30. Sources, gardiens et Puissants
En ce froid matin de novembre, à Jinsei, un événement s'apprêtait à bouleverser la vie des habitants. Alors que les particuliers, les elfes, les ogres et les sangs-mêlés commençaient à se réveiller, se préparant pour une nouvelle journée comme les autres, quelque chose se passa. Une sensation étrange envahit chaque personne, une sorte de picotement les parcourut de la tête aux pieds. Tous sortirent de leur maison, cherchant la cause de cette impression si étrange. Ils échangèrent des regards, des questions vagues et sans réponse habitaient tous les esprits. Puis le vent se leva, balayant les rues, faisant frissonner les gens. Ce n'était pas naturel. C'était anormal.
Hatrish, responsable de la sécurité de la petite ville, s'assura que ses hommes étaient prêts à intervenir au moindre signe.
Jacques, leur sentinelle à la perception hors norme, était assailli par toutes sortes de stimuli sans aucun sens. Il ne comprenait absolument pas ce qui lui arrivait, ses capacités semblaient bloquées.
Druka avait un pressentiment qu'il ne s'expliquait pas. Il n'arrêtait pas de se demander si le garçon vu la veille avait le moindre lien avec ce qu'il se passait.
Klaia observait le ciel. La dernière étoile s'éteignit tandis que la lueur du soleil éclairait les toits. Elle était sereine. Quoi qu'il se passe, il les protégerait. L'enfant ne leur avait jamais fait défauts, pas une seule fois.
Un homme avançait à grands pas, dans ce moment comme figé dans l'attente. Il n'hésitait pas, ce qu'il devait faire était évident. Elle l'avait prévenu, il avait préféré attendre, n'y croyant qu'à moitié. Maintenant, il était en retard.
Ses pas claquaient sur les pavés de Jinsei.
Dans la forêt, tout était calme. Trop calme. Aucun oiseau ne chantait, aucun animal ne bougeait.
Le vent s'arrêta. La vie sembla retenir son souffle.
Une vive lumière, encore plus brillante que l'astre céleste, recouvrit le sol, les murs, les maisons, les plantes, les animaux. L'air lui-même devient d'un blanc éclatant.
Il y eu un puissant bruit sourd.
Tout fut finit en une seconde.
Hatrish cligna des yeux, comme l'ensemble des habitants de Jinsei. Ses tympans sifflaient encore. Que venait-il de se passer ?
L'homme savait. Il n'y avait plus de temps à perdre. Il devait à tout prix retrouver le garçon et mettre la nouvelle source en sécurité, avant que son existence ne soit découverte.
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Je m'étire longuement. Wah, j'ai réussi. C'est... incroyable.
- Tu as réussi... Tu as vraiment créé une nouvelle source...
- Plus formé que créé, mais oui. Je me sens si bien, si léger ! Je ne me suis jamais senti aussi bien.
Me levant, je fais quelques pas dans notre abri. Mon corps ne pèse rien, l'ischys coule à flot à travers moi. Ça a marché.
Le processus me paraissait simple. Même si le résultat n'était pas aussi grandiose que ce que je voulais, ce n'était pas grave, du moment qu'on le remarque de loin. En partant du principe qu'une source est un lieu où l'ischys n'apparait pas mais se multiplie à volonté, je me suis dit que condenser très fortement des milliards de particules devaient forcément induire une réaction, et avec un peu de chance ce résultat serait similaire au fonctionnement d'une source. Le plus grand problème, c'était de savoir comment maintenir et stabiliser cette réaction. Pour ça, il me fallait une base solide qui agit sur l'ischys.
Durant un de mes cours avec Kiran, on a parlé du fonctionnement des pierres comme l'anametadosi, la katastima ou la prostasia. Ces pierres ont une capacité unique qui leur permet d'interférer sur l'ischys. Selon leur action, elles ont des noms, des apparences et des utilisations différentes.
En partant de là, je me suis, en quelque sorte, mis sur la même longueur d'onde que ces merveilleux outils. Ça m'a permis d'en trouver d'autres dans la roche, sous mes pieds. J'ai cherché jusqu'à en dénicher une qui empêchait l'ischys de passer. Après l'avoir analysée, je l'ai reproduite en la façonnant pour qu'elle forme un récipient. Un autre type de pierre vient fermer la base, pour que l'ischys puisse s'écouler et ne pas faire imploser la pierre. Il ne me restait plus qu'à tout assembler.
Je sors. Le paysage a changé. Là où de la neige et des arbres m'entouraient, il ne reste plus que de l'herbe. Rien que de l'herbe, à perte de vue.
