21. Débit

Wah, pour le coup je ne m'attendais pas du tout à ça. Cette ville est incroyable ! Même s'il fait nuit et que je n'ai pu rencontrer qu'une seule habitante, cet endroit est génial !

- Au fait, Eléa, je ne crois pas que tu m'aies dit où nous sommes ?

Je crois distinguer une ébauche de sourire sur son visage. Oola, la marraine de ma paire (elle a vraiment des écailles sur sa joue, je me demande à quoi ressemblent les autres particuliers vivant ici), avance d'un pas rapide. Elle fait de grandes enjambées souples, tournant sans hésiter dans des ruelles étroites.

- C'est Izao, la capital du monde de l'ischys. Enfin, en tout cas des particuliers. Les autres espèces pensantes, comme les dragons, qui soit dit en passant n'ont quasiment pas de contact avec nous, ne considèrent pas vraiment ce lieu comme important.

- Et tu m'as dit qu'on était là pour... ?

- Je ne te l'ai pas dit.

- C'est bien ce qu'il me semblait.

Le bruit de nos pas se répercute contre les parois des bâtiments nous entourant. Il fait sombre.

La réaction d'Oola, quand je lui ai dit que je voyais l'ischys sous forme de milliards de petits points lumineux, me fait penser que ce n'est pas commun. Je ne sais pas comment elle aurait pris le fait que je peux voir l'ischys partout, pas seulement son interaction avec les êtres vivants. Par contre, les autres talents appris me tentent... il faudra que j'en apprenne plus à leur sujet, et que je vois si j'arrive à les maitriser. D'ailleurs, il faudrait que je demande à Cordax si ses pouvoirs ont un lien.

- Tu m'as présenté comme une personne sans débit, ça a un lien avec notre venue, non ?

- Tu as d'autres questions ?

- Oui, j'ai fait quelque chose de mal ?

Elle se retourne à demi vers moi, continuant d'avancer. Alors qu'elle se préparait à me répondre, Oola s'arrêta et sortit une clef de sa poche. Elle nous fit signe de nous taire tandis qu'elle déverrouillait la porte. En faisant le moins de bruit possible, nous entrons dans une petite pièce en désordre. Sur une table centrale, de nombreux éléments sont démontés, des pièces à moitié rattachée à d'autres semblent attendre que quelqu'un finisse de les assembler.

D'un geste assuré, Oola se saisit de deux petits objets ronds et plats, très fins. Toujours en silence, elle m'en tend un. Délicatement, ne sachant pas à quoi m'attendre, je m'en saisis. J'ai beau le tourner dans tous les sens, je ne comprends pas ce que je suis censé faire avec. Puis je me souviens des explications d'Eléa, qui m'a dit que les débits sont en deux parties, l'une se situant au niveau du poignet, sous la peau, et l'autre étant reliée au nerf optique. La femme-lézard a gardé un des deux éléments, sans aucun doute celui qui sera relié à ma vue. Mais, même en ayant fait le lien, je ne sais absolument pas comment l'installer.

J'entends quelqu'un réprimer un rire derrière moi. Tournant la tête, je vois Eléa, une main devant sa bouche, cachant à grand-peine son amusement. Je ne peux m'empêcher de sourire, puis, reprenant mon calme, je m'approche d'elle en deux pas, prends son poignet gauche dans ma main et le lève. Elle se laisse faire. Examinant son poignet, je me rends compte qu'il n'y a aucune trace visible d'un disque argenté sous sa peau. Je n'ai vraiment aucune idée de comment faire. Voyant mon désarroi total, Eléa me désigne une petite dépression sur le métal. N'ayant rien à perdre, je pose le cercle sur mon bras puis, en prenant garde à ne pas le faire bouger, j'appuie sur le minuscule trou à l'aide d'une petite aiguille en glace formée à partir de l'eau présent dans l'air. J'entends un léger déclic, avant que des fourmis ne parcourent tout mon bras. Je cligne des yeux, l'objet a disparu.

- Et pour la deuxième partie ? Au fait, je l'ai bien mis ?

- Oui, ne t'en fais pas.

- Si je veux l'enlever, je fais comment ?

Oola me lance un drôle de regard. Mes yeux croisent ceux d'Eléa, qui me fait discrètement un signe de dénégation de la tête. Bon, on va éviter ce sujet, même si je ne vois pas en quoi c'est problématique.

