19. Présentations
- On passe à la personne suivante. Eléa ?
Elle acquiesce et s'écarte un peu du cercle. Son proche va ravir les yeux et leur faire complétement oublier Cordax, c'est sûr. A cette pensée, je sens du soulagement, mais aussi une pointe d'amertume. Eléa a tout. Une famille, une particularité appréciée, des amis, elle connait bien ce monde et son proche est génial. A chaque fois que je la regarde, elle resplendit. C'est sûrement juste mon imagination, mais j'ai l'impression qu'elle capte la lumière, qu'elle l'appelle à elle. Eléa est faite pour être devant, guider les autres, ça se voit. Chez elle, c'est inné.
Des soupirs d'émerveillements se font entendre tandis qu'une silhouette enflammée nous rejoint, allant se poser sur le bras tendu de sa proche.
- Voici Lap, c'est un Phoenix. Ne vous en faites pas, il peut réguler la température de ses flammes, elles ne vous brûleront pas. Enfin, du moment que vous ne l'embêtez. Il aime bien la solitude, alors ne soyez pas étonné s'il évite à peu près tout le monde, vos proches y compris.
- Je peux le toucher ?
- Moi aussi !
Eléa reste silencieuse un moment, les yeux rivés à ceux de Lap.
- Il ne préfère pas.
- Où se trouve ta marque ?
Avec une grimace, Eléa montre sa hanche gauche. Puis elle désigne la patte du Phoenix, qui est recouverte de points dansant sans fin, comme des étincelles qui se croiseraient encore et encore.
- Toutes les marques sont noires ? Il y a juste la forme qui change ?
Eléa, tout en laissant les autres admirer son proche, tourne la tête vers moi.
- Oui. Elles sont également toutes mouvantes. Si, un jour, tu vois une marque qui ne bouge pas, ça signifie que le proche est mort.
Je hoche lentement la tête.
- Merci.
Elle hausse les sourcils.
- Pourquoi ?
- Me supportant, prendre le temps de répondre à mes questions et réduire un peu plus à chaque fois mon ignorance.
Je lui fais un grand sourire, qu'elle me rend avant d'éluder l'interrogation de Jonathan, qui voulait savoir comment elle faisait pour raviver les flammes, à la fin du cycle du Phoenix. Pas sûr qu'il aurait apprécié de savoir que Lap était jeté dans un volcan éveillé.
- Bon, dit Hyba en tapant dans ses mains pour attirer l'attention de tout le monde. Eléa, tu peux garder ton proche près de toi. Théo, à ton tour.
Il commence à hésiter, perturbé. C'est assez étrange de le voir ainsi, lui qui est d'habitude si sûr de lui, si confiant.
- Alors...
Il se racle la gorge. J'ai presque de la peine pour lui. Presque. Tiens, je pourrais tester...
- Hé, quel que soit ton proche, il ne sera pas autant rejeté que le mien.
Théo sursaute, cherchant instinctivement du regard qui lui a parlé télépathiquement. Lorsque ses yeux se posent sur moi, je lui fais un signe discret de la tête. Ça semble suffire à lui permettre de se reprendre complétement.
- Il faut d'abord que je vous prévienne. Mon proche est d'une race un peu particulière, et il est particulièrement agressif face à des inconnus. Quand il aura compris qu'il peut vous faire confiance, son comportement changera complétement, vous verrez.
Fermant les yeux, il se concentre. Plusieurs longs instants passent, avant qu'il ne tourne son attention vers la lisière de la forêt. Un magnifique oival en sort, majestueux, fier. Sauf que cet animal possède des griffes rouges.
- Je vous présente Benji. Quelqu'un sait-il à quelle race appartient Benji ?
Plusieurs personnes répondent que c'est un oival, puis tous se mettent à chercher ce qui leur prouverait le contraire. J'entends Samuel faire un commentaire à propos de ses griffes, sans arriver à faire le lien.
- C'est un antigrafo.
Je me tourne vers Eléa, amusé. Sans le faire exprès, nous venons de répondre à Théo en même temps.
- Non...
- J'y crois pas !
- Sérieux ?
- Comment tu le sais ?
- Regarde les pattes. Il a des griffes rouges, c'est à ça qu'on reconnait un antigrafo.
Une fois passée la surprise, Théo demande à tout le monde de laisser un peu de place à son proche. Celui-ci amorce sa transformation. Son museau se rétracte, ses oreilles s'arrondissent, sa crinière disparait, tout comme ça queue qui prend une allure plus féline, il devient plus petit, plus élancé, sa fourrure s'allonge, prenant une teinte dorée peu discrète. En peu de temps, le oival prend l'apparence d'une grande lionne gracieuse, soit la forme originelle des antigrafos. Les réactions sont variées, Julie a un mouvement de recul, Jonathan et Julien se rapprochent, Fabrice et Samuel sont intéressés, Lia prend une grande inspiration, Steph ne fait absolument rien, Hyba sourit, Eléa et moi regardons Théo. Il nous rend nos regards avant de terminer en montrant sa marque. Celle-ci ressemble à de petites pièces de puzzles s'imbriquant de manière à former une chaîne entourant ses deux poignets.
- Parfait ! Ton proche peut rester à côté de toi. Si vous le souhaitez, vous pouvez vous asseoir. Continuons avec Julie.
Elle porte sa main à son T-shirt, tirant légèrement dessus pour révéler des lignes noires se croisant en un point de façon à former un modèle symétrique mouvant. L'effleurant des doigts, elle chuchote un nom que je n'arrive pas à saisir. Un instant plus tard, un lapin recouvert de minuscules écailles violettes nous rejoint, sortant des hautes herbes couvrant la plaine. Je remarque que ses oreilles font penser à celles d'un chat, tout comme ses moustaches, et que des branchies frémissent sur ses joues. Ses pattes avant sont également faites pour nager, elles sont palmées.
- Je vous présente Léounka, c'est une ktitiko.
Elle semble gênée, impression qui disparait dès que son proche s'installe sur ses jambes et réclame des caresses.
- Elle peut vivre aussi bien sur terre que sous l'eau. Elle aime bien se cacher dans des endroits difficiles d'accès. Son plat préféré, c'est les étoiles de mer. Quand elle est mouillée, ses écailles passent du violet à un rose foncé, c'est très joli. Léounka a la même marque que moi, elle se trouve sur son poitrail.
