8. Lap
Je reste pétrifié. Quoi ? Qu'est-ce qu'il vient de se passer ?
J'ai l'impression de ne pas saisir une information cruciale.
Hector, Sam, Aras et Eléa se détourne du cratère, prennent leurs affaires et commencent à s'installer. Mon tuteur saisit son arc, et commence à redescendre, sans doute pour essayer de trouver une proie.
Quant à moi, je reste au sommet de la pente, gardant les yeux rivés sur la lave. Je sens Cordax se tortiller dans ma veste, alors je m'accroupis et l'enlève, la posant doucement par terre. Puis je m'assois, et tente de comprendre.
Cet oiseau, Eléa le transporte depuis le début du voyage. C'est lui qu'elle est allée chercher juste avant notre départ, lui qui prenait autant de place. D'ailleurs, je me demande où elle l'a mis pour le transporter... Dans son sac, puisqu'elle l'a avec elle depuis que nous sommes partis. Mais pourquoi le jeter avec autant de désinvolture alors qu'elle s'est donné autant de peine pour l'amener jusqu'ici ? Et pourquoi être venu jusqu'ici ?
Quel est le but de cette excursion ?
Il a sûrement un rapport avec l'oiseau, puisque les profs ne semblent pas le moins du monde étonnés par ce qu'Eléa a fait. Hector aussi, il n'a laissé voir aucune surprise.
Un volcan n'a aucune propriété bénéfique, si ce n'est détruire tout et définitivement. On pourrait aussi parler d'un certain renouvellement du terrain, quoique ce soit à double-tranchant. Il y a également la tectonique des plaques, les volcans servant à réguler la chaleur de la Terre, mais aucun de ces éléments n'a de rapport avec un quelconque remède, et encore moins avec les oiseaux.
Cordax me tire de mes réflexions en se glissant silencieusement dans ma veste, me frôlant la main au passage. J'ai juste le temps d'apercevoir la souris dans sa gueule avant qu'elle ne disparaisse. Les yeux du dralik me fixent.
- Alors, c'était bon ?
- Ouais. Un peu petit, mais bon. Et toi, tu as déjà mangé ?
- Non.
- Tu observes toujours ?
- Oui. Je ne comprends pas. Pourquoi avoir jeté cet oiseau dans la lave ? Même s'il était malade, ce n'est pas une raison pour lui ôter toute chance de survie !
- Ôter toute chance de survie ?
- Oui ! Il ne reste plus rien de lui maintenant !
- Pourquoi avoir besoin de venir jusqu'ici ?
- Que veux-tu dire ?
- Un feu de bois aurait suffi.
- C'est vrai, mais peut-être n'était-ce qu'un geste symbolique.
- Symbolique ?
- Oui, comme une figure, un modèle, un élément qui est mis en avant avec une signification. Par exemple, un lion pour les rois, une colombe pour la paix, etc. Ce sont des représentations utilisées depuis l'antiquité, quand les hommes croyaient encore aux dragons, monstres de mers, dieux et autres. (Je soupire.) On a bien évolué depuis.
Je regarde Cordax. Il me dévisage, comme si j'étais un curieux phénomène. Pourquoi ? Je viens juste de dire que le monde a changé, et les anciennes croyances totalement impossibles ont été...
Impossible ? Pourtant, Cordax est un dralik, une créature inconnue des banos et méconnue des particuliers. Rien que son existence laisse entendre que tout est possible. Y compris les animaux mythologiques.
Ça ne résout pas mon problème, parce qu'il n'y a visiblement pas de dragon qui se prélasse dans la lave, et, de toute manière, il n'aurait pas la forme d'un oiseau de la taille de celui qui a été jeté dans le volcan.
Un oiseau rouge. Orange. Jaune. En fait, ce serait un oiseau constitué de flammes.
Je souris. Puis, un nom me traverse l'esprit, et je regarde Cordax. C'est à son tour de paraître amusé. Alors je me lève, vais vers Hector, m'assieds à côté de lui en posant délicatement ma veste.
- Je peux te poser une question ?
Il se tourne vers moi.