- Attention, ça va être un peu désagréable.

La lézarde pose sa main à l'arrière de ma tête, écartant mes cheveux. Elle pose le deuxième disque sur mon crâne avant d'exercer une pression dessus. Un instant plus tard, une sensation d'engourdissement se répand dans ma tête. C'est... perturbant. Un peu comme si on l'enserrait, et qu'en même temps rien ne se passait. Au bout d'un moment qui me parut particulièrement long, ça s'arrêta. Je me gratte derrière l'oreille, dans un vain geste pour finir de dissiper cette expérience étrange. Passons à la suite.

- Comment on l'actionne ?

J'ai essayé de tapoter dessus, de faire passer de l'ischys, d'appuyer sur d'invisibles boutons, mais rien n'y fait. Le pire, c'est qu'Eléa n'en parait que plus amusée. Toujours en chuchotant, elle me dit :

- La clé, c'est la télépathie.

- La télépathie ? Avec un objet ?

Elle acquiesce. Je dois bien avouer que je n'aurais jamais songé à envoyer mes pensées à un disque, bien qu'il fasse parti du quotidien des particuliers. Essayant tout en me sentant ridicule, j'imagine un lien, comme un fil, et mes mots prennent la forme de perles glissant jusqu'au débit. Montre-moi l'heure. Mes yeux me picotent, d'un coup des chiffres apparaissent au-dessus de mon poignet. « 2h58 ». Quelle heure est-il à EPAP ? « 17h58 ». Le décalage horaire est donc de 9h, je me demande si Eléa l'avait pris en compte avant de nous faire venir ici au beau milieu de la nuit. Je lui jette un coup d'œil. Elle me regarde attentivement, attendant de voir si j'arrive à l'activer.

Il est temps de lui retourner son sourire narquois.

- Oola, je peux vous poser une question ?

- Bien sûr.

- Est-ce qu'Eléa vous demande souvent de vous lever au milieu de la nuit ?

Je vois ma paire se détourner, ses joues devenant rouges. Sa marraine sourit.

- Ça vous tente, un chocolat chaud ?

Sans nous laisser le temps de lui répondre, elle ouvre la porte, laissant un courant d'air frais entrer dans la pièce. Il nous faut moins de cinq minutes pour rejoindre un petit appartement dont l'accès se fait par un escalier extérieur. L'intérieur est simple, dans les tons bruns, avec des plantes en pot un peu partout et de confortables sièges. Eléa et moi nous asseyons autour d'une table basse tandis qu'Oola s'éclipse en cuisine. Elle revient peu de temps après, portant un plateau sur lequel se trouvent trois tasses dont le fumet appétissant me parvint rapidement. Les posant devant nous, elle fait un nouvel aller-retour, prenant cette fois une assiette pleine de biscuits. Elle s'installe face à nous.

- Alors... Jasen, c'est bien ça ?

J'acquiesce.

- Eléa m'a dit que tu avais toujours vécu avec les banos et que ton arrivée chez les particuliers, ou plutôt à EPAP, était récente. J'ai déjà visité les banos, alors je vais essayer de t'expliquer le fonctionnement du débit en comparant à ce que tu connais, mais je ne te promets rien... Tu avais, un, hum, parlophone ?

- Un quoi ?

- Tu sais, le petit appareil rectangle, en le touchant des images apparaissent et on peut communiquer avec.

- Ah, un téléphone.

- Oui, c'est ça. Le débit est, en quelque sorte, l'équivalent pour les particuliers. Il sert à avoir l'heure, à faciliter la télépathie...

- Désolé de t'interrompre, mais comment est-ce que c'est possible de faciliter la télépathie ? Ce n'est pas censé demander un effort conscient ?

Oola sourit. Elle jette un coup d'œil à Eléa, qui se lève, quitte la pièce pour revenir aussitôt avec un livre. Elle l'ouvre sur la table, tournant les pages jusqu'à s'arrêter sur l'image d'une pierre bleu pâle. Celle-ci doit être immense, devant bien faire six fois la taille de la personne se tenant à côté. Ses côtés sont irréguliers. Non, on dirait plutôt qu'elle possède une multitude de facettes tournées dans toutes les directions. L'ensemble fait penser à une grande sphère dont le tour n'est pas lisse.

