XV - être capable en est la clef
— Okami, que comptes-tu faire pour Nox ?
Je me tourne vers l'immense loup noir et l'interroge du regard. Il penche la tête et paraît se résigner. Nox s'ébroue une dernière fois, puis se décompose en une fumée écarlate qui ruisselle sur sa fourrure pour recouvrir le sol d'une brume sanglante, avant que cette dernière ne s'élève dans les airs pour réintégrer la sphère inerte dans ma paume. Les lignes rouges s'illuminent un bref instant, puis mes doigts se referment avec force sur l'objet et je le glisse à l'abri dans une poche intérieure, tout près de ma peau.
— Bien. Allons-y. Marche comme si tu étais supérieure à tous ceux que l'on croisera et ils devraient n'y voir que du feu, indiqué-je sans vraiment être ironique.
Je repose mes doigts gantés sur la poignée de la porte et la pousse légèrement pour découvrir le couloir sombre et les escaliers à l'extrémité. Rien ne paraît réveillé dans la maison et cela me semble plutôt logique, puisqu'il s'agit d'une laverie. A part un veilleur, il ne doit rien y avoir de vivant dans le bâtiment. Essayons de ne pas faire de bruit et il ne devrait pas être alerté...
J'avance de quelques pas furtifs et entame la première volée de marches. Le souffle de Bastet dans mon dos est bien rapide. A-t-elle peur ?
Ce serait compréhensible, puisqu'elle ne connaît pas le Panthéon et n'a aucune idée du type de personnes que nous allons rencontrer. Moi, j'ai au moins l'expérience de l'école et des abords de cette cage dorée.
Les marches défilent sous nos pieds, puis nous arrivons au rez-de-chaussée. La pièce semble être l'arrière boutique du magasin où les propriétaires doivent recevoir les clients venus déposer leurs linges.
J'émerge des escaliers et m'avance dans la boutique plongée dans l'obscurité. Le sol de dalles résonne un peu, mais rien de bien dramatique. Quelques fauteuils sont dispersés dans l'espace, alors je les contourne consciencieusement afin de parvenir à la porte vitrée qui donne sur la rue. Les montants de métal plaqué de doré et légèrement gravés démontrent la richesse des habitants les plus pauvres du Panthéon. C'est vrai qu'ici, selon les dires, personne ne manque de rien. Mon avis est tout autre, pour avoir écouté quelques adolescents parler au foyer. Lorsqu'une jeune noble est contrainte de se prostituer parce que ses parents se sont ruinés stupidement et se noient dans l'alcool, je trouve qu'on est bien loin de cette apparence si propre que les dirigeants veulent maintenir à tout prix...
Je m'empêche de replonger dans mes souvenirs et effleure du bout des doigts la poignée ouvragée et joliment courbée. C'est fermé à clef, mais j'aurais dû m'y attendre. Mon regard se promène un peu partout autour de la porte et j'avise les grandes baies vitrées où les lettres qui forment le nom de la laverie ont été tracées. De l'autre côté, la rue ; les vitres sont un bien mince obstacle à franchir.
Je fais demi-tour et me dirige vers le comptoir.
— Qu'est-ce que tu fais ? me chuchote Bastet lorsque je la dépasse sans dire un mot.
Je lui fais signe de se taire et me place derrière le comptoir de bois laqué. Mes doigts passent doucement sur les tiroirs et les espaces où le propriétaire aurait pu cacher son trousseau de clefs. Mais il n'y a rien. Encore une fois, je ne suis qu'à moitié surpris. Je peste à mi-voix et reviens m'approcher de la silhouette de Bastet, bien visible au centre du magasin dans sa robe de voiles.
— Je vais chercher les clefs. Cache-toi pour éviter qu'un passant te voie. Je reviens vite.
Elle hoche la tête et part se fondre dans un coin de la pièce, se plaquant au mur dans l'obscurité la plus dense de l'endroit. Je me détourne pour ma part et me faufile dans l'arrière boutique, pour redescendre dans les escaliers. Je dois faire vite. Nous n'avons pas le temps de traîner, des vies sont en jeu...
Je pince les lèvres. Tiens bon, Zaïr. J'arrive.
***
J'ai enfin trouvé la porte de la loge du gardien. Non loin de la cave où sèchent les draps et où nous sommes entrés, il y a une petite poignée dans le couloir, légèrement camouflée. Nous n'y avons pas prêté attention à l'aller.
J'y pose mes doigts et la fais tourner avec précaution. Le battant pivote sans bruit, dévoilant une petite pièce simplement meublée d'un fauteuil et d'un écran où défile un match de volleyball. Le tout est dans une pénombre due à la négligence de l'occupant, visiblement, car l'homme est trop occupé à fixer les joueurs pour se préoccuper de son environnement.
Il est habillé comme tous les serviteurs du Panthéon, dans une tenue sans manche d'une couleur vaguement marron. Au-delà de ces indices, la quasi obscurité ne me permet pas de voir grand chose. Il paraît avoir la trentaine, au vu de sa carrure et de ses traits, je ne vois pas beaucoup de rides... Même si, bien sûr, ici, cela ne veut rien dire ; il aurait pu se faire retendre la peau, avec un peu d'argent.
