3. EPAP
J'ouvre lentement les yeux.
- Salut. Bien dormi ?
Je me trouve dans une chambre. Les murs sont en bois brun foncé, le plafond blanc apporte une impression d'espace à l'endroit, et le sol est recouvert d'un tapis crème. Un bureau se trouve dans un angle, devant moi sur la droite. Il y a un fauteuil. Je vois également une armoire, ainsi qu'une table avec deux chaises. Une troisième est placée à côté d'une table de chevet sur laquelle est allumée une lampe. En face de moi, des rideaux crèmes me cachent une vitre. Sur ma droite, une fenêtre qui donne sur... je n'arrive pas à voir, dû aux tissus qui ne sont que légèrement entrouverts. Et aussi parce que quelqu'un se tient devant. À l'opposé d'elle, une porte se fond agréablement dans la paroi.
La fille aux cheveux d'or me tourne le dos. Malgré le fait qu'elle ne semble pas faire attention à moi, je sens qu'elle est tendue.
- Alors ? me demande-t-elle.
Elle se retourne. Je reconnais l'air sérieux et déterminé de Mihela.
- Excuse, je n'ai pas entendu. Tu m'as posé une question ?
Son visage semble s'adoucir. Légèrement.
- Oui. Je t'ai demandé si tu as bien dormi.
- Euh... Oui. Mais je suis où ?
Elle sourit. Je crains le pire.
- Bienvenue à l'École pour Personnes Avec des Particularités, aussi connu sous le nom d'Epap.
- Je croyais que ça voulait dire École Pour Attardés à Problèmes.
Cette fois, elle a presque ri. Puis elle se détourne pour aller vers l'armoire et en sortir un uniforme. Mihela pose celui-ci sur la chaise à côté de moi avant de se diriger vers la porte. Elle s'arrête juste avant de fermer le battant.
- Quand tu as fini, va dans le salon. Tout droit, puis troisième à gauche.
Elle sort de la chambre.
Je me lève, m'habille rapidement. Epap met à disposition un t-shirt blanc uni et une veste gris clair, ainsi qu'un pantalon de la même couleur. Des chaussures en cuir brun sont également rangées dans l'armoir. J'imagine qu'il s'agit de l'uniforme, il est sans doute obligatoire, alors je l'enfile. D'autant plus que mes autres habits ont disparu.
Surpris, je remarque que tout est à ma taille, parfaitement ajusté. Je doute que ce soit un coup de chance.
Dans l'armoire, je découvre deux autres uniformes, ainsi que ma valise posée sur un plateau dans le haut du meuble.
Un miroir est accroché à l'intérieur d'une des portes. J'observe brièvement mon reflet, remarquant la teinte d'un noir de jais de mes cheveux ainsi que mes yeux foncés. Selon la luminosité ambiante, on a l'impression qu'ils sont entièrement noirs. Mon nez est volontaire, mon menton légèrement en pointe, mes épaules fines. J'ai l'apparence d'un coureur, je suis plus élancé que baraqué, bien que j'aie suffisamment de force pour allonger quelqu'un.
Le bureau contient deux stylos, trois crayons, une gomme, une plume, de l'encre, un effaceur, des couleurs et des feuilles, sans oublier trois cahiers. Tout en bas à droite, il y a des livres sans titre complètement vides. Je découvre aussi mon sac à dos sur le fauteuil ; le dossier me le cachait depuis le lit. Ensuite, comme le reste est vide, je vais vers la fenêtre qui laisse passer une raie de lumière.
En écartant les rideaux, je devine beaucoup de vert clair, mais c'est seulement en observant le paysage que je me rends compte de mon erreur.
Plusieurs collines sont recouvertes d'herbe à la teinte luxuriante, mais plus profonde, plus sombre que ce que je croyais. À un peu plus de deux kilomètres, une forêt se dresse ; majestueuse, ses arbres sont hauts, leur parure imposante, et je ne vois pas la fin de cette contrée sylvestre, qui semble s'étendre à l'infini, grimpant au loin les flancs de montagnes.