Nous la montrant, elle termine ainsi sa présentation. Enfin, c'est sans compter sur Julien qui a une question.
- Tu l'as trouvé où ?
- Près de chez moi. Je me baladais au bord de la mer quand je l'ai vue. J'avais cinq ans, et elle m'a laissée l'approcher, la caresser, la prendre dans mes bras. Depuis, on est inséparable.
Julie gratte la tête de Léounka, qui émet un ronronnement ravi.
- Parfait. Samuel, c'est à toi.
Dégageant la mèche qui lui couvre le visage, il dévoile une fleur ornant son front et paraissant s'agiter sous l'effet d'une brise. Appelant son familier, il ne faut qu'une fraction de seconde pour qu'une forme bondissante le rejoigne, venant se cacher dans son dos. Elle me fait penser à une souris de la taille d'un coyote et avec des pattes de grenouilles recouvertes d'un délicat duvet à l'apparence très douce. Baissant la tête et rougissant, Samuel prend la parole, ne parlant pas très fort.
- C'est une mammalia, elle s'appelle Ripiti. Elle est très gentille.
N'en disant pas plus, il se contente de la faire délicatement venir à côté de lui pour qu'on puisse tous la voir. Timide, elle nous observe avec ses grands yeux brun brillant. Il n'en faut pas plus pour que Lia soupire, l'air de la trouver trop mignonne.
- Merci pour cette courte présentation. Steph, à toi.
Mettant sa main dans son dos, il la glisse sous son t-shirt avant de la ramener sur son genou. Nous attendons un moment avant de voir au loin une sorte d'oiseau s'envoler.
- Je peux te rejoindre ?
- Bien sûr. Je te fais de la place où ?
- Près de ta main gauche, mais tu n'as pas besoin de la déplacer.
Atterrissant près de son proche, un renard avec de délicates ailes de chauve-souris aux reflets roux rejoint notre groupe. Une marque noire court le long du bas de sa colonne vertébrale, on dirait de l'eau, comme si une série de gouttelettes étaient posées sur son dos. Effleurant la main de Steph, il se désintéresse vite de lui, faisant des petits bonds ravis près de tout le monde, reniflant les jambes, penchant la tête sur le côté devant les proches. En arrivant près de moi, il s'arrête, semblant intrigué. Puis son regard se fixe sur ma main, au moment précis où Cordax l'effleure, venant s'enrouler à côté de ma paume, sa taille ne dépassant pas celle de ma main. Le renard s'approche lentement, poussant doucement de son museau le dralik, qui se redresse paresseusement, dévisageant l'animal. Je me rends soudain compte que plus personne ne parle.
- Zoomie, reviens ici.
Sans que personne ne relève le prénom du renard, ce dernier ignore royalement son maître, recommençant, dans une ambiance tendue, à pousser doucement Cordax du museau. Puis il écarte les ailes, poussant de petits cris. Mon proche penche la tête sur le côté, avant de déployer lui aussi ses membranes ressemblant à celles de chauve-souris. Le renard lui fait sa fête, sautant sur place, tout excité, continuant à lui parler, faisant battre ses ailes pour plus de bruit... Je souris malgré moi, content de voir que Zoomie semble enthousiasmé par la vision de Cordax. Ce dernier, d'ailleurs, commence lentement à siffler. Un instant plus tard, le renard se calme, rejoignant son proche sans cesser de jeter de petits coups d'œil au dralik. Ce dernier se recouche près de moi, m'apportant un peu de chaleur. Dans le silence qui suit, Hyba se racle la gorge, attirant l'attention sur lui.
- Bien. Steph, ton proche s'appelle Zoomie, c'est bien cela ?
Il acquiesce, occupé à caresser la tête de son proche. Ses gestes sont délicats.
- As-tu quelque chose à ajouter ? Bien, à Lia, ajoute-il en constatant l'absence de réponse de la part de Steph.
Elle se lève, s'écartant un peu. Fermant les yeux, elle donne l'impression de se concentrer, pourtant je vois sa main se glisser, à l'instar du gars asocial de la classe, discrètement dans son dos. Remuant à peine les lèvres, elle appelle son proche.
- Tu arrives à appeler télépathiquement ton proche ? Sans ancrage en plus ? C'est génial !
Julien a un grand sourire, il est épaté. Je remarque qu'il n'est pas le seul.
- Donc pour Eléa et moi, c'est normal, c'est ça ?
Théo hausse un sourcil, un air de reproche sur le visage. Julien met immédiatement ses mains devant lui, se rendant compte de son indélicatesse.
- Non, c'est juste que vous êtes tellement doués, ça semble normal, mais je m'attendais pas que Lia en soit aussi capable... C'est génial !
Le meneur éclate de rire, tapant sur l'épaule de Julien. Plusieurs sourires apparaissent, tandis qu'un martèlement sourd se rapproche de plus en plus. Me tournant vers la plaine, je vois une silhouette élancée se découper sur l'herbe verte. Elle grandit de plus en plus, inclinant sa trajectoire de façon à se diriger vers Lia. En s'arrêtant, je remarque qu'une marque noire ressort sur le ton beige de sa robe. Au niveau de la croupe du magnifique cheval, trois clefs, toutes en mouvement, changeant perpétuellement de forme, semblant pouvoir correspondre à une infinité de serrures, à chaque instant une différente. Leur emplacement permet facilement de comprendre la feinte de Lia, qui préfère sûrement que personne ne sache où se trouve sa marque.
- Je vous présente Spartane.
L'équidé vient poser son museau contre l'épaule de sa proche, la faisant presque tomber à la renverse. Elle éclate de rire.
- Je l'ai rencontré lorsque ce n'était encore qu'un poulain, je l'ai vu grandir. Il est plein d'énergie et n'aime pas les endroits fermés, ce qui rend les étables, les boxes, les enclos complétement impossible. Ce qu'il lui faut, ce sont de grands espaces pour pouvoir se défouler autant qu'il le souhaite. Ici, c'est parfait pour lui.
- Dis, tu peux le monter ?
- Oui. D'autres personnes ont également essayé, mais il leur a clairement fait comprendre que non, il ne les voulait pas. Mes parents ont d'ailleurs hésité à l'éloigner de moi, pensant qu'il pourrait se révéler dangereux pour moi. Heureusement, ma marque les en a dissuadés.