- Évidemment. Mais d'abord, tu as fini de t'attrister sur le sort de ce pauvre petit animal ?
Je grimace.
- Je ne suis pas sûr de vouloir te répondre. Combien de temps prennent-ils avant de renaitre ?
- Qui ça, "ils" ?
Je souris.
- Les Phoenix.
Hector me regarde attentivement. Puis il éclate de rire, faisant hausser un sourcil à Sam.
- Plus de temps que toi pour comprendre ce qui se passe !
- Je ne sais pas trop comment le prendre... mais merci.
- De rien.
- Hector, tu as aussi un proche ?
- Bien entendu. Toi aussi j'imagine ?
- Non, il n'en a pas.
Nous nous tournons vers Aras, qui arrive avec deux lièvres (il est allé jusqu'où pour les avoir ?).
- Sauf si tu l'as caché, Jasen.
Le silence se fait. Je ne veux pas leur mentir, mais s'ils découvrent Cordax, je ne sais pas comment ils réagiront. Après tout, c'est un dralik.
- Oui, j'en ai un. Tu veux la voir, Jasen ?
Je me tourne vers Hector, reconnaissant, et j'acquiesce. Alors il se lève, et tape deux fois du pied, fort, sur le sol. Rien ne se passe, ce qui ne semble pas surprendre le père d'Eléa. En fait, il se rassied tranquillement, comme si c'était parfaitement normal.
Deux minutes plus tard, remontant en trottinant la pente, un renard arrive. Il vient frotter sa tête contre Hector, puis se couche sur ses genoux.
- Je te, enfin, vous présente Farthe. Elle est plutôt timide et solitaire, donc si elle vous fuit, ce n'est pas de votre faute.
Lentement, je tends la main vers elle. Ses yeux la suivent, me laisse approcher, puis elle montre les dents et je m'arrête à une cinquantaine de centimètres d'elle. C'est là que je tourne ma paume vers le haut et ouvre le poing, découvrant un morceau de viande. Farthe laisse tomber son air menaçant, renifle la nourriture, puis approche son museau. Arrivée suffisamment près, elle le prend et le mange, me laissant effleurer sa tête. Je ne fais rien de plus, reprenant ma place.
En levant les yeux vers son particulier, je remarque qu'Hector me regarde, une lueur de respect dans le regard. Je souris.
- Hé, les profs, vous ne voudriez pas aussi appeler vos proches ?
Je vois, amusé, Aras et Sam se regarder. Hésiter. Puis mon tuteur soupire, et fait un geste vague du bras. J'observe avec surprise une panthère d'un noir d'ébène se lever, quelques mètres en dessous de nous. Elle gravit la pente pour venir rejoindre Aras. Quant à Sam, je ne l'ai pas vu appeler son proche, mais il ne faut pas longtemps avant qu'une forme plonge vers nous depuis les nuages. Je commence à me demander quel animal c'est, surtout en le voyant grandir, encore, encore, jusqu'à ce que sa taille jette une ombre sur tout notre campement. Et là, je découvre la race du proche de Sam : c'est un pégase.
- Je vous présente Fenna. Aras ?
Il soupire, exaspéré.
- Voici Igni. Eléa, combien de temps avant que ton Phoenix revienne ?
- Il ne devrait plus tarder.
- Jasen...
Je tourne la tête vers ma veste, et vois Farthe qui fouille l'intérieur de son museau. Délicatement, je la saisis, et l'amène vers moi. Elle se laisse faire, continuant à regarder le vêtement sans ciller. Je vois Hector froncer les sourcils, me jeter un coup d'œil interrogateur, puis observer de nouveau mon habit.
- Cordax, on a un problème.
- Je ne peux pas me montrer. Et si je rapetisse un peu plus, ils vont sentir l'utilisation de talents. Je ne peux rien faire.
- Et parler n'est pas une option.
- Jasen, je viens de me rappeler... Il semblerait que tu aies dessiné pendant le voyage jusqu'à la maison en bois. Tu avais pris des feuilles avec ? Je ne t'ai pas vu faire.
