

Comme depuis deux mois, elle parlait d'une voix lente et légèrement rauque. Et elle semblait vaguement hébétée, toujours. Je serrai les dents, ma bonne humeur envolée. A présent, je n'avais qu'une envie : m'enfermer dans ma chambre, et être seule. Seule, loin de leurs visages tristes, sur lesquels se reflétait leur douleur, et aussi leurs reproches implicites.

Mais je me forçai à sourire, à paraître enthousiaste, à les aider à vider le coffre de la voiture. Je posai les lourdes valises au sol, et observai ma mère chercher la clé pour ouvrir la porte de notre nouvelle maison. Puis, je me tournai vers la forêt, un sourire irrépressible aux lèvres. Une soudain impression de liberté s'empara de moi. J'avais envie de courir sur le sol enneigé, de m'enfoncer parmi les arbres, de visiter cette étendue boisée sans me préoccuper de rien. D'être libre. Mais je ne pouvais le faire. D'autres tâches m'attendaient.

Alors, je resserrai mon lourd manteau autour de moi et piétinai pour tenter de me réchauffer en rajustant mon écharpe autour de mon cou. Le froid m'attaquait sans répit, et je soufflai sur mes mains glacées. Mon père me lança un regard indécis, puis aida ma mère à trouver la bonne clé. Soudain, j'eus l'impression d'être observée. Je me tournai brusquement, faisant voltiger mes longs cheveux noirs. Mon regard tout aussi sombre scruta la forêt, mais je ne distinguai rien. Sauf des ombres qui bougeaient, mais c'étaient sans doute des effets d'optique. J'étais sans doute en train de devenir folle, ce qui n'était pas étonnant, vu l'atmosphère qui régnait à la maison depuis quelques mois...

« - Plume ? Tu viens ? »

Je me retournai vers mon père, qui avait déjà tiré les valises à l'intérieur de la maison, et qui m'attendait. Haussant les épaules, je le rejoignis en quelques enjambées, et pénétrai dans le salon.

La chaleur tant attendue n'était pas au rendez-vous, ma mère ayant manifestement oublié d'allumer la cheminée. Elle était assise sur un canapé, laissé là au milieu du séjour, et retenait visiblement ses larmes. Ses cheveux, habituellement magnifiques et dont j'aurais tellement voulu hériter, car ils étaient bruns avec des reflets roux, étaient maintenant ternes. Depuis combien de temps n'avait-elle pas pris soin d'elle ? Oh, bien sûr... Depuis deux mois.

Je me détournai d'elle en retenant un soupir, puis enlevai mon manteau et mon écharpe, les posai sur une chaise, et contemplai notre salon. Tous les meubles familiers étaient réunis au centre de la pièce, rendant l'endroit chaleureux. J'avais grandi avec ce mobilier, et je ne pouvais imaginer une maison sans ces meubles. Mon père se posta à côté de moi, et marmonna :

« - On s'y mettra demain. Il est tard. Les chambres ont des lits, c'est déjà ça.

- Tu penses qu'elle aurait aimé la maison ? »

La voix de ma mère était fluette, mais pourtant, son mari se figea, échangeant avec elle un regard saturé de chagrin. En deux mois, j'avais appris à redouter les instants où je voyais cette lueur de douleur et de regrets dans leurs yeux. Cela signifiait que j'étais de trop, que mes parents préféraient ressasser leur chagrin et leur peine entre eux. Et au fond de moi, cela m'arrangeait de pouvoir m'isoler. Je n'en pouvais plus de ce silence triste qui régnait entre nous.

Je me dirigeai vers les escaliers sans qu'ils ne tournent la tête vers moi, et des larmes de rage perlèrent à mes paupières. J'avais besoin de mon violon. Tout de suite. Je commençai à monter deux marches, puis me figeai. Il était en bas ! Je me jetai presque sur mon gros sac, le mis sur mon épaule. Puis, je montai les marches quatre à quatre, me souciant peu du bruit que je faisais.

J'arrivai dans un long couloir, et me rendis compte que je ne savais pas où était ma chambre. Je posai mon sac au sol en soupirant, puis ouvrai les portes unes par unes. Je finis enfin par entrer dans une pièce où se trouvaient un lit, un bureau, un miroir en pied, une grande armoire ainsi que deux bibliothèques. C'était bien ma chambre. Un sourire étira mes lèvres tandis que j'allais récupérer mon lourd sac pour l'emmener dans la pièce. La plupart de mes livres étaient dans les valises ou dans des grosses malles, la chambre était froide, sans âme, et il manquait toutes mes décorations, mais je me sentais chez moi. Je me laissai tomber sur le lit, dressant mentalement la liste de ce que j'aurais à faire le lendemain pour rendre ma nouvelle chambre agréable. Et la liste était très longue, alors je ne n'avais qu'une seule envie : courir dans la forêt, me sentir enfin libérée. Mais j'allais devoir attendre. Cependant, j'étais habituée à patienter.