En prononçant ces mots, son visage se fait mélancolique. Elle pose son front contre le chanfrein de Spartane, en quête de réconfort. Ayant les yeux fermés, visiblement peu désireuse d'être interrompue, nous la laissons tranquille. Julien va se placer à côté d'elle, posant une main protectrice sur son épaule. Elle sourit. Attends... ils sont ensemble ? Depuis quand ?
- Bien, suivant. Fabrice, tu veux bien continuer ?
Sans hésiter, il place une main sur son omoplate gauche, murmurant un nom. Des jappements se font instantanément entendre, annonçant bruyamment l'arrivée d'un chien. Faisant environ huitante centimètres de haut, un magnifique leonberg au pelage brun foncé et noir rejoint Fabrice. Baissant la tête, il donne un joyeux et gluant coup de langue au visage de son proche, qui sourit, s'essuyant d'une main.
- Je vous présente Jacques. Il est très gentil, et énergique malgré son âge. Il a presque dix-huit ans, il aime beaucoup jouer et ne supporte pas de se retrouver seul. C'est son seul défaut.
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, à peu près tout le monde se rapproche pour le caresser. Quant à moi, je reste à l'écart, un peu perturbé. Une fois, dans une classe de banos, un élève nous avait parlé de son chien, un leonberg. Il avait souligné que son caractère était calme, que ça ne le dérangeait pas de rester seul de temps en temps. L'année suivante (j'étais en primaire, c'est pour ça que j'étais deux fois dans sa classe), il avait dit que son chien était mort, et qu'à presque treize ans il avait eu une longue vie. Ces différences avec Jacques sont-elles normales ?
- Cordax ?
- Pose ta question à Eléa, je n'en sais rien.
- Attends, tu ne sais même pas ce que je vais te demander.
Je l'entends soupirer.
- Tu veux savoir pourquoi ce n'est pas comme chez les banos, non ? Moi je n'en sais rien, alors parle avec Eléa.
Je le regarde, constatant que son souffle se fait rapidement plus lent. Je suppose qu'il se repose. Comment a-t-il deviné ma question ?
- Eléa ?
- Ah, Jasen, il faut qu'on parle.
- Je me disais pareil.
- Mais pas maintenant, plus tard.
- Je peux quand même te poser une question ? Sur Jacques.
- Je t'écoute.
- Comment se fait-il qu'il soit différent de ceux des banos ?
- Chaque chien est unique, même au sein de la même race. Ici, ils naissent et grandissent entourés d'ischys, ce qui influence leur corps et leur vie. Ils ont généralement une espérance de vie différente, allant jusqu'à doubler pour certains individus. Dans le cas de Jacques, en plus de grandir dans ce monde, il est lié à Fabrice. Tous les proches ont une relation qui leur est propre, et qui agit, dans une certaine mesure, sur leur organisme. C'est sans doute pour ça que le caractère de Jacques ne ressemble pas à celui des leonberg des banos.
- Merci. Au fait, que se passe-t-il si un proche meurt de vieillesse ? Je veux dire, comme un particulier et son proche sont liés, il doit bien y avoir des conséquences, non ? Et c'est presque immanquable que les espérances de vie soient différentes. Après tout, je ne sais pas vraiment comment ça fonctionne, mais il doit bien y avoir une recherche ou deux qui ont été faites là-dessus.
Elle me regarde un long moment. Puis, alors que les autres reforment un cercle plus ou moins rond et qu'Hyba demande à Jonathan d'appeler son proche, elle en profite pour se glisser à côté de moi.
- Je peux prendre Cordax ?
Sa voix, pas plus forte qu'un murmure, me fait croire que j'ai mal entendu. Elle souhaite le prendre ? Toucher un dralik ne lui pose pas de problème ?
Discrètement, je hoche la tête, lui faisant signe qu'elle peut. Délicatement, frôlant ma main au passage, elle recueille mon proche dans ses mains, caressant délicatement ses écailles. Il entrouvre un œil, avant de le refermer et de profiter du moment. Deux boules de poils surgissent alors, véritable tourbillon de bonne humeur qui bondissent jusqu'à Jonathan et Julien.
- C'est Tac.
Gratouillant le menton d'un petit chat roux, Jonathan le fait ronronner.
- Et voici Tic. On les a trouvés en même temps, ils sont autant inséparables que nous.
Passant un bras autour des épaules de Jonathan, Julien fait un grand sourire. Plusieurs rires se font entendre, redoublant lorsque Julien ajoute :
- Quand on les appelle, ça fait Tic Tac ! Si on en avait un troisième, ce serait Boum, comme ça les trois ensembles donneraient Tic Tac Boum !
Son proche entièrement blanc sur les genoux, il mime une grande explosion. Puis enchaîne avec des anecdotes sur les deux félins.
- Je ne pensais pas qu'il était aussi chaud...
Me tournant vers Eléa, je remarque que son visage est empreint de douceur. En cet instant, la tête penchée vers Cordax, en s'en occupant si tendrement, une mèche de cheveux aux reflets roux glissant sur sa joue, elle est magnifique. Et au moment où j'ai cette pensée, sans chercher à me détourner, je continue à la regarder, me rendant compte que c'est vrai. Elle est vraiment belle.
- La vie d'un proche se... synchronise, en quelque sorte, à celle du particulier. En tout cas si elle est plus courte. Quand le lien s'est créé entre Jacques et Fabrice, je pense que Jacques avait déjà dix-huit ans, ou presque. Il a arrêté de vieillir, et s'éteindra en même temps que Fabrice. Si un proche vient à mourir avant son particulier, celui-ci ressent, en fonction de la puissance du lien, de la douleur, plus ou moins vive. Quelques proches, comme Lap ou Cordax, ont une espérance de vie bien supérieure à la nôtre. Dans ce cas, toujours selon la puissance du lien, le particulier en bénéficie. Pour nous, il est possible que nous atteignions cent cinquante, voir deux cents ans en gardant toutes nos capacités, physiques et mentales. S'il ne nous arrive rien de mal, bien entendu. Après notre mort, nos proches continueront à vivre. Je pense qu'ils se sentiront seuls un temps, puis ça passera.
- Est-ce qu'un lien peut évoluer avec le temps ? Devenir moins puissant ? Se renforcer ?
- Je ne sais pas. Honnêtement, je n'ai jamais entendu parler de lien qui auraient soudain changés, mais qu'il se modifie lentement, je pense que c'est possible, oui. Ah, Lap aimerait venir. Ça ne te dérange pas ?
- Non, bien sûr que non.