Merci, Sam. En fait, non. D'un côté, c'est une bonne façon d'éviter de dévoiler le dralik, mais d'un autre, je vais être obligé de m'expliquer. Bon, c'est toujours mieux que la première option.
- Effectivement, je n'ai pas pris de feuilles ni de crayons avec moi.
Super, comme ça j'ai l'attention de tout le monde.
- Et donc ? Comment tu as fait ? Les feuilles sont du bois, ainsi tu n'as pas eu besoin de changer leur composition.
- C'est vrai. Pour les crayons, j'ai pris un petit bâton et j'ai ajouté du graphite dedans. Pour les feuilles, j'ai changé la forme du bois, en l'aplatissant. C'est une autre façon d'utiliser ma particularité, soit sur la matière même, soit sur sa forme.
- Impressionnant. Il y a d'autres façons que celles-ci d'utiliser ton talent ?
Je prends un temps pour réfléchir. Puis grimace en hochant négativement la tête.
- Je crois que c'est tout.
Le reste de la soirée se passe calmement, ponctuée de discussions de moindre importance. Nous mangeons, nous nous installons, puis nous attendons. Je remarque qu'Aras s'endort plutôt rapidement, assez vite suivi d'Hector. Sam s'occupe un peu de Fenna, puis rejoint les autres adultes dans le sommeil.
Je me retrouve seul avec Eléa. Voyant bien qu'elle n'est pas d'humeur à discuter, je remets ma veste et me place au bord du cratère, m'étonnant un peu de la maitrise du prof qui arrive à maintenir sa particularité en dormant.
- Pourquoi te cacher ?
- Hmm ?
- Tu pourrais très bien vivre dans la société, comme le pégase de Sam.
- Le quoi ?
- Le pégase. Le cheval avec des ailes. Fenna. Le proche de Sam. Je continue ?
- Ah, tu parlais du oival.
- Du quoi ?
- Bah, de Fenna. C'est un oival.
- C'est pas un pégase ?
- Non, inculte. Les pégases sont des créatures mythologiques. Les oivaux existent.
- Et c'est quoi la différence ? Non, oublie. Dis-moi plutôt pourquoi tu refuses de te montrer aux autres.
- Parce qu'ils me tueraient sans hésiter.
- Pourquoi ?
Je l'entends qui soupire discrètement.
- Parce que ma race a tué des centaines de milliers de particuliers au cours des siècles. Ça a toujours été une guerre entre les draliks et vous, pour savoir qui dirige le monde caché. La différence majeure entre vous et nous, c'est notre apparence. Du reste, nos ambitions sont assez similaires.
- Alors pourquoi est-ce que ce n'est pas vous qui gouvernez ?
- Parce qu'il y a bien plus de particuliers. Un par un, nous disparaissons, parce que nous ne sommes pas assez forts face à vos particularités. Si encore on était plus nombreux à être éveillés... Mais non, je suis un des seuls, et ça ne risque pas de changer.
- C'est dommage. Je pense que vous seriez plus juste, tandis que les humains sont si corrompus...
Je soupire. Puis nous restons silencieux.
J'entends des bruits de pas. Un instant plus tard, Eléa s'asseye à ma gauche, sans un mot. Elle tend son bras.
Dans le cratère, il y a un grand bruit. Ensuite, une lumière vive fait danser des ombres sur les parois, jusqu'à ce que la forme flamboyante sorte. Dans un battement d'ailes impressionnant qui projette des étincelles tout autour de lui, l'oiseau de feu s'élève un peu plus haut dans le ciel.
Son plumage, mélange de jaune sur son corps, orange au début des ailes et rouge à ses extrémités bouge constamment, à l'instar de flammes. Ce ne serait pas étonnant qu'il en soit entièrement constitué, quoiqu'aucun scientifique bano ne le croirait. Mais nous sommes dans le monde des particuliers, les règles ont changé, et des animaux tel que les Phoenix existent.
Il amorce sa descente. Je le vois se rapprocher de nous, avant de délicatement se poser sur le bras tendu d'Eléa. Agilement, il sautille jusqu'à son épaule, puis frotte son museau contre le cou de sa maîtresse. Celle-ci lui lisse doucement le plumage, visiblement contente qu'il soit de nouveau enflammé.