- Derrière-toi.
Cordax est à ma droite, il regarde dans mon dos. Je me retourne. Notre abri a disparu, laissant place à un rocher duquel jaillit une cascade limpide. Un bassin accueille cette eau magnifique, entouré de diverses plantes toutes plus belles les unes que les autres.
Derrière, un bosquet verdoyant m'empêche de voir plus loin. Des fruits goûteux s'accrochent aux branches.
Le petit étang se remplit de plus en plus. Un sillon se forme à son extrémité, traçant un chemin dans l'herbe. Des galets apparaissent au passage de l'eau tandis que le sol se creuse, formant une rivière. Je suis le cours d'eau du regard. Il serpente, tranquillement, faisant le tour de certains rochers, se séparant au pied d'un arbre pour mieux se réunir plus loin, avant de finir par se jeter du haut d'une falaise. Attends, une falaise ? Je regarde mieux autour de moi. Nous sommes dans une forêt verte et clairsemée, pleine d'une vie nouvelle. La cascade coule doucement, clapotant joyeusement en atteignant le bassin. Depuis que je suis sorti de l'abri, le paysage s'est complétement transformé. C'est incroyable.
- Surpris, n'est-ce pas ?
Cordax se dresse, menaçant. Il siffle agressivement contre un homme que je n'avais pas remarqué. Il a des cheveux d'ébènes, des yeux aussi profonds et vastes qu'une nuit sans lune, seulement éclairée par des étoiles. Au milieu de son front, une corne blanche saille, sa base dissimulée par une frange. Sa peau pâle est marquée par des cicatrices, fines, précises. Il ne sourit pas, sans pour autant avoir l'air de nous vouloir du mal. Ses habits sont simples, une chemise foncée sur un t-shirt blanc, un pantalon noir, des baskets claires. Il a croisé ses bras sur sa poitrine, profitant de la scène s'offrant à lui.
- Quand elle m'a dit qu'un jeune homme allait donner forme à une source, je n'y croyais pas. Elle avait raison, comme toujours.
Je ne suis pas certain qu'il s'adresse à moi. On dirait plus qu'il se parle à lui-même.
- Les autres sources ont été trouvées alors qu'elles avaient déjà pris forme depuis un moment. C'est la première fois qu'un, non, trois êtres vivants assiste à la formation de l'une d'elle. Il faudra d'ailleurs corriger les informations. Après tout, il existe désormais non plus dix mais onze sources. On va aussi devoir recruter de nouveaux gardiens... Célien ou Nodj trouveront quelqu'un... Vu leurs déplacements, ils ont déjà commencé. Ran va avoir du travail. Il faut aussi prévenir...
- Excusez-moi, mais vous êtes qui ?
Il me dévisage.
- Tu n'as pas encore deviné ?
Ses yeux me transpercent, simplement en me regardant il me met une pression hors norme. Son corps tout entier dégage une aura de puissance, de force pure. Je déglutis difficilement.
- Vous êtes un des sept Puissants... le dragon, je suppose ?
Si leur surnom a été choisi selon leur apparence, la louve a des oreilles, le vampire des crocs, l'elfe des oreilles pointues, l'ogre est petit, l'enfant jeune et le vieillard âgé. Il ne reste plus que le dragon, avec une corne.
- Exact. Tu sais donc que tu n'as pas la moindre chance contre moi, Jasen.
- Vous connaissez mon nom ?
La question m'a échappé. C'est le dragon, il sait sans doute déjà tout de moi.
- Nous sommes toujours vers Jinsei ?
- Non. J'ai déplacé la source dans un endroit sûr.
- Quand ?
Mince, je viens de me rendre compte que je suis en train de l'interroger, comme si c'était la chose la plus normale au monde alors qu'il peut me tuer d'un simple geste.
- Pendant que tu étais dans l'abri.
Un silence suit sa réponse.
- Viens.
Il marche, suivant le cours de la rivière. Je le suis, ne sachant pas ce que je dois faire. J'espère que je n'ai rien dit de mal.
- Wah.
Cordax vient de jeter un coup d'œil depuis le bord de la falaise. Je me place à côté de lui.
L'eau se jette dans le vide, mais pas n'importe quel vide. C'est un véritable monde qui prend forme sous nos pieds, dans une sorte de brume translucide. Des centaines de milliers de paysages défilent, se superposent, s'arrêtent, reviennent en arrière, continuent à bouger, à avancer, à vivre. Des populations entières naissent et disparaissent sous mes yeux, la terre se développe, grandit, des catastrophes naturelles rasent tout. Des êtres prennent vie, d'autres meurent. Le monde entier tourne sous mes yeux, juste là et pourtant si loin.