- Voici une anametadosi. Toutes les villes, ou presque, en possèdent une, ainsi que les endroits les plus fréquentés. Lorsqu'un débit est activé, il s'y connecte afin de recevoir des données telles que l'heure, le lieu, les principaux lieux d'intérêt à proximité comme les magasins, les cafés, les bibliothèques. Pour la télépathie, le fonctionnement est un peu différent. Pour commencer, chaque débit se synchronise avec l'ischys personnel.

Voyant mon air interrogateur, Oola marque une pause, le temps de tourner quelques pages. Elle me montre deux illustrations.

- Sur celle du haut, la première, tu vois une personne dite neutre. Les lignes blanches représentent l'ischys, il se trouve autour de la personne. Sa couleur est uniforme. C'est un exemple, en vrai c'est impossible, une personne interagit, de toute manière, avec l'ischys. La deuxième est un cas typique. L'ischys en blanc, autour de la personne, se trouve dans l'environnement, la nature. L'ischys en bleu provient, fait partie de la personne. Comment dire ?... Chaque être vivant possède son propre ischys, tu peux voir ça comme, disons, de l'énergie. On en a tous une réserve, qui est parfois presque vide, parfois pleine. L'ischys blanc, de l'environnement, serait l'énergie du monde. Quand on est à sec, pas complétement sinon ça signifierait que, s'il n'y a vraiment, vraiment plus d'ischys dans le corps, que la personne est morte. Mais quand il ne reste presque plus d'ischys, tu te sens, bien sûr, fatigué, voir, dans certains cas, tu perds connaissance... Donc, quand il ne te reste presque plus d'ischys, ton corps va, en quelque sorte, piocher, non, disons plutôt qu'il va absorber, non, heu...

- L'ischys naturel est produit en immense quantité. Quand une personne est à cours d'ischys personnel, son corps va naturellement être alimenté par l'ischys naturel. Vois-le comme un équilibrage entre l'extérieur et l'intérieur du corps.

Merci, Eléa.

- Quel est le rapport avec la télépathie ?

- Eh bien, chaque débit est synchronisé, alimenté par l'ischys personnel. Un débit activé forme une sorte de... lien avec la pierre. Il peut aussi former un lien autrement, directement avec le débit de la personne, celle qu'on cherche à contacter. Avant, il faut que les deux débits aient été en contact. Ensuite, une sorte d'échantillon d'ischys présent dans le débit, le tien par exemple, permettra à l'appareil de retrouver celui d'Eléa, parce que l'échantillon séparé du corps va résonner, si je puis dire, avec l'ischys personnel d'Eléa. Tu comprends ?

J'acquiesce.

- Par contre, je ne comprends toujours pas comment il peut faciliter la télépathie. Après tout, il suffit de visualiser la personne pour la contacter, non ? Alors pourquoi se servir d'un débit quand on peut le faire soi-même ?

- Si la personne n'est pas visible, la contacter devient compliqué.

- Mais si on y arrive ?

- Plus la distance, celle entre les deux personnes, est grande, plus ça demande de l'énergie. En plus, si une des deux personnes, celles qui veulent se contacter, est dans un endroit où, même si c'est assez rare, il n'y a, disons, quasiment pas d'ischys, la qualité de la communication devient, pour le moins, pénible, dans le sens où, premièrement, il faut beaucoup de concentration et où, deuxièmement, la communication sera mauvaise. Les pensées risquent de se perdre en chemin, enfin, façon de parler, ou alors elles disparaitront, parce que le manque d'ischys les éparpillera, même si ça ne se dit pas trop. C'est assez dur à expliquer.

- Je crois que je comprends. En résumé, le débit permet d'avoir des conversations avec des personnes éloignées en diminuant le besoin de concentration tout en augmentant le champ d'action.

- Exact.

- Et pour s'en servir, il suffit de lui envoyer des ordres télépathiquement, quels qu'ils soient ?