Elle lève la tête vers la forêt. Un moment plus tard, une forme incandescente en surgit, se dirigeant rapidement vers nous.
- Tends ton bras.
- Pardon ?
- Allez, tends ton bras.
Je m'exécute. Poussant un cri perçant, le Phoenix plonge, écartant ses ailes au dernier moment. Ses serres entourent mon avant-bras, sans me blesser aucunement. Il se dandine ensuite pour rejoindre mon épaule. De là, il frotte son bec contre mon visage. Délicatement, je le caresse, sentant la douce chaleur émise par ses plumes. Elles sont incroyablement soyeuses.
- Jasen, j'ai à te parler.
Levant les yeux, je vois Hyba me faisant signe de le suivre. Tendant mon poing à Lap, j'imagine un point nous reliant. Ne sachant pas comment il communique, je lui transmets des images en même temps que je lui parle.
- Je vais te poser par terre, il faut que je me déplace.
- Moi rester ici.
Ces quelques mots, prononcés avec un timbre enfantin, me surprenne. Je ne pensais pas qu'il pouvait parler notre langue, même si, en y réfléchissant, il est logique que Cordax ne soit pas le seul à en être capable.
En faisant attention à ne pas déséquilibrer Lap, je me dirige vers le prof, lançant un « Je reviens ! » à Eléa. Hyba s'éloigne de la classe, jusqu'à être hors de portée d'oreille. De mon côté, je remarque que tout le monde est accompagné de son proche. Ceux-ci jouent entre eux, se tiennent près de leur particulier, se font caresser... Ils profitent tous, à leur façon, de ce moment.
- Que sais-tu des draliks ?
Je fixe Hyba. Il me dévisage intensément, me transperçant du regard. Je ne bouge pas, ne lui cédant pas une once de terrain. S'il souhaite parler de Cordax et de sa race, on le fera, mais je ne me plierai pas à son avis. Quoi qu'il se passe, je suis avec mon proche, je le soutiendrai, quitte à être également rejeté par les particuliers. Je sens que ce ne sera pas facile, pourtant, je n'ai aucun doute. J'ai pris ma décision au moment où j'ai partagé les souvenirs de Cordax, et je m'y tiendrai.
- Je sais tout ce qu'il y a à savoir.
Nos yeux se livrent une bataille silencieuse pendant de longues secondes. Il cherche à me faire douter, changer d'avis, pourtant je campe sur mes positions. Puis, sans aucun signe avant-coureur, Hyba détourne le regard, perdu dans ses pensées. Il finit par reprendre la parole, un air las peint sur le visage.
- Je vois. Tu es décidé. Je ne m'opposerai pas à ton choix et je te promets de ne rien faire contre ton dralik. Laisse-moi toutefois te donner un conseil : évite de le montrer aux particuliers. Moins de personnes sont au courant, mieux il se portera. Pour ça, tu devrais cacher ta marque, personne ne te posera de question là-dessus. Sinon, nie ou trouve un mensonge crédible.
Son regard se perd dans le vague. Des souvenirs semblent ressurgir dans son esprit. Je me contente de caresser Lap, attendant tranquillement la suite. Celle-ci arrive d'un ton bas, calme et pourtant empreint de plusieurs émotions, toutes emmêlées les unes aux autres.
- Crois-moi, ce n'est pas facile de vivre sans proche, mais c'est toujours mieux que de le mettre en danger. Il faudra t'y faire.
Puis il se détourne, mettant fin à la conversation. Je reste un moment immobile, cherchant à comprendre le sens de ses mots, les tournant et retournant dans tous les sens. N'arrivant à rien de spécial, je rejoins Eléa et Cordax, leur souriant.
- On dirait que Lap t'apprécie bien.
- Et Cordax ne t'a pas fui. On fait tous les deux des progrès.
Son visage s'illumine. Son sourire détend ses traits harmonieux d'habitude si sérieux, ses yeux pétillent, elle irradie. Je me rends compte que je dois avoir un air béat, à la regarder comme ça. Je me détourne, reportant mon attention sur les autres personnes de la classe, en train de jouer avec leur proche, de discuter entre eux. Qu'est-ce qui m'arrive, aujourd'hui ? Pourquoi Eléa me semble différente ? Pourquoi est-ce que je me sens si... troublé ? Attends, je suis troublé ? Pourquoi ?
- Passons à la suite, si vous voulez bien.
Hyba plonge la main dans sa poche, en ressortant une balle de basket. Survolant rapidement les visages du regard, je me rends compte que je ne suis pas le seul surpris.
- Nous allons faire un jeu. Les règles sont simples : la balle ne doit pas toucher par terre. Vous n'avez droit qu'à une touche par personne, après quelqu'un d'autre doit la prendre. Vos proches participent aussi, ils comptent comme personne à part entière, donc vous pouvez sans problème leur faire des passes. A chaque fois que la balle tombera, l'un d'entre vous, n'importe quoi, recevra un gage. Tout le monde a compris ?
La réponse est unanime. Je sens une joyeuse tension se mettre en place, ils sont bien décidés à participer. Sauf Steph, qui s'est un peu écarté, laissant Zoomie s'amuser. La balle est lancée, c'est parti. Les premiers moments sont tranquilles, les animaux participent gaiement, tout le monde coopère. Puis, soudainement, un courant d'air emporte le ballon. Immédiatement, Zoomie se lance à sa poursuite, suivi de près par Lap et Cordax, qui n'a pas pu s'empêcher de les rejoindre. Au moment où ils vont l'atteindre, elle change de trajectoire. Baissant les yeux, je cherche le responsable du regard. Personne ne semble utiliser sa particularité, alors j'active la mienne. Ressentant l'ischys parcourir mon corps, je me concentre, étendant mes perceptions, cherchant à le voir autour de moi, dans les organismes vivants, les humains, les animaux, les plantes, la terre, l'air... Ma vue se brouille. Je ferme les paupières, prends une grande inspiration, ouvre lentement les yeux. Le monde scintille. Des milliers, des milliards de minuscules particules lumineuses se trouvent partout. Elles bougent lentement, elles suivent le mouvement de la matière autant qu'elles l'induisent. Elles ne se contentent pas d'être à tout endroit, elles le sont, elles l'étaient, elles le deviennent. Ces particules infinies d'ischys constituent le monde, vivant à travers lui, le faisant vivre. C'est merveilleux. Magnifique. Tellement beau, il n'y a pas de mot pour décrire ce splendide spectacle. Si seulement El pouvait le voir...