- Où sommes-nous ?
- Partout et nulle part en même temps. Je crois que les particuliers appellent ce lieu le niveau D. Ce que tu vois, c'est la Terre passée, présente et future. Tu ne dois pas en saisir grand-chose, mais des milliers de milliards d'informations se trouvent là, sous tes yeux. Comme ta naissance, ta vie, ta mort.
Je lui jette un coup d'œil. Il est tout entier tourné vers les images en contrebas.
- Vous arrivez à tout savoir de moi simplement en regardant dans cette sorte de brume ?
- Non. Il y a bien trop de données pour ça, ta vie est insignifiante au regard du déroulement de l'univers.
D'un côté ça me fait mal d'être traité d'insignifiant, d'un autre je comprends tout à fait. Face à toutes ces choses, je suis si petit, si fragile. C'est rassurant de se dire que tout ne repose pas sur moi.
- Pourquoi as-tu formé une source ?
- Pour attirer votre attention.
- À cause de Ran, j'imagine.
- Ran ?
- Ran, l'immortel, le gardien, Kiran, Fran, Imran, Zahran, le génie, Enguerran, Cibran, le scientifique, le détenteur des secrets, Bran, le scribe, Arran...
- Attendez, vous parlez de Kiran Lok ?
- Possible, je ne sais pas sous quel nom il s'est présenté à toi. S'il changeait moins souvent, ce serait plus pratique. Qu'est-ce qu'il t'a demandé ?
- Je dois trouver une source.
- Trouver, pas former.
- Je ne savais pas si ça allait fonctionner. C'était juste un moyen pour attirer votre attention ou celle d'un autre Puissant pour vous demander de me conduire à une source. Je doute que celle-ci compte, puisque je ne l'ai pas trouvée.
Ses yeux se posent une nouvelle fois sur moi. Je frissonne.
- Très bien. Puisque c'est Ran qui te l'a demandé, je vais t'aider. Mais il faut d'abord qu'un gardien soit désigné pour cette source, donc je vais te confier à une personne de confiance en attendant de pouvoir t'y emmener. Tu n'es pas pressé, n'est-ce pas ? De toute manière tu n'as pas le choix.
Il pose sa main sur mon épaule. C'est seulement à ce moment-là que je réalise que mes habits ont changé. Je suis en t-shirt, pantalon fin et baskets.
- Dralik, approche.
- Je m'appelle Cordax, pas dralik.
Le regard que lui lance le dragon le fait immédiatement taire. Il s'avance, jusqu'à ce que le Puissant puisse poser sa main sur sa tête.
Tout devient noir, tellement noir. J'en perds instantanément mes repères, incapable de discerner le haut du bas, la droite de la gauche, l'avant de l'arrière. Mes oreilles se bouchent, mon corps est engourdi. J'essaye de parler, rien ne se passe. La seule sensation qui me reste, c'est cette main sur mon épaule, ni chaude ni froide, simplement là. Comme une bouée de sauvetage au milieu de l'océan, ou le soleil dans le ciel. Je me concentre là-dessus pendant ce qui me parait durer une éternité. Puis le monde retrouve ses couleurs, mes pieds touchent le sol. Je tombe à genou, une horrible nausée me saisit.
- Dace, ne me dis pas que tu as recommencé !
- Ils n'ont rien.
- Et alors ? Tu as vu leur état, tu aurais pu être plus délicat !
- Je ne vois pas pourquoi. Ils me donnent du travail.
- J'en ai rien à faire, c'est pas une raison ! Eh, ne disparais pas comme ça !
Retrouvant mes esprits, je m'assieds, une sensation de tournis m'empêchant de faire plus. Je lève la tête vers la personne qui ne s'est pas gênée pour faire la leçon au dragon. Ma première pensée en la voyant, c'est qu'elle est normale. Très belle avec ses longs cheveux brun clair aux reflets blonds, ses yeux d'un bleu aussi pure que la source, son visage aux traits fins, délicats, doux, son corps svelte, mais normale. Elle n'a pas d'ailes, de queue, de corne, de plumes, d'écailles ou je ne sais quoi d'autre, elle ressemble à une humaine.
- Ça va ? Désolée pour ça, mon mari n'est pas particulièrement délicat avec les inconnus. Avec tout le monde, d'ailleurs.
- Votre mari ?