Sur la gauche, une rivière serpente paresseusement, brillant sous l'éclat du soleil. Ce dernier m'indique que c'est le matin.
J'ouvre la porte. Ma chambre est dans un angle, le couloir se déroule sur ma gauche et en face de moi. À ma dextre, de grandes fenêtres illuminent le passage, en contraste avec la pénombre de ma chambre.
Troisième porte à gauche... Il me faut un moment pour l'atteindre, les panneaux de bois étant plutôt espacés. Je toque, puis ouvre doucement.
Dans un salon aux proportions digne d'une pièce de château sont disposés des fauteuils violet foncé, deux canapés de la même couleur et trois table basses en bois précieux. Le sol semble fait du même matériau, agrémenté de tapis épais et agréables à fouler. Les murs clairs exposent nombre de tableaux, représentant tous des paysages ou des créatures mystiques. La lumière est dispensée par des lampes discrètes suspendues au plafond, qui sont pour la plupart éteintes. En face de moi, il n'y a pas de mur, mais une gigantesque baie vitrée, par laquelle le soleil arrive.
Un jardin intérieur met en valeur une fontaine, ainsi que des massifs de fleurs éclatants. Il y a également quelques arbres, et un sentier qui rejoint le point d'eau. La taille du jardin et des plantes qui le composent est impressionnante, quand on pense que des murs l'encerclent.
Je reporte mon attention sur le salon. Plusieurs personnes sont assises, par groupe de trois ou quatre. J'en vois aussi un de cinq, mais je ne reconnais aucun visage. Alors j'avance, contournant un meuble qui disparaît sous la nourriture, un des deux canapés, de nombreux fauteuils... Puis j'aperçois Mihela, et je me dirige vers sa table, sur laquelle diverse affaires sont posées.
Face à elle, une fille est assise, les jambes croisées. Ses cheveux bruns prennent des reflets roux en reflétant la lumière. Ils sont négligemment attachés sur la nuque. Ses yeux, de la même teinte, étincellent de malice et brillent d'intelligence. Son nez est discret, ses lèvres pleines.
Elle ne me regarde pas, et pourtant elle dégage une assurance, un savoir-faire, une expérience, et autre chose, quelque chose de plus, que je ne sais décrire.
- Ah, te voilà !
Je me tourne vers Mihela, qui déborde d'énergie.
- Je te présente Eléa. C'est ma meilleure amie. Tu l'as déjà rencontré, il me semble ?
Je la regarde de nouveau. Ce ne serait pas... la fille qui m'a arrêté d'une main ? Ce n'est pas possible ! Elle est trop... Pas assez...
- Jasen, c'est ça ?
- Ouais. Tu m'as fait quoi, dans la cour ? Je veux dire, comment tu as fait ?
Mihela se tourne vers son amie, les yeux pétillants.
- Eléa, tu n'aurais pas...
- Non, Mihela. Pas du tout. Je l'ai juste empêché de nous faire exploser.
- Ah bon... rien de coquin, alors...
- Et toi, dit-elle en s'adressant à moi, arrête de dire des phrases de ce genre.
Je la regarde, perplexe. Puis je comprends ce qu'elle veut dire, le deuxième sens de ma phrase, et je détourne les yeux, gêné.
- Bon, reprend la blonde, assieds-toi.
Je m'exécute. Mihela prend une feuille, sous un cahier, et me la tend. Des phrases y sont imprimées. Non, pas des phrases, des noms.
- Voici tout ce que tu as besoin de savoir. Il y a un titre assigné à chaque nom.
Je lis.
- Tuteur : Sanguello, Arras. Qui est-ce ?
- Tu ne peux pas le louper. Il a une cicatrice sur le côté gauche, de l'épaule jusqu'à l'œil. Mais ne te fais pas avoir, il possède une vue d'exception. Par contre, il me semble qu'il n'a que deux novices, plus toi, donc je ne peux pas te renseigner plus sur lui, je ne le connais pas assez bien et il ne donne pas de cours, à part à ses novices.
- Qui sont-ils ?