- Jasen, tout va bien ?
Retrouvant une vision normale, je cligne rapidement des paupières, chassant des larmes avant qu'elles ne coulent. Des larmes ? Je... pleure ?
- Hé, Jasen ?
Me tournant, je souris à Eléa, faisant en sorte de lui cacher mon désarroi.
- Oui, je me demandais juste qui contrôlait la balle. Tu as une idée de qui ça peut être ?
Elle secoue la tête, l'air peu convaincu. Dans les airs, les trois proches sont toujours en train de poursuivre le ballon, encouragés par les gens de la classe. C'est une véritable course-poursuite. Prenant quelques inspirations, décidé, je tente à nouveau de ressentir l'ischys. Cette fois, je distingue plus rapidement ce monde dissimulé. Concentré sur mon objectif, je cherche un individu dont la particularité est activée. Je suppose que les particules se déplacent plus rapidement près de cette personne, donc je cherche surtout du mouvement. Du côté de la classe, il n'y a rien qui me permette d'identifier quelqu'un en particulier, tout comme pour Hyba et les proches. Changeant de procédé, je tourne mon attention vers la balle. Comme je le pensais, l'ischys s'agite autour, dirigeant ses mouvements. Une sorte de fil de lumière part du nuage de particules, le reliant à un point par terre, dans mon dos. Je me retourne, et découvre une silhouette éthérée. L'ischys palpite à travers elle, reliant son corps au monde l'entourant. C'est impressionnant, elle ne forme qu'un avec son environnement, un échange constant se fait entre les deux. Cette personne manipule le monde qui l'entoure autant qu'il le fait avec elle, elle l'utilise autant qu'elle lui appartient. Plissant les yeux, je cherche à découvrir son apparence, celle que tout le monde voit. Il me faut un moment pour me rendre compte qu'elle se fond complétement dans le décor, impossible à distinguer. J'ai la vague impression qu'elle sourit.
Des cris de victoire se font entendre. Zoomie redescend, le ballon de basket dans la gueule. Il la tend fièrement à Steph, qui ne peut se retenir d'esquisser un sourire. Hyba tape deux fois dans ses mains, requérant l'attention générale.
- La partie est finie ! Vous pouvez garder la balle ici, vos proches ont l'air de l'apprécier. Bien, on va passer au côté plus sérieux du cours, vous allez recevoir votre matériel, votre horaire et des informations. La suite du cours sera donnée par monsieur Kiran Lok, secrétaire d'Epap Ouest. Je vais vous laisser. Bonne journée.
Tandis qu'il s'éloigne, un homme d'une cinquantaine d'année, les cheveux gris coupés ras, des lunettes rectangulaires, un sourire en coin, petit, svelte, tonique, à la démarche assurée nous rejoint. Son attitude est confiante, il ne doute pas. Souhaitant vérifier une idée que je viens d'avoir, je me connecte à l'ischys. Faisant en sorte de ne rien laisser paraître, j'observe attentivement la manière dont cet homme est connecté à son environnement. C'est celui qui guidait la balle, il a arrêté de se dissimuler.
- Enchanté, je suis Kiran Lok, secrétaire. J'ai déjà croisé certains d'entre vous, quant aux autres, ravi de vous rencontrer. Cela fait maintenant plus de trente ans que je connais Zyxel, et autant longtemps que je travaille ici. On peut dire que je suis devenu un membre indispensable à cette école au fil du temps. Mon rôle consiste avant tout à gérer tout ce qui est administratif, en plus d'organiser les rendez-vous du directeur, de superviser les réunions avec les enseignants et l'extérieur. La diplomatie étant importante, et Zyxel manquant parfois de tact, je m'occupe également de faire le lien avec le Kyvern, plus particulièrement le département de l'éducation. Je suis le lien qu'Epap a avec l'extérieur, je m'occupe des inscriptions, des planifications, des sorties... Vraiment, je suis indispensable.
- Et humble, avec ça.
Eléa se retient de rire.
- J'ai observé vos proches, ils sont débordants d'énergie. Les débuts d'années sont souvent mouvementés, il faut reprendre le rythme des cours, s'installer dans les chambres, mémoriser l'horaire, les salles de classe... Bon, vous êtes en première, donc vous connaissez sans doute les lieux, c'est déjà ça de gagné. Il n'empêche que cette année vous aurez un rythme complètement différent. C'est surtout axé sur le développement de votre particularité, les cours sont plus là pour maintenir le niveau et vous permettre de réviser à peu près tout ce que vous avez vu jusque-là. Comme pour les autres années, les profs sont là pour répondre à vos questions, développer vos connaissances, approfondir certains sujets, vous tenir au courant de ce qui se passe dans le monde. EPAP est un internat, on fait notre possible pour que vous ne perdiez pas le fil de ce qui arrive dans le monde, histoire de ne pas être perdu quand vous retournez voir vos familles. D'ailleurs, à ce propos, je me demande si cette année aussi des élèves rentreront chez eux le weekend... Après tout, ça fait une trotte, surtout sans moyen de transport... En général, seuls les plus aisés peuvent se permettre de faire le déplacement, ce n'est pas très correct pour les autres, mais on n'y peut rien. De toute manière, rester ici est mieux. Il y a de nombreuses activités organisées chaque semaine, je vous invite d'ailleurs à y participer, c'est marrant. Et les clubs, même si, personnellement, je suis moins motivé à m'y inscrire... Enfin, dans mon cas, il s'agit plutôt de superviser, c'est encore moins tentant. Après, il faut y aller, présence obligatoire ou je sais pas quoi, qu'est-ce que c'est barbant... Heureusement que ce n'est pas obligatoire. Vous, avec les cours, les entrainements, les défis, vous serez déjà pas mal occupé cette année. On vous à parler des défis ? Vous en avez déjà fait un, celui de revenir du niveau B. En général, il y en a trois ou quatre par année, c'est tout. Je suis pour en faire plus, mais il faut avoir les idées, soumettre un projet, organiser, et pendant le défi surveiller les élèves, vérifier que tout se passe bien... Vraiment, c'est trop long. Au moins la sécurité y est, après je me dis que, de tout manière, dans la vraie vie, ce ne sera pas pareil. Il y aura toujours des risques, quoi que l'on fasse. Et les erreurs coutent cher. Vous n'en avez pas l'impression, mais devoir faire un choix sur le terrain s'avère vite stressant, il faut s'y faire. Ce n'est pas facile tous les jours. Avec les bons coéquipiers, par contre, ça va tout de suite mieux. Par exemple, j'arrivais toujours à rassurer mon équipe, à la guider. A vrai dire, j'aurais pu en être le chef, s'il n'y avait eu que ça. On me l'a même proposé. Seulement, au vu des têtes brûlées avec qui je travaillais, je me suis dit que c'était trop dangereux. Imaginez, en plein combat, je leur donne un ordre capable de retourner la situation en notre faveur et ils commencent à le discuter ? Ç'aurait été une catastrophe. Bref, où j'en étais ? Ah oui, donc je suis le secrétaire d'EPAP.