Elle me tend la main pour m'aider à me relever. Ses doigts sont fins.
- Oui, Dace. Le dragon, si tu préfères.
Je la dévisage tandis qu'elle se baisse pour prendre Cordax dans ses bras. Cette femme est mariée au dragon ? À ce type si fort et difficile à cerner ?
- Ne fais pas cette tête, tout le monde a le droit de tomber amoureux !
Je veux bien, mais je ne m'attendais pas du tout à ça.
- Allons à l'intérieur, on sera mieux installé.
Mon proche dans ses bras, elle se dirige d'un pas énergique vers un chalet en bois, sur une petite colline. Nous y entrons. L'intérieur est simple, accueillant, chaleureux. Des fauteuils confortables sont disposés en demi-cercle devant une cheminée éteinte. Il fait bon.
- Je vais préparer du thé, asseyez-vous seulement.
Elle revient quelques minutes plus tard avec un plateau.
- Alors, dis-moi tout. Comment tu vas, Jasen ? Les cours se passent bien ?
- J'apprends beaucoup de choses, surtout avec Kiran. Aras Sanguello a une méthode assez radicale et brutale, mais c'est efficace. Je rattrape lentement mais sûrement toutes les années que j'ai passées chez les banos. Ce n'est pas toujours facile d'être entouré de particuliers qui savent ce qu'ils veulent faire et sont à l'aise avec leur particularité. C'était vraiment dur durant les vacances d'octobre, quand tout le monde a pu rentrer chez lui pour les trois jours de vacances. Ah, désolé, vous ne devez pas comprendre ce que je raconte...
- Ne t'en fais pas, continue. Je suis là pour t'écouter.
Elle me sourit doucement. Sans que je m'en rende compte, je me mets à lui raconter ma vie, à lui confier mes inquiétudes, mes problèmes, mes joies, mes peines. C'est comme une grande sœur à qui je peux tout dire, sans filtre. Je ne crois pas avoir déjà été aussi à l'aise avec quelqu'un, encore moins une inconnue.
- Je ne vous ai même pas demandé comment vous vous appelez.
- Tu peux me tutoyer, sens-toi à l'aise. Je m'appelle Rhys. Rhys Atkins.
- Comment vous... tu as rencontré le dragon ?
- C'est une assez longue et triste histoire... Il m'a sauvée. Vois-tu, mon pouvoir m'a toujours valu d'être traitée comme une paria. Il m'est venu en aide, et j'ose affirmer que je l'ai aussi aidé. À force de passer du temps ensemble, d'apprendre à nous connaitre, nous nous sommes rapprochés... il a fini par me demander si je voulais l'épouser, je n'ai pas hésité une seule seconde. Et me voilà, avec lui pour l'éternité.
Un magnifique sourire s'épanouit sur son visage. Elle rayonne d'amour et de bienveillance.
- Rhys, tu es là ?
Un grand elfe à la peau aussi claire que ses cheveux opalescents entre dans la pièce. D'un geste assuré, il enlève ses lunettes de soleil, dévoilant ses iris d'un rose pâle surnaturel.
- Jasen, je te présente Nodj. C'est l'un des Puissants.
- Bonjour.
Il ne me jette même pas un regard.
- Dace m'a dit de venir te demander si...
- Oui, il est parfait.
L'elfe n'a pas l'air satisfait de la réponse, mais il n'insiste pas et s'en va, aussi vite qu'il est arrivé. C'était un passage express.
- Euh, je ne suis pas sûr d'avoir compris ce qu'il vient de se passer...
- C'est parce que je ne t'ai pas parlé de ma particularité.
Elle prend le temps de boire un peu de thé avant d'ajouter, sur le ton de la confidence.
- Je l'ai appelée Connaissance. Je sais absolument tout de ce monde et de ses habitants.
- Tout... tout ?
- Oui, tout.
- Tu sais aussi ce qui va se passer dans le futur ?
- Je peux le deviner en me basant sur le présent. Les prémonitions constituent une particularité à part entière.
En me basant sur les informations que j'ai, ça va dire que...
- ... l'elfe est venu pour savoir si le nouveau gardien de la source choisi par les Puissants est la personne qu'il faut.
- Exact.
- Ton pouvoir te permet aussi de lire les pensées ?
- Non, je sais simplement tout ce qui s'est passé et se passe en ce moment-même dans le monde. La voix va bien ?
Pris au dépourvu, il me faut un moment pour me reprendre et lui répondre.
- La dernière fois que je l'ai entendue, elle allait bien.
- Tu veux une information intéressante à son sujet ?