Mihela hausse les épaules. Quant à Eléa, ses pensées l'occupent plus que notre discussion.
- Et quel est le rôle d'un tuteur ?
- C'est ton prof référant. Il t'enseigne les bases, te fait progresser, répond à tes questions... ce genre de chose, quoi.
- Ensuite, Paire... Qu'est-ce ?
- La personne avec qui tu étudies, fais les activités de groupe, discute... Au début, c'est elle qui t'explique le fonctionnement de cet endroit, mais pas toujours. Normalement, tu seras marqué avec elle, c'est-à-dire que ton tuteur et le sien vous donneront chacun un objet, qui sera le même et vous permettra de communiquer sans avoir besoin de parler. Bien entendu, pendant les tests, les profs utilisent un brouilleur, ce qui empêche de tricher. Et il arrive qu'un étudiant reste plusieurs mois sans Paire, tout comme une marque peut être contrée si les deux ne s'entendent pas ou n'ont plus aucune raison de rester ainsi. À l'inverse, certains gardent leur marque toute leur vie. Du coup, il est possible que le nom de ton ou ta Paire apparaisse plus tard. Bon, il y a déjà quelqu'un de noté ?
- Oui, mais il n'y a qu'un nom de famille. C'est écrit "Faberes".
- Je ne connais pas. Et toi, Eléa ?
Cette dernière me fixe, interdite. Puis hausse les épaules et se désintéresse de la conversation.
- Après, c'est Proche, mais il n'y a pas de nom.
- Un proche est un animal avec lequel tu t'es lié d'amitié. Un lien se crée, et vous pouvez vous comprendre sans avoir besoin de rien. Ton tuteur devrait t'amener bientôt à l'animalerie.
- Et le tien ?
- C'est Sam. Un persan blanc avec une tâche noire sur le dos. Il est en train de se promener, je ne sais pas trop où. La suite ?
- Hem... Parrain/Marraine, et pas de nom non plus.
- Une personne qui choisit de t'aider, de te conseiller et de passer du temps avec toi obtient ce titre.
- Et pour finir, c'est noté Particularité, puis rien.
- Ton talent, ou pouvoir, si tu préfères. Ce qui fait que tu es ici, dans ce côté d'Epap, et pas dans l'autre bâtiment.
- L'autre bâtiment ?
- Oui. Cette école a été bâtie il y a six cents ans, commence Mihela. Le fondateur, Lucius Mey, avait découvert des enfants ayant des particularités qu'ils cachaient, de peur d'être exécutés. Alors il eut l'idée de créer ce lieu, afin de leur assurer une sécurité et un secret total.
"Seulement, les gens ne comprenaient pas pourquoi seuls certains enfants triés sur le volet pouvaient y entrer. En plus, il arrivait à Lucius de se tromper, et donc de renvoyer un enfant sans particularité.
"Lorsque les nobles ont commencé à s'en mêler, Lucius décida de faire construire un autre bâtiment, à trois cents mètres du premier. Là, des enfants normaux sont venus étudier, sous l'enseignement de maitres tout aussi normaux. Il restait un endroit sûr pour les enfants particuliers, ici, et les gens ont arrêtés de se plaindre, puisque tout le monde pouvait y être admis. Et l'école s'est développée sur cette base solide, dans l'ensemble des bâtiments actuels.
Elle se tait. Notre groupe reste silencieux un moment, on entend les discussions des personnes voisines. Puis eux aussi se taisent, un à un. Je vois Mihela chercher du regard la raison de ce silence, puis se figer. Eléa est immobile. Je me retourne.
Un type, mince et grand, avec les cheveux bruns, des yeux noirs et un nez aquilin surmonté par des lunettes rectangulaires, se tient sur le seuil de la porte. Il est vêtu d'un long manteau de cuir tanné dont le col monte sur son cou ainsi que des bottes hautes. Il semble chercher quelqu'un du regard, une cicatrice partant de son œil gauche, et plus personne dans le salon ne fait le moindre bruit.