Je cesse mon observation et m'avance sans prendre la peine de me cacher. Le bouton d'alerte se trouve à côté de la porte juste de l'autre côté de la pièce, derrière lui ; il n'aura jamais le temps de l'atteindre. Je suis trop rapide.
Si le Skehrr a eu de bons côtés, l'un d'eux se trouve être la confiance. Je sais de quoi je suis capable. Je ne crois pas me surestimer, cependant. Simplement, mes capacités physiques ont été renforcées par les entraînements d'Ashes, et les combats m'ont habitué à l'effort en situation de réflexion. Etablir une stratégie, la mettre en oeuvre, éviter les coups, commander à Nox par la pensée... Tout cela en même temps. Survivre dans un milieu où la moindre faute peut entraîner les Fantômes sur ma trace, combattre des adultes bien plus massifs que moi, me déguiser pour espionner et extorquer des informations...
Désormais, ce n'est pas un gardien de laverie qui m'empêchera d'aller sauver Zaïr.
Lorsqu'il m'aperçoit, il a un moment de stupéfaction et un brusque sursaut. Ses mains fouillent ses poches, sans doute à la recherche d'un bâton électrique pour me neutraliser ; peine perdue. Je me jette sur lui et lui flanque un coup à la tête, le faisant heurter le sol dans le fracas du fauteuil qui bascule.
Rapidement, je l'immobilise et le fouille. Mes doigts gantés finissent par trouver une forme allongée, dentée : la clef. Je la sors d'une de ses multiples poches, alors qu'il tente d'appeler, de crier. Mais je lui ai enfoncé le visage dans un coussin, juste assez pour étouffer ses hurlements sans lui faire perdre connaissance. Au cas où je n'avais pas trouvé la clef, j'aurais dû le lui demander. Gentiment, de manière civilisée, évidemment.
Finalement, je l'assomme proprement et l'attache avec quelques câbles dénichés dans une caisse défoncée. Lorsque je suis certain qu'il n'alertera personne, je fais tourner la clef autour de mon doigt et sors de la pièce, fermant doucement la porte, l'air de rien.
Je remonte les escaliers et vérifie l'absence de tout intrus, puis me dirige vers Bastet. Elle sort de l'ombre et me demande silencieusement si j'ai ce que je suis parti chercher. Avec un simple hochement de tête, je me dirige vers la sortie et introduis la clef dans la serrure. Un bref claquement me signale l'ouverture de la porte et je la pousse pour émerger dans la rue.
Mes bottes foulent les pavés propres et lisses, alors que Bastet sort à ma suite, un peu déstabilisée. Malgré la nuit, des lanternes joliment ouvragées accrochées aux façades éclairent les alentours, permettant à nos yeux de découvrir une deuxième ville dans la ville. Rien n'indique que nous ne sommes que de l'autre côté d'un mur. Tout est différent : les maisons de briques sont suivies de bâtisses plus modernes, construites de métal et d'autres matières indéfinissables et lisses, avec des fenêtres immenses, des toits aux formes élégantes. La route est plane et récente, noire et dépourvue du moindre cratère, les rigoles sont dénuées d'immondices, les odeurs sont habituelles, un mélange de macadam et d'humidité nocturne. Heureusement pour nous, l'heure tardive a libéré les rues de leurs passants diurnes et nous sommes seuls, bien qu'on ne sait jamais, quelqu'un peut nous observer depuis sa fenêtre sans que nous ne puissions le voir. J'adopte aussitôt mon attitude et deviens le garde que mon uniforme identifie, les épaules droites et le regard alerte.
Je me tourne vers Bastet, qui tente de se reprendre et se redresse dans une posture vaguement noble. Je lui indique de me suivre et me mets en marche dans la direction du centre et, je le sais, du quartier général du Panthéon.
Nous y sommes presque...
***
Les rues défilent sous nos pieds et je sens Bastet devenir nerveuse. Il n'y a rien ni personne, pour l'instant, mais je crois deviner ce qui la préoccupe.
— Oui, je sais où je vais, lui murmuré-je.
— Sommes-nous encore loin ? Et comment peux-tu te diriger ? Il n'y a aucun panneau... me chuchote-t-elle rapidement en rajustant ses voiles.
— Il suffit d'aller dans l'ordre des numéros de maison... Le numéro zéro est le centre de la ville. Chaque rue porte une lettre et en remontant au A, dans l'inverse de l'ordre alphabétique, on peut trouver son chemin facilement. Donc, ici, la maison de gauche est la B12, alors je cherche le B11, puis on ira dans la rue A, et ainsi de suite.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Ils adorent vanter leur cité paradisiaque dans les écoles. Maintenant chut, nous risquons de croiser des gardes et il ne faut pas qu'ils nous accordent trop d'attention.
Bastet se tait donc et nous continuons de marcher. Nous longeons les façades en empruntant les trottoirs, comme de simples habitants du Panthéon, et jusqu'ici aucun insomniaque ne nous a vus, du moins je l'espère