Tout ça pour en arriver là ? Ce cours va être long, mais, en réussissant à trier les informations utiles du reste, je devrais pouvoir en tirer quelque chose.
- Vos journées seront, comme le directeur l'a dit le jour de la rentrée, enfin aujourd'hui, c'est dingue comme le temps passe vite, vous ne trouvez pas ? Tiens, ça me rappelle le jour où...
- Monsieur, vous pourriez nous expliquer notre programme s'il vous plait ?
- Merci Julien.
- Tu devrais le lui dire.
Eléa me jette un regard en coin.
- Ce serait malpoli.
- Télépathiquement, ça devrait passer, non ?
- Je n'ai jamais discuté télépathiquement avec lui. J'aimerais éviter de lui faire faire une crise cardiaque aujourd'hui.
- Au moins on n'aurait pas à écouter son discours interminable.
- ... cours concernant l'histoire, les langues, la politique et les créatures. Vous avez peut-être autre chose, je m'en souviens plus. Après tout, je n'ai jamais été ni enseignant, ni élève, alors comment je pourrais comprendre ces choses-là ? J'ai toujours eu beaucoup d'autres choses à faire, et mes connaissances surpassent nettement celles que vous obtenez ici, il n'y a aucun intérêt pour moi à suivre le programme. Bref, c'est tout pour le matin. Vous verrez bien comment c'est réparti entre les différents jours. Pour l'après-midi, ça ressemble aux autres années, si ce n'est que vous passerez seulement quatre jours avec votre prof pratique et le dernier avec votre prof principal. Eh oui, un après-midi par semaine, c'est un entrainement de groupe qui vous attend. Vous verrez, c'est amusant, et vous découvrirez pleins de choses, de petites astuces. Honnêtement, c'est le moment où vous progresserez le plus, parce que vous serez confronté à vous-mêmes, à vos capacités, à comment vous améliorez. Vous comprendrez ce qu'est la vraie vie, vous verrez les difficultés qu'il vous faudra surmonter. Bon, dans tout ça, je ne vous ai pas encore donné votre matériel. J'avais pas envie de tout porter jusque-là, alors j'ai laissé les livres au secrétariat, comme ça vous pouvez tester le passage de votre salle de classe au reste du bâtiment, et si vous avez un problème, je suis là pour vous aider. Alors, Zyxel vous l'a sûrement expliqué, mais je vais faire un petit rappel, il vous faut utilisez un peu d'ischys, le faire passer par votre sydesmos, puis tapez deux fois par terre. Vous vous retrouverez dans le hall. Ne vous en faites pas, un localisateur permet d'éviter de se retrouvez au même endroit que quelqu'un. On se retrouve là-bas, c'est parti ! Ah, attendez, je voulais vous parlez de ma rencontre avec le directeur, vous allez voir, c'est...
Un peu d'ischys, taper deux fois par terre, et un voile sombre m'entoure. Il m'enveloppe, je ne vois plus rien, j'étouffe, ma respiration est coupée, je...
Une vaste pièce vide m'entoure. À droite de l'entrée principale, entre deux grandes fenêtres, un arbuste se dresse majestueusement dans son pot. Son tronc d'un vert tendre est surmonté par un feuillage aux reflets bleutés miroitant d'une myriade de couleurs tendres. Des centaines de milliers de petites étincelles bleues, turquoises, vertes, toutes claires, brillant chaleureusement, s'éloignent à chaque instant de la ramure de la plante, flottant légèrement dans l'air, remplissant tout le hall, lui donnant une allure féerique, merveilleuse. Pourtant dépourvu de tout ornement, la pièce ne laisse pas une impression de manque. Au contraire, ces simples étincelles colorées suffisent à remplir l'espace.
- Tu n'avais jamais vu d'arbre d'ischys ?
Je me tourne vers Eléa, apparue à côté de moi.
- Non. C'est magnifique.
Elle sourit, tout simplement, et observe à son tour les minuscules particules scintillantes tandis que le reste de la classe arrive peu à peu. Puis Kiran Lok surgit, venant se placer face à nous.
- Vous venez tous de rater une excellente anecdote. Vraiment, ça ne vous intéresse pas de savoir comment était votre directeur, plus jeune ? Vous n'avez aucune envie d'écouter quelques histoires croustillantes à son sujet ? En parlant de ça, je viens de me rappeler de délicieux petits mets cuisinés dans une taverne, à Jinsei. A chaque bouchée, il y avait...
- Monsieur, on peut avoir nos livres ? Les cours sont presque finis.
Grommelant, le secrétaire se dirige vers son bureau, sort une clef et ouvre la porte. Nous disant d'entrer un par un, il nous distribue nos livres, parlant tout bas, se plaignant de l'ingratitude et de l'irrespect des jeunes. Je passe en dernier, laissant les autres retourner dans notre salle de classe pour déposer leurs affaires.
Entrant dans le secrétariat, je découvre une pièce encombrée de nombreux livres, d'instruments en tout genre, de cartes. Il y en a qui s'entassent sur les étagères, sur le bureau, sur le siège, par terre. Kiran Lok tient une pile de manuels dans ses mains, il me les tend tandis que j'avance vers lui, tentant tant bien que mal d'éviter de marcher sur les documents qui trainent. Je les prends. Il continue de les tenir. Levant les yeux, je me rends compte qu'il me fixe intensément. Je lui rends son regard.
- Dans la caverne, tu m'as vu.
J'acquiesce.
- Vous sembliez en symbiose avec l'ischys. Comment c'est possible ?
Il attend un long moment avant de lâcher mes documents et de faire un geste de la main en direction de la porte. Celle-ci se ferme doucement.
- Assied-toi, je t'en prie.