Je jette un coup d'œil à Mihela, haussant les sourcils de manière interrogative. Elle me désigne discrètement la feuille, puis me désigne l'homme. J'observe le papier. Jette un coup d'œil vers le type. Retour à la feuille. Je relis : Sanguello, Aras. C'est lui ?
Un raclement de gorge se fait entendre. Tout le monde sursaute et se tourne vers le gars qui a rompu le silence. Avec son air sérieux, son apparence studieuse et antisportive ainsi que maigre, je devine une personne qui passe plus de temps à réviser et à poser des questions aux profs qu'à passer du temps avec ses amis, sauf pour répéter ou faire ses devoirs.
Une fois sûr d'avoir l'attention de l'homme, qui se tient face à lui, il prend la parole :
- Excusez-moi, monsieur, vous cherchez quelqu'un ?
L'homme reste silencieux un moment. Je vois le binoclard qui commence à trépigner, mal à l'aise. Puis une voix grave s'élève, imposante, autoritaire. Je mets du temps à me rendre compte que c'est le type au manteau qui parle.
- Je cherche Jasen Klex.
Nouveau silence. Ce n'est qu'en voyant Mihela me faire signe de me lever que je comprends que c'est de moi qu'il s'agit. Alors je me mets debout, et me tourne face à l'homme.
Quand celui-ci me regarde, ses yeux me clouent sur place. Ils sont bien plus pénétrants que ce que je pensais, semblant sonder mon âme. Je détourne le regard, perturbé.
- Suis-moi.
Il quitte la pièce dans un ample mouvement fait par son manteau. Je quitte la salle à mon tour.
Nous prenons le couloir dans le sens opposé duquel je suis arrivé. Puis, après plusieurs portes, nous empruntons un escalier en colimaçon, descendant deux étages. Nouveau couloir, un autre escalier, droit cette fois, et encore un couloir. Arrivés devant une porte, l'homme fait une petite pause pour vérifier que je suis bien là, puis il ouvre. Je suis d'abord ébloui, mais cela ne dure pas, et quand mes yeux se sont habitués à la lumière du soleil, ce que je découvre me surprend.
Quand j'étais dans ma chambre, j'ai remarqué qu'une des fenêtres donne sur la forêt, tandis que la deuxième offre une vue complètement différente. Le même paysage s'étend devant mes yeux.
La rivière continue de serpenter depuis les bois, mais pas longtemps. Elle alimente un petit lac, qui n'en est pas moins imposant. Au milieu de celui-ci, un ilot de terre maintient un bosquet au-dessus des flots calmes. Quelques magnifiques arbres brillent d'un vert étincelant sous le soleil. Leur éclat vif s'accorde avec celui de l'eau, clair et magnifique.
Tout autour, quelques arbres poussent, plus ou moins loin. Je vois également un bâtiment... non, deux, ainsi que quelques enclos. Ce doit être une écurie. Le bruit que pourrait faire les animaux est étouffé par la distance. J'entends tout de même des voix, desquelles je finis par repérer la source. C'est un groupe de jeunes, qui sont sans doute aussi étudiants ici. Ils se baignent, à moitié cachés par un saule pleureur.
L'homme au manteau sombre s'est arrêté à quelques pas. Quand je regarde dans sa direction, il me semble percevoir une lueur amusée dans son regard, mais je n'en suis pas sûr. Toujours est-il que dès qu'il sait que je suis de nouveau attentif, il se remet en marche. Je le suis.
Nous longeons le bâtiment, qui ressemble à un vieux manoir en pierre. Les ouvertures vitrées à ma gauche ne laissent rien deviner, reflétant de manière presque parfaite le lac. Je distingue quand même de vagues contours, qui m'indiquent juste des salles plutôt grandes. Et encore, je n'en suis pas certain.
Devant nous, l'écurie se rapproche. Je sens l'odeur du foin et des animaux, mais cela ne dure pas. Le type tourne à l'angle du manoir.