Au bout d'un moment, sans cesser de le caresser, Eléa tourne la tête vers moi.
- Il s'appelle Lap, c'est un Phoenix et c'est aussi mon proche. Les particuliers ne sont pas tous sympas, certains veulent capturer ceux de la race de Lap, pour les étudier, les tuer, les utiliser ou tout autre traitement violent et immoral, donc si tu parles à tort et à travers de Lap, je me chargerai personnellement de toi. Compris ?
Ses yeux sont durs, ils contiennent une menace bien réelle.
Je ne lui réponds pas. À la place, je me tourne vers ma veste, glisse la main à l'intérieur et attends. Cordax ne met pas longtemps avant de s'enrouler autour de mon poignet, tout de même réticent à l'idée de se dévoiler ainsi. Puis je retire ma main de l'habit, et fait face à Eléa.
Elle se fige. Écarquille les yeux. Dévisage mon proche, me regarde dans les yeux, retourne à l'animal mythique.
- Je ne dirais rien à personne à propos de Lap, si tu fais la même chose pour Cordax.
Eléa me fixe. Ouvre la bouche. La referme. Baisse les paupières. Après une grande respiration, elle semble se reprendre, et quand ses yeux se posent de nouveau sur moi, je vois qu'elle a recouvert son sang-froid.
- C'est un dralik ?
- Oui.
- Il est dangereux.
- Très.
- Il a tué des centaines de milliers de particuliers.
- Pas du tout.
- Il vaudrait mieux qu'il meurt.
- Peut-être.
- Pourquoi est-il toujours en vie ? Pourquoi est-il ici ? Pourquoi avec toi ? Tu sais combien il est violent, sans âme et combien de personne il a tué sans réfléchir ? Qu'est-ce qui m'empêche de le tuer, ici, maintenant ?
Je soupire.
- C'est mon proche, il est ici parce qu'il voulait m'accompagner, il n'a jamais tué de particuliers, je l'ai vu de mes propres yeux, il est plutôt sympa, il a été rejeté par les siens, et même si tu voulais le tuer, tu n'aurais aucune chance, parce qu'il est bien plus puissant que la plupart des draliks. Ah, et si tu doutes de son calme et de son savoir-vivre, sache qu'il nous aurait déjà tous tués d'un claquement de doigts s'il l'avait voulu. D'autres questions ?
- Oui. Comment peux-tu être sûr qu'il n'a jamais tué de particuliers ?
- Parce que notre lien m'a permis de voir sa vie, tout comme lui a vu la mienne.
- Et si tu mens ? Comment le savoir ?
- Tu connais un télépathe ou quelqu'un qui a une particularité qui nous permettrait de vérifier ?
Eléa se tait. Sa posture est tendue, elle doute toujours.
- Est-ce que je devrais le dire aux autres ? Je ne veux pas leur mentir, mais la vérité pourrait amener des conséquences plutôt graves. Qu'est-ce que je devrais faire, à ton avis ?
La surprise se peint sur son visage, bien qu'elle la maitrise assez vite. Elle laisse quelques secondes de silence, et je commence à me demander si elle va me répondre quand elle prend la parole.
- Si tu le leur dis comme tu viens de le faire, je ne garantis rien. Par contre, tu pourrais amener le sujet différemment, mais ne pas leur en parler serait une erreur. Ils te font confiance, sinon tu ne serais pas ici et tu n'aurais pas vu leurs proches. Je pense qu'il faudrait le leur annoncer, mais d'une manière différente. Je peux en parler à mon père, et tu trouves un moyen de faire de même avec les profs.
- Ok, alors on fait comme ça.
Nous restons assis, côte à côte, en silence. Cordax descend de mon bras et se couche devant moi, tandis que Lap s'approche de lui par petits bonds. Le Phoenix le taquine, jusqu'à ce que le dralik se redresse et lui dise de le laisser tranquille. Lap marque un temps d'arrêt, puis recommence.
- Merci, Eléa.
Je me lève et vais me coucher.
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