- Oui. Après, il arrive que, parfois, le débit ne puisse pas, par exemple, te dire la position d'une personne, quelqu'un que tu aurais déjà, avant, enregistré. Ça peut vouloir dire qu'elle, la personne que tu veux retrouver, est hors du champ d'action, ou alors qu'elle a éteint son débit, ou que son débit est cassé, ou... Bref, dans ce cas-là, quand le débit ne peut pas accéder, répondre, exécuter ta demande, eh bien, un message s'affiche. Je sais plus vraiment ce qui est écrit, au-dessus du débit, parce que tout apparait au-dessus, pas comme avec les... téphones... D'ailleurs, comme c'est synchro avec ton ischys perso, et uniquement ton ischys perso, tu es le seul à voir, quand quelque chose s'affiche. C'est plus privé, pratique comme ça.

- Ça veut dire que les informations prennent forme grâce à l'ischys personnel ? Comme s'il était la base permettant aux informations d'apparaitre ?

- À vrai dire, tu as seulement en partie raison. Le disque dans ton poignet est un transmetteur qui est en lien avec l'anametadosi et stocke les infos concernant l'ischys personnel. Celui dans ta tête est relié à ton nerf optique, il te permet de visualiser les informations. Là ça devient plus technique, mais en gros la partie du poignet modèle ton ischys personnel au-dessus de ton bras et la partie dans ta tête agit sur ta vue pour que tu puisses voir ton ischys personnel et les informations qu'il forme.

Eléa explique bien, je comprends plus facilement que quand c'est Oola. Ma paire jette un coup d'œil à son poignet avant de se tourner vers moi.

- On y va ? C'est bientôt l'heure du souper.

Je regarde par la fenêtre, reflexe qui ne me sert à rien, étant donné que le ciel est étoilé à Izao et que le soleil est encore dans le ciel à l'école.

- Oola, est-ce que je pourrais t'enregistrer dans mon débit ? Histoire de pouvoir te contacter au cas où j'ai des questions. Mais si ça te dérange, je comprendrais.

- Pas de problème ! Tu te souviens où on était, juste avant, la réserve ? C'est ma boutique, Au lézard rouge, il y a pleins, pleins d'accessoires, d'appareils, de petits trucs pratiques. Si tu reviens à Izao, ou plutôt, quand tu reviendras à Izao, à la capitale, n'hésite pas à passer !

Elle s'approche, tendant son poignet. J'approche mon débit du sien. Au moment où ils se superposent, un message apparait : « Synchronisation avec Oola Vissac réussie ».

- Merci.

- Reviens quand tu veux, et toi aussi, Eléa. Au fait, avant que tu partes, j'ai entendu dire, l'autre jour, un ami m'a dit qu'il avait vu, ou plutôt cru voir, Alia.

Ma paire se fige. Elle se tourne vers sa marraine, le regard droit, pénétrant, intense.

- Où ?

- En ville, dans l'allée principale. Mais il n'en est pas sûr, il m'a dit que, pendant un instant, juste un instant, il l'avait vu de profil, et après, il m'a dit, elle a disparu. Il n'est pas sûr que c'était elle, mais tu imagines ? Ça voudrait dire tellement, tellement de choses !

Sans un mot, Eléa lui tourne le dos, franchissant la porte. Je la suis après avoir remercié et salué une dernière fois Oola.

Sur le chemin du retour (je crois qu'on retourne là où on est arrivé), ma paire garde la tête baissée, perdue dans ses pensées. Son visage est fermé, je ne sais pas trop si elle est en colère, inquiète ou triste. Peut-être un mélange des trois. Elle pense sûrement à Alia, sa sœur disparut depuis trois ans. Je n'arrive pas à imaginer ce qu'elle peut ressentir. Si ça m'arrivait, à moi, si j'apprenais que ma sœur était...

Non. C'est impossible.

La capitale est vraiment belle. Son incroyable mélange entre simplicité, ambiance rurale et en même temps colorée, soignée est juste fantastique. Je me demande comment est Izao durant la journée.

Au bout de quelques minutes, on arrive devant un fleuve tranquille. Eléa s'arrête, semblant prendre conscience que nous sommes arrivés.

- Avant de rentrer, je peux avoir ton numéro ? Enfin, je ne sais pas comment on dit...

- Ah, oui. On dit se synchrolier. Pas de problème.

- Et là, comment on retourne dans la salle éclairée sans lumière ?

Je crois voir l'ombre d'un sourire sur ses lèvres.

- On se trouve au point d'ancrage du parasma d'Izao.