Des plaines. À perte de vue. Ainsi qu'un petit bâtiment rectangulaire. Quand je dis petit, c'est par rapport à la construction où se trouve ma chambre, qui fait facilement quinze mètres de haut, cinquante de large et cent de long. Celui devant moi possède trois étages (sans compter le rez) et fait la taille d'une grande maison, style villa de vacances. Toujours en pierre, le toit légèrement en pente, son aspect est semblable au manoir.
L'homme continue. J'en profite pour compter mes pas et mesurer le côté du grand bâtiment. Soixante-et-un pas trois quarts. Je l'avais un peu sous-estimé.
Dernier pan de mur. En passant l'angle, ce que je découvre est radicalement différent de ce que j'ai déjà vu.
Le manoir n'est pas rectangulaire ; il a une aile qui prolonge le mur opposé de celui dont je connais la mesure approximative. Je suppose pour les dimensions (sans compter le bâtiment avec ma chambre) septante de long et trente de large. Sa hauteur est d'un niveau plus bas que le manoir.
Deux chemins pavés partent de deux portes imposantes, l'une donnant accès à l'aile et l'autre au bâtiment principal. Ils se rejoignent à une fontaine, celle-ci étant le point d'intersection avec une troisième allée. Cette dernière s'éloigne en direction de l'est.
L'homme emprunte ce dernier chemin. Nous marchons sur des pierres plates pendant un bon moment. Sur une dizaine de mètres, la forêt obstrue notre gauche, puis de petits monts prennent leur place. Ensuite, après une dernière bosse, la vue se dégage de nouveau.
Un vieux pont en minerais gris et mats, large autant qu'une autoroute et long comme trois wagons, enjambe une faille, non, un précipice gigantesque. À cet endroit, on dirait que le sol s'est cassé comme le ferait une planche de bois. C'est une véritable falaise infranchissable qui s'étend à perte de vue des deux côtés. Je ne comprends même pas comment c'est possible que quelqu'un ait pu construire un pont, bien qu'il soit là où le précipice est le moins large.
Prudemment, je suis le type, traversant la structure de manière peu assuré. Je fais en sorte, juste au cas où quelqu'un m'observerait, de ne pas laisser transparaitre mon inquiétude.
Arrivé de l'autre côté, l'homme (je suis sûr d'avoir encore aperçu une lueur amusée dans son regard) vérifie que je ne me suis pas enfui, avant de continuer d'avancer, toujours sur le chemin pavé.
Au loin se profile des bâtiments. Je devine des murs en bétons, ainsi qu'un étang sur le côté, face sud (sauf erreur). En approchant, je vois un plan d'évacuation en cas d'urgence des lieux, et j'apprends ainsi que la construction face à moi forme un grand carré, avec deux passages ouverts, au sud-est et au nord-ouest.
Empruntant ce dernier, j'entre dans la cour qui a la taille d'un petit pré tout en goudron. Des bancs de ciment agrémentent par-ci par-là cet espace, ajoutant du gris sale au reste. Quelques groupes d'étudiants flânent, profitant du magnifique paysage dont même l'odeur est nauséabonde. Je m'attendais à ce que leur uniforme soit aussi gris, comme le bâtiment, mais il est beige. Pourquoi ? Je préfère ne pas savoir.
L'un d'entre eux, un gars plutôt grand (à peu près ma taille), les épaules larges, les muscles bien dessinés, les cheveux blonds, les yeux bleus perçant, le sourire du tombeur, se tourne vers moi lorsque je passe à côté de lui.
- Hé, t'es nouveau ? T'arrives en cours d'année ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tes parents en avaient marre de toi, ont remarqué que tu étais un cas perdu et t'ont envoyé ici ?
Ne réagis pas, aurait dit la voix.
- Arrête de te décrire, tu fais peine à voir.
- Quoi ?
- Et on dit : "Tu es", pas "t'es", c'est trop... comment dire... la marque des illettrés.
Je continue de marcher. Le meneur ne sait plus quoi dire, il ne doit pas avoir l'habitude que quelqu'un lui réponde.