Un instant plus tard, une chaise est débarrassée de ce qui l'encombrait, tas se déplaçant pour en rejoindre un autre, dans un coin. Je prends place, face au secrétaire.
- Que penses-tu que soit ma particularité ?
Il me teste.
- Vous avez un lien puissant avec l'ischys, qui vous permet de déplacer des objets. Ce n'est donc pas votre particularité. Je doute que ce lien la constitue, ce doit être une conséquence. Vu comme vous maitrisez les particules d'ischys, vous avez une longue pratique derrière vous, ce qui sous-entend que, malgré votre travail de secrétaire, vous avez eu le temps de vous entraîner. Votre rencontre avec le directeur, qui remonte au moment où vous avez accepté ce poste, s'est passé lorsque vous aviez une vingtaine d'année, ce qui signifie que soit vous avez suffisamment de temps libre, en dehors de votre travail, pour renforcez et travaillez votre lien avec l'ischys, soit vous l'avez fait avant d'accepter ce poste. Dans les deux cas, ce n'est pas le cœur du problème. La véritable question, c'est de savoir pourquoi ? Pourquoi avez-vous un lien aussi fort ? Pourquoi continuer de le travaillez ? Pourquoi en avez-vous besoin ?
Je m'arrête. Ne connaissant rien de lui, il y a une infinité de possibilités. Un sourire en coin se dessine aux coins de ses lèvres.
- Joli. Cependant, il y a une notion que tu n'as pas assez prise en compte. Sais-tu laquelle ?
Je réfléchis, repassant dans ma tête les quelques conclusions auxquelles j'ai abouti. Qu'est-ce qui me manque ? Qu'est-ce qui est incohérent ?
- Le temps. Il vous a fallu du temps pour développer votre lien avec l'ischys, et pourtant votre travail vous en prend beaucoup. Avant, vous étiez enfant, et à la fin de votre scolarité... Attendez, vous avez dit que vous n'aviez jamais été ni élève ni enseignant, pourtant l'école est obligatoire depuis plus d'une centaine d'années. Sauf si ce n'est pas le cas pour les particuliers ?
- Tu viens du monde des banos, c'est bien ça ?
- Oui, du coup je ne sais pas grand-chose du monde de l'ischys...
Il hoche la tête, comme s'il venait de saisir un élément important.
- Les particuliers ont rendu l'école obligatoire il y a de cela plus de six siècles.
- Vous avez grandi à l'écart de la société ?
- Pas vraiment. Ma famille habitait à la capitale.
Ce n'est pas possible. Je ne suis jamais allé là-bas, mais je suis sûr que tous les enfants y sont scolarisés. Comment pourrait-il y avoir vécu sans y recevoir d'éducation ?
Je le regarde attentivement. Il parait ailleurs, perdu dans ses pensées. Son regard est lointain, ses traits détendus. Il semble dans le passé, au milieu de ses souvenirs. J'ai l'impression qu'il se sent bien, à sa place, qu'avec ma classe il jouait un rôle, tandis que là, il est juste présent, lui-même. Entier. Se remémorant des moments passés. Pourtant, selon ses propres dires, cela fait près de trente ans qu'il travaille ici, et il parait avoir une cinquantaine d'années. Je l'observe attentivement. Quel âge a-t-il réellement ?
Est-ce qu'il pourrait...
- Être immortel ?
Kiran Lok se tourne vers, soudainement de retour dans le présent. Il me fixe longuement, prenant tout son temps pour me dévisager, m'analyser. J'ai l'impression qu'il cherche quelque chose, mais quoi ?
Il détourne le regard, soupirant.
- Décidément, tu es surprenant. Comment en es-tu venu à cette conclusion ?
- J'ai vu juste ?
Le secrétaire acquiesce. J'ai toute son attention.
- Ça ne jouait pas. Vous ne pouviez pas, en cinquante ans, avoir grandi à la capitale sans recevoir d'éducation, développé votre particularité de manière à fusionner à ce point avec votre environnement, vécu en tant qu'aventurier ou je ne sais quoi et faire depuis plus de trente ans ce travail, à Epap. Il manquait cette notion-clef, le temps, qui ne collait pas. Quand vous avez parlé de votre famille, vous vous êtes perdu dans vos pensées, dans vos souvenirs. C'est à ce moment-là que j'ai vraiment compris. Vous jouez un rôle, un rôle vous permettant de vivre dans le présent. Pourtant, votre esprit vit dans le passé, entouré des personnes qui vous sont chères, et qui ne sont plus de ce monde...
Je me tais. Quel effet ça fait, de voir les gens vivre, de partager leur existence, de les voir lentement mourir tandis que son propre corps ne subit pas l'effet du temps, puis de se retrouver seul, toujours en parfaite santé, alors que son entourage n'est plus ? Avant de rencontrer de nouvelles personnes, et de recommencer ce cycle, encore et encore ? Ça doit être infernal.
- Comment se fait-il que votre corps ait, d'apparence, une cinquantaine d'années ? Vous pouvez influer sur votre physique ?
- Non. Il m'a fallut plusieurs décennies avant d'être en parfaite symbiose avec l'ischys, pendant ce temps-là, mon corps a subi les effets du temps, bien qu'au ralenti. Puis, quand ma particularité s'est complétement révélée, mon apparence n'a plus changé. Quand je me présente, je dis en général que j'ai entre quarante et cinquante-cinq ans, ce qui me permet de rester quelques temps au même endroit. Ici, Zyxel est au courant de ma particularité, je ne cherche pas à la cacher, sans pour autant tout expliquer au premier venu. C'est plus simple ainsi...
- Si ce n'est pas indiscret, puis-je savoir quel âge vous avez ?
Il se tourne vers moi. Je soutiens son regard sans ciller.
- Je dois avoir près de huit cent cinquante ans. Approximativement.
- Avez-vous déjà rencontré quelqu'un ayant une espérance de vie se rapprochant de la vôtre ?
- Quelques individus, aucun particulier.
Aucun de nous deux ne détourne les yeux, ni ne bougent.
- Que pensez-vous des draliks ?
Il prend son temps, réfléchissant avant de me répondre, lentement. J'entends une horloge, dissimulée quelque part dans cette pièce, sous une pile de documents.