Elle se penche en avant, les yeux pétillants. J'acquiesce, curieux.
- C'est une personne, et l'anemostoikeïodès qui veille sur elle vient d'être choisi comme nouveau gardien.
Il me faut un moment pour encaisser ces informations. Ce n'est donc pas le fruit de mon imagination mais bien un individu à part entière qui me parlait depuis tout ce temps. Si je peux parler à l'anemo, il est possible qu'il accepte de me mener à lui. Ou elle, je n'en sais rien.
- Par contre ça, c'est une mauvaise idée. Il est encore trop tôt pour que vous vous rencontriez.
- Je croyais que tu ne lisais pas dans les pensées ?
Elle hausse les épaules.
- Simple déduction. Le moment où vous vous reverrez... Ah, comme ça va être intéressant à voir !
- Nous revoir ? Je la connais ?
- Qui sait.
Le silence se fait dans la pièce. Dehors, tout est calme.
- C'est vraiment un bel endroit.
- Je trouve aussi. Il n'en a pas toujours été ainsi.
Elle n'en dit pas plus. Je finis mon thé.
- Comment fais-tu pour vivre avec tous ces souvenirs ? Ce n'est pas trop pesant ?
- Tu penses à Ran, j'imagine. Être immortel sans le souhaiter, c'est ce qui l'empêche de se concentrer sur le présent. Il n'arrête pas de regarder en arrière, son passé l'enchaîne. Quand j'étais enfant, toutes ses pensées, ses données qui tourbillonnaient dans ma tête me martelaient le crâne. Je les combattais de toutes mes forces, je voulais qu'elles s'en aillent. Ce qui ne faisait, naturellement, qu'empirer la situation. J'avais de la peine à dormir, marcher, boire, manger, parler... pour tout, en fait. Puis, un jour, une phrase a surgi, plus forte que les autres : Accepte-toi tel que tu es. Elle ne s'adressait pas à moi, bien entendu, mais elle m'a permis de réaliser que ma particularité faisait partie de moi. Pour pouvoir la contrôler, il fallait déjà que je reconnaisse son existence. Par la suite, je me suis concentrée le plus possible sur ce qui se passait devant moi, à l'instant présent. Je laissais simplement les autres informations me parvenir sans essayer de les comprendre ni de les traiter. Elles étaient là, c'est tout. Je me suis par la suite petit à petit familiarisée avec eux, jusqu'à arriver au stade où j'en suis actuellement. Il est important de regarder devant soi.
- Le passé ne va pas disparaitre juste parce qu'on l'ignore.
- Je n'ai pas dit ça. Il y a une grande différence entre accepter son passé pour aller de l'avant et ignorer un passé qui revient sans cesse nous hanter. À ton avis, tu es dans quelle situation ?
Je n'ai pas besoin de répondre. Elle le sait très bien.
- Rhys, je suis là. Grégoire a insisté pour venir aussi avec Célien, Nodj n'a pas manqué de s'incruster. Ils sont allés chercher Ran, ils ne devraient pas tarder.
Le dragon a annoncé le plus naturellement du monde que les Puissants se réunissaient sur un coup de tête. Et il semblerait que je me retrouve mêlé à tout ça sans avoir rien demandé.
Au fait, pourquoi il le dit ? Rhys est déjà au courant, non ? À moins qu'il ne l'ait fait pour nous prévenir, mon proche et moi. Ce qui serait sympa de sa part.
- Jasen, je t'emmènerai plus tard à la source. Cordax, tu comptes aussi venir ?
- Ça dépend. Le trajet sera aussi désagréable que pour arriver ici ?
Un court instant, je crains pour sa vie. Dace ne semble heureusement pas mal le prendre.
- Non, c'est un portail fixe.
- Ce n'est pas un peu dangereux ?
C'est Rhys qui me répond.
- Les gardiens sont là pour s'assurer que personne ne les utilise à mauvais escient. Ce serait plus dangereux de les laisser à la dérive et de risquer de les perdre. Dace, il me faut de la viande pour le repas.
Je suis encore une fois étonné par le naturel avec lequel elle s'adresse au dragon.
- Tu veux quoi comme viande ?
- Égal. Un truc bon.
Dace grimace.
- Ça m'aide beaucoup.
- Jasen, Cordax, je vous refais du thé ?
- Non, c'est bon. On peut aider pour la préparation du repas ?
- Si ça ne te dérange pas, volontiers.
C'est ainsi que je me retrouvai à cuisiner pour les Puissants dans la cuisine du dragon.
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