L'homme en noir m'attend un peu plus loin. À ce propos... Toutes les personnes ici présentes sont vêtues de la même manière que moi, à la seule différence que la couleur dominante est le vert. Comme les Serpentards. Je vais m'arrêter là pour la comparaison, sinon je risquerais de les froisser (après tout, si Eléa a pu m'arrêter si facilement, qui me dit qu'il n'y en a pas un pour lire dans mes pensées ?).
Le prof m'attend devant une porte, que je devine être l'entrée principale, sur la façade est. Je le rejoins, nous entrons, et je découvre un intérieur sobre, sans décorations, avec seulement un couloir et des portes ainsi que des lampes murales d'occasion. Le tout est, devinez quoi... gris ! Encore !
Au bout d'un long passage, je vois noté sur une porte "Secrétariat". Nous passons devant sans nous attarder. C'est la porte suivante qui est intéressante, même si je ne sais pas si c'est de bon augure, puisqu'il y a l'écriteau "Directeur". Je m'attends au pire.
L'homme au manteau pousse la porte, puis m'invite à entrer. Je m'exécute, peu rassuré.
La pièce ne comporte qu'un bureau, un fauteuil, une chaise, une étagère pleine de livres et une fenêtre donnant sur un parking. Je vois aussi une route qui part en direction de l'est.
Un homme sec au menton pointu est accoudé au meuble, les mains jointes, un dossier ouvert devant lui.
La porte se referme derrière moi. Le type en noir me dépasse, fait un signe de tête au directeur.
Un bruissement de feuille attire mon attention. Le directeur est en train de feuilleter le dossier, concentré sur sa tâche. Il relève la tête, tandis que je l'observe.
- Tu es un des nouveaux ? Bonne chance pour l'examen d'admission, il parait que c'est difficile.
Puis il se reconcentre sur les feuilles devant lui.
Je me tourne vers l'homme au manteau. Il attend, et me fait signe de passer devant. J'y vais, entrant dans l'ouverture derrière la bibliothèque, et je tourne à angle droit pour me retrouver en haut d'un escalier pentu, pour le peu que j'en distingue. Il n'y a pas d'autre source de lumière que celle du bureau, et ça n'éclaire presque rien.
Inspirant, puis expirant profondément (je suis un peu claustrophobe), je finis par entamer la descente. Derrière moi quelqu'un referme la porte. Il me faut poser une main sur le béton pour pouvoir continuer à avancer, mes yeux désormais inutiles.
Il y a une trentaine de marches, puis un petit couloir. Au bout, je me retrouve bloqué. Je tâtonne, sentant du bois sous mes doigts, vieux, rugueux, jusqu'à trouver une serrure. Pas de poignée. La sortie est fermée à clef.
Je marque un temps d'arrêt. Où est passé mon tuteur ? Ce doit être l'épreuve dont parlait le directeur. Mais... Pourquoi est-ce que je leur obéis ? Il me suffirait d'attendre la nuit pour m'enfuir. Si je m'arrête là, tout de suite, je peux encore faire marche arrière. En revanche, si je passe cette porte, je ne sais pas ce qui va m'arriver. Mais si je ne le fais pas, alors Mihela se sera montrée sympa pour rien. À l'inverse, en passant la porte, ce serait une manière de la remercier, et aussi de pouvoir passer plus de temps avec elle, et Eléa. Il reste un problème... Est-ce que ce n'est pas un piège ? La générosité de ces gens, le fait de m'accueillir ici... En plus, cet établissement n'a pas une bonne réputation. On dit que c'est l'école pour tous les cas désespérés. Mihela en serait un ?
Voilà à peu près mon état d'esprit devant cette entrée. Et c'est aussi comme ça que, en ayant marre de tergiverser sans pouvoir me décider, et aussi un peu par provocation (envers moi-même, mes parents, l'école...), je force la porte avec une épingle avant de pousser le battant sans poignée.
La lumière m'aveugle. En même temps, je reçois un coup de poing dans l'estomac qui me fait me plier en deux. Un autre coup, et je suis à genoux sur un sol dur.