- Je n'en ai jamais rencontrés. Il est difficile de se faire un avis sans avoir pu discuter directement avec, et les particuliers ont un avis très critique sur cette race. Cependant, la première fois que j'ai entendu leur nom, c'était de la bouche d'un chercheur passionné par eux qui n'a pas arrêté de les valoriser, de mettre en avant leurs qualités, leurs compétences. Il n'était toutefois pas écouté, plutôt rejeté par les autres, qui le voyaient comme un paria aux idées étranges. Au final, je ne sais pas quoi en penser, je me contente d'essayer un maximum de garder l'esprit ouvert. Pourquoi cette question ?
- Comme vous le savez, je viens du monde des banos. Je ne connais presque rien de celui des particuliers, je n'ai ni leur culture, ni leurs habitudes, ni leurs connaissances. Et je ne les comprends pas, en tout cas pas sur tous les sujets. J'essaye, mais c'est difficile, surtout sur des préjugés ancrés dans les esprits. Les draliks en font partie. Personnellement, je les considère comme des êtres conscients, des individus intelligents, tandis que les livres, les particuliers en parlent comme des monstres sanguinaires, inhumains, alors que la plupart d'entre eux n'en ont jamais rencontrés, ne se sont jamais renseignés sur eux, n'ont jamais rien fait pour apprendre à les connaitre, savoir d'où proviennent ses rumeurs et si elles sont vraies.
- Venant d'une civilisation complétement différente, tu réfléchis d'une autre manière. Ton point de vue est singulier, sache qu'il risque de t'attirer des ennuis si tu n'y prends pas garde. Malgré tout, apprendre à connaitre avant de juger, c'est une excellente façon de procéder. Je me demande tout de même pourquoi tu as choisi de prendre les draliks en exemple...
- Considérez-vous l'immortalité comme un poids, un secret dont il est difficile de parler ? Pensez-vous que votre particularité vous pousse à la solitude, à prendre vos distances avec les gens, à éviter les autres ? Les autres ont-ils tendance à vous voir d'une manière différente lorsqu'ils savent, comme un sujet d'expérimentation, s'éloignent-ils de vous, changent-ils de comportement ? Vous fuient-ils ? Ou est-ce que rien ne change ?
Le silence s'installe. Il commence à durer tandis que Kiran Lok se perd dans ses pensées, réfléchissant sans doute à une réponse adaptée à mes questions, aux expériences personnelles qu'il a vécues.
- Cordax, tu as un peu de temps ?
- Mmh ? Pourquoi ?
- Kiran Lok, ce nom te dit quelque chose ?
- C'est pas le type au discours interminable ?
- Oui. Je suis en train de discuter avec lui, on parle des draliks.
- Pff. Laisse-moi deviner, il a un avis très arrêté, pense que ma race ne connait que la violence, les meurtres et que nous passons notre temps à haïr et chercher des moyens de s'en prendre aux particuliers, parce qu'après tout, ils sont le centre du monde.
Je souris malgré moi. C'est plutôt lui qui a un avis arrêté, vu sa réponse.
- Non. Il préfère garder l'esprit ouvert, essayer d'être le plus objectif possible tant qu'il n'a pas rencontré personnellement un ou plusieurs membres de la race.
- Vraiment ?
- Oui. T'en penses quoi ?
- Il faut que je le voie de mes propres yeux pour y croire.
Kiran Lok se tourne vers moi, ayant visiblement trouvé une réponse à ma question.
- Tu as raison, l'immortalité est un poids. Elle offre beaucoup de merveilleuses choses, il n'en reste pas moins que rester seul pour l'éternité, c'est une perspective peu alléchante et passablement difficile à accepter.
J'acquiesce lentement.
- Puis-je vous présenter quelqu'un ? Je sais que ça parait hors sujet, mais vous comprendrez en le voyant.
Il fronce les sourcils, intrigué.
- Très bien. Quand doit-il arriver ?
- Il ne saurait tarder. Cordax, ça te dirait de rencontrer Kiran Lok ?
- Pourquoi pas. Il va juste falloir que tu me téléportes vers toi.
- Euh... comment on fait ça ?
Il soupire.
- Nos marques sont liées, l'ischys les constituant ne fait qu'un. Il faut que tu les visualises se superposant, se mélangeant, se complétant. Ensuite, tu dois m'attirer à toi à travers ce lien. Compris ?
Je me détourne du secrétaire, fermant les yeux. Rapidement, j'arrive à percevoir les particules dansantes de ma marque, suivant les fils s'entrecroisant sur mon bras. En me concentrant, j'aperçois un lien tenu s'éloignant de moi. En le suivant, il me conduit à celle de Cordax, sans que je puisse me rendre compte de la distance nous séparant. Ensuite, je fais en sorte de raccourcir ce chemin lumineux, continuant jusqu'à ce que l'ischys de nos corps se touchent. Je vois clairement mon bras et son aile côte à côte, tendu. Insufflant du mouvement dans cette image, l'attirant à la réalité, je sens une brève pression s'exercer autour de moi, puis un bruit de chute. Ouvrant les yeux, je découvre que Kiran Lok a fait s'écrouler une pile de livres en reculant à la vue du reptile ailé qui fait ma taille et se dresse à mes côtés.
- Du premier coup, t'as vu ça ?
- Joli. C'est lui que tu voulais me présenter ?
Je me racle la gorge.
- Kiran Lok, secrétaire d'Epap Ouest, je vous présente mon proche, Cordax. C'est, comme vous le voyez, un dralik. Vous l'avez peut-être rapidement aperçu, de loin, dans la caverne, avant qu'il ne s'éloigne.
- Effectivement.
Il se redresse, se maitrisant parfaitement. La surprise est passée.
- Je pensais que c'était un oiseau, il ne m'est pas venu à l'idée de chercher une autre explication. Enchanté, Cordax.
Ce dernier incline la tête.
- Il parait que vous ne haïssez pas ma race.
- Sans vous avoir jamais rencontré, ce serait un jugement un peu hâtif.
- Cela n'empêche pas la majorité des particuliers de le faire.
Il sourit.
- Il me plait de penser que je m'écarte de la masse. Je serais ravi de faire plus ample connaissance avec vous, seriez-vous d'accord de passer plus tard ?
- Avec plaisir.
- Les cours sont maintenant terminés. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps, Jasen, du travail m'attend.
Il me tend mon matériel. Je m'en saisis, le remerciant, avant de me diriger vers la porte. Cordax change de taille, se glissant naturellement dans ma poche. Juste avant que je sorte, Kiran Lok me rappelle.
- Nous nous reverrons bientôt.
Puis je quitte son bureau.
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