- Parasma ? Je ne crois pas avoir déjà entendu ce nom...

- C'est un lieu de passage, on l'a utilisé pour arriver ici.

- Ok ! Et alors, comment on fait pour y retourner ?

Eléa s'avance vers une statue et pose sa main sur sa tête. En la suivant, je marque un moment d'hésitation. C'est un loup, grand, noir comme la nuit, d'un réalisme saisissant. J'ai l'impression qu'il me fixe.

- Ta main.

Je la mets doucement sur la sienne. Elle est chaude.

- Maintenant, imagine EPAP, et que tu t'y trouves.

Elle disparait. Comme ça, d'un coup, sans avertissement, lumière, détonation ou autre. Un instant, elle se trouvait là, à côté de moi, le suivant il ne reste que du vide, rien que du vide.

Inspirant longuement, je ferme les yeux, visualisant l'école, ma chambre, mes habits laissés en désordre. Une chaleur diffuse m'envahit, depuis mes doigts jusqu'à mon cœur. Sans pouvoir m'en empêcher, je regarde la statue. Elle est vivante, sa douce fourrure en contact avec moi, ses yeux me dévisageant, me transperçant, m'examinant jusqu'aux tréfonds de mon âme. Il n'existe rien d'autre, juste elle et moi, cette majestueuse louve tenant ma vie entière entre ses pattes. Le monde pourrait être détruit tout autour de moi que je serais incapable de m'en rendre compte. Lentement, paisiblement, ses paupières se baissent, ses yeux se ferment, ses pupilles disparaissant, laissant un grand vide en moi.

- ...en !

J'ai besoin d'elle. Il faut qu'elle continue de me regarder. Il faut absolument qu'elle reconnaisse mon existence. Elle ne peut pas me laisser comme ça, seul. Elle ne peut pas m'abandonner. Pas comme...

La louve a de magnifiques iris dorées. Elle les as à nouveau posées sur moi. Je me sens bien, sous son regard. Ses yeux me reflètent. Non... ce n'est pas moi qu'ils reflètent. C'est une fille aux cheveux brun foncé négligemment attachés sur sa nuque. Ses prunelles d'un bleu glacé me saisissent sur place, me figent. Son visage est pâle, creusé, vide. Elle a un air absent, exactement le même que ce jour-là. Exactement le même que la dernière fois que je l'ai vue.

Je veux tourner la tête. Je veux me soustraire à cette image du passé. Je suis incapable de l'affronter. Mais la louve ne me laisse pas faire, elle me garde sous son emprise. Elle change d'apparence.

- ...sen !

Un regard identique au mien. Un visage aux traits délicats. Une peau lisse. Une coiffure simple. Une fleur blanche au-dessus de l'oreille mise en valeur par des cheveux foncés.

Après Ash, la louve me montre Elma.

Ma meilleure amie et ma sœur.

Les deux personnes qui me sont les plus chères au monde.

Toutes deux incroyables.

Toutes deux mortes.

Je crois que je pleure. J'hurle, aussi. Est-ce que mes mains sont devant mon visage ? Je ne vois plus rien. Peut-être que c'est à cause de mes larmes. Ma gorge me fait mal. Tiens, la louve a disparu. Pourquoi est-ce que je me sens si mal ? La tristesse, la colère, la peur bouillonnent en moi. Enfin, il me semble. J'ai l'impression de n'avoir jamais été aussi calme. Comme si j'étais au bord du néant.

- ...sen !

J'ai froid. C'est bizarre, ça, d'avoir froid. Il faut être en vie pour avoir froid, non ? Mais c'est quoi, être en vie ? C'est quoi, vivre ?

À quoi ça sert ?

Elles ne sont plus là. Je devrais les rejoindre. Oui, ça vaudrait mieux. Abandonner cette réalité froide, lointaine. Les retrouver.

- Jasen !

Qui est-ce ?

- Hé, Jasen, reste avec moi !

Mon corps se secoue. Non, il est secoué. Il fait froid. Laissez-moi.

- Jasen, reprend-toi !

Qui que vous soyez, partez. Je vais aller retrouver Elma et Ash, maintenant, alors ne me dérangez pas.

- JASEN !

Aïe, ça fait mal. Qu'est-ce qui fait mal ? On vient de me frapper ? Non, c'est plus comme une piqûre. Une piqûre ? Pourquoi ?

Ce n'est pas le moment. Il faut que je rejoigne ma sœur. Les vivants n'ont plus rien à m'offrir.

- TU VAS ARRÊTER TES C******** ET OUVRIR TES P****** D'YEUX !

- Eléa ?

Je reprends connaissance, découvrant ma paire avec une expression terrifiée. Quant elle me voit réveillé, elle arrête de me secouer dans tous les sens, me prenant dans ses bras, enfouissant sa tête contre mon épaule. Son corp est secoué de sanglots, ses larmes mouillent mon t-shirt.

- Tu m'as fait tellement, tellement, tellement peur... Ne refais jamais ça, crétin...

Je la serre doucement contre moi. Ce qui s'est passé n'est pas très clair, la seule chose dont je suis sûr, c'est que j'ai vu Ash et Elma dans les yeux de la louve et que j'ai voulu mourir. Si Eléa n'avait pas été là, je ne sais pas ce qui ce serait passé. Et je n'ai pas envie de le savoir.

- Désolé.

- Crétin.

Nous restons ainsi, blotti l'un contre l'autre, durant un long moment. Mémo à moi-même : ne plus jamais mettre Eléa dans cet état.

Elle finit par s'éloigner, nous nous relevons. Les murs éclairent doucement le parasma.

- Qu'est-ce qui s'est passé, Jasen ?

- J'ai... ses yeux...

Je me détourne, incapable d'en parler. C'est trop tôt. Ça a toujours été trop tôt. Est-ce qu'un jour je serai prêt ?

Je la regarde. Ses yeux sont encore brillants, si beaux, si apaisants. Elle est là, simplement, pour moi. En cet instant, il n'y a que nous. Juste elle et moi. Il ne s'agit ni d'Ash, ni d'El. Il s'agit d'Eléa et de moi.

- Je... c'est juste que...

Elle attend, patiemment, que je trouve les bons mots.

- La louve m'a montré les visages des personnes auxquelles je tenais plus que tout. À vrai dire, je tiens encore à elles, je suis incapable de les oublier.

À nouveau, le silence s'installe, sans que l'ambiance ne soit pesante pour autant. Je me sens à l'aise. Si c'est avec Eléa, je pense que je pourrais m'ouvrir, lui parler sans barrière. J'ouvre la bouche. Les mots restent bloqués dans ma gorge.

Le silence. Je me sens opprimé. Pourquoi ? Le seul souvenir de leur visage me bloque complétement. Est-ce que ce sera toujours le cas ? Est-ce qu'un jour je pourrai enfin m'en libérer ?

Est-ce que j'en ai la moindre envie ? Celle de surmonter leur mort ?

- On rentre ?

C'est tout ce que j'arrive à dire.

- D'accord, on rentre. Ça te dit de faire apparaître la porte ?

J'acquiesce.

- Il te suffit de visualiser le lieu où tu souhaites aller.

Ma chambre. J'ai envie de rentrer, de m'isoler, de me retrouver seul.

Eléa me prend délicatement la main. Je ferme les yeux, me remémorant le hall d'entrée, avec ses milliers de points de lumière colorés, son arbre pour seul décoration, ses grandes fenêtres laissant entrer le soleil.

- Viens.

J'entends une porte s'ouvrir, une légère traction s'exerce sur ma main. J'avance. Clignant rapidement des paupières afin de m'habituer à la luminosité ambiante, je me rends compte que nous sommes déjà le soir. Ou devrais-je dire seulement ? Et aussi que j'ai amené Eléa dans ma chambre.

Fatigué, avec pour seule envie celle de me retrouver seul, je me tourne vers elle, cherchant comment le lui dire sans être blessant.

- Eléa...

- Je sais. Ça ne doit pas être facile pour toi. Je crois que, dans une certaine mesure, je comprends. Après tout, j'ai aussi perdu ma sœur jumelle, Alia. Je t'avais déjà parlé d'elle, je crois ? Bref, tout ça pour dire que, si tu as besoin de parler, ou simplement que quelqu'un soit là pour toi, tu peux m'appeler. N'importe quand.

Doucement, elle met sa main sur mon épaule.

- Tu n'es plus seul, maintenant.

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