Ayant retrouvé la capacité de voir, je roule par terre, sur une matière dure et brune. J'évite ainsi un autre coup et gagne suffisamment de temps pour me relever et me préparer en plaçant mes deux poingts fermés devant moi. Pourtant, il n'y a personne. Dans la salle, au plafond haut et aux murs gris qui laissent pas mal de place, il n'y a que moi.
Je me retourne vivement. Vraiment personne.
Une matière dure me rentre dans le dos, ce qui me coupe le souffle. Je pivote, la respiration douloureuse. Quelque chose m'atteint aux genoux, je perds l'équilibre, me rattrape au dernier moment au mur.
Plus rien. Pendant un moment, plus rien ne se passe. Je ne sais pas si le pire est cette attente, ou le fait d'être frappé sans voir personne. Tiens, j'ai peut-être une idée...
Je ne vois rien. La salle est pourtant éclairée, donc soit la personne est invisible - ce qui est peu probable -, soit elle se tient dans mon angle mort. Dans les deux cas, cela ne veut pas dire qu'elle est silencieuse, et encore moins qu'elle n'a pas de corps.
Un coup dans mes côtes me plie en deux. Je peux oublier l'angle mort, quoi que ce soit se tenait juste devant moi. Je ne vais pas m'attarder sur comment elle fait, à la place je ferme les yeux, dos au mur. Puis j'écoute.
C'est déroutant de ne pouvoir se fier à ses yeux. Comme si quelqu'un nous demandait d'écrire sans mains. Au bout d'un moment, on comprend qu'il y a d'autres moyens, même si c'est moins instinctif.
Un bruit. Discret, que j'ai failli rater. Il a dû être provoqué par quelque chose, peut-être un pied, heurtant le sol.
Je m'écarte sur la droite, m'éloignant de la paroi. J'entends un choc sourd sur le mur, là où je me tenais un instant auparavant.
De nouveau, un petit bruit. Je fais un bond en arrière, retrouvant le béton sous mes doigts. Devant moi, c'est comme si la personne prenait appui, sans doute pour retrouver son équilibre.
Par instinct, je lève un bras devant mon ventre. Un instant plus tard, je reçois un coup qui me fais faire une grimace. Pourtant, ça ne m'empêche pas de saisir ce que je pense être son bras avec ma main droite. Et j'ouvre les yeux.
Une sorte de frémissement, comme quand l'air chaud rencontre l'air froid, quelque chose qui miroite dans l'air se tient devant moi, brouillant légèrement le gris de la pierre. Ce doit être mon adversaire.
Celui-ci se déplace, essayant de se soustraire à mon emprise. Je serre d'autant plus son bras, lui envoie un coup de genou dans le ventre. Il se plie en deux. J'en profite pour me glisser dans son dos et lui tordre le membre antérieur afin qu'il n'essaye pas de s'échapper.
Le corps de mon assaillant reprend des couleurs, quittant cette... invisibilité. Je découvre un gars qui fait une tête de moins que moi, a une ossature de gymnaste et porte un uniforme aussi gris que le mien. Je me demande s'il est aussi scolarisé ici.
Il respire par petites inspirations et expirations rapides, visiblement sous le coup de la douleur. Je desserre un peu, sans relâcher ma prise.
- Qui est-tu ? Pourquoi m'as-tu attaqué ?
- Bra... vo. Tu... as... ré... ussi.
Je fronce les sourcils, ne comprenant pas. Puis je me rends compte que l'homme au manteau n'est pas là, ce qui laisse supposer qu'il savait ce qui allait se passer et qu'il ne pouvait ou voulait pas intervenir.
Je m'écarte prudemment du garçon, restant sur mes gardes. Tout ce qu'il fait, c'est se retourner, me regarder et sourire. En voyant son visage, je me rends compte qu'il doit avoir deux ou trois ans de plus que moi. Puis il part vers une porte, avec une poignée. Je me demande comment elle est apparue, ou en tout cas pourquoi je ne l'avais pas vu avant. Je vérifie aussi, mais il s'agit bien d'une deuxième porte, située à l'opposé de la première.
Je finis par le suivre, bien qu'il ait pris pas mal d'avance. Alors je m'avance et pousse le battant.
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