Mon cœur se serra tandis que je sortais l'étui de mon sac, et par réflexe, je passai ma main sur le bois noir et brillant. Aussitôt, je me sentis plus légère, et ouvris l'étui gravé à mon nom. Mon violon reposait dedans. Je le pris dans mes mains, avant de vérifier que je m'étais bien enfermée dans ma chambre, puis mue par une envie subite, j'entrouvris ma fenêtre, laissant ainsi entrer l'air frais. Ensuite, je revins m'asseoir sur son lit, positionnai l'instrument contre moi, pris l'archet, et commençai à jouer le premier air léger qui me passait par la tête.

Immédiatement, toutes mes pensées s'envolèrent, et je ne me concentrais plus que sur ce que je jouais. Mes doigts pressaient les courtes cordes pour en moduler les sons, l'archet glissant sur les cordes avec rapidité et précision. Je ne réfléchissais plus, agissant avec habitude et dextérité. La musique résonnait dans la pièce aux murs nus, l'emplissant avec chaleur. Je déversais tous mes sentiments dans mon violon, qui avait tant de fois consolé la peine de mon cœur. J'y accumulais la tristesse immense d'avoir quitté Layla, et surtout Chris ; l'espoir insensé qui avait gonflé mon cœur un court instant, avant de me rappeler que je devais partir ; la rancœur que j'avais envers mes parents, qui m'ignoraient presque depuis ce stupide accident, qui me reprochait implicitement de ne pas avoir été à la place de ma sœur ; la haine envers Déborah, quand bien même je savais que cela ne servait à rien. J'étais une vraie boule d'émotions, et le violon était le seul moyen que j'avais trouvé pour ne pas craquer.

Un coup brutalement frappé retentit à ma porte, me faisant m'arrêter. Je sortais difficilement d'une sorte de transe, pour me rendre compte avec surprise que des larmes coulaient sur mes joues. Mes doigts étaient engourdis, à cause de leur contact prolongé avec les cordes. J'essuyai mes joues, avant de demander d'une voix légèrement rauque :

« - Oui ?

- Plume, peux-tu arrêter de jouer ? Ça nous rappelle...

- Je sais, le coupai-je d'un ton glacial. »

Je savais très bien ce que mon père avait voulu dire. Et je lui en voulais. Depuis deux mois, mes propres parents ne se préoccupaient plus de moi, j'étais comme une étrangère, un nuisible ! Je serrai les dents, attendant de l'entendre s'éloigner. Mais il resta un instant devant ma porte, et j'entendais sa respiration haletante, qui s'additionnait à sa voix rauque. Puis, il redescendit.

Mon regard se tourna vers la fenêtre entrouverte, et je me levai pour me diriger vers celle-ci. Sans réfléchir, je l'ouvris en grand, le vent balayant mes longs cheveux noirs, et m'accoudai au rebord. L'air glacial me fit frissonner, mais je ne m'en préoccupais pas, je ne m'en préoccupais plus. J'avais mal. Mal à l'âme. Et j'en avais plus qu'assez. Assez d'être ignorée par mes parents. Assez de devoir pleurer Déborah, alors que je la détestais. Assez de tout.

Malgré moi, de nouveaux pleurs roulèrent sur mes joues. Je croisais les bras sur le rebord, et y laissai reposer ma tête pour sangloter à mon aise. Je me détestais, je détestais mes parents, je détestais Déborah. Un visage aux traits parfaits s'immisça dans mes pensées, et je retins un soupir triste. Dire qu'après toutes ces années d'espérances vaines, il m'avait enfin remarquée ! Mais j'avais dû partir... A cause de ma sœur.

Un brusque bruit me fit lever la tête. A travers mon regard brouillé de larmes, je ne distinguais que la masse sombre que formait la forêt. Mais je n'avais pas une assez bonne vue pour voir précisément ce qui m'avait tirée de mes pensées. J'essuyai mon visage mouillé par les pleurs, et ressentis de nouveau la désagréable impression d'être observée. Je refermai brusquement la fenêtre, et tirai les lourds rideaux pour dissimuler ma chambre. Aussitôt, je me sentis stupide, et laissai mes bras retomber le long de mon corps. Que pouvait-il y avoir dans cette forêt, à part les fantasmes de mon imagination ? Rien.

Je me laissai tomber sur mon lit, songeant qu'il fallait que je mette la couette et la taie d'oreiller, afin de ne pas dormir avec une couette non protégée. Mais à cet instant précis, je m'en fichais totalement. A vrai dire, je me fichais de tout. Faire le lit ? Demain. Souhaiter une bonne nuit à mes parents ? Ils ne se préoccupaient pas de moi. Me déshabiller, aller fouiller dans une des nombreuses valises afin de dénicher une tenue de nuit ? Ce n'était pas important.

J'enlevai mes chaussures, les abandonnant devant ma porte, et ôtai mon gros pull, mon tee-shirt, pour me retrouver en pantalon, débardeur, et chaussettes. Avec des gestes presque mécaniques, je m'allongeai dans le lit, savourant le confort du matelas et la douceur de la couette. Je me tournai pour me caler, et n'eus pas à attendre longtemps avant de m'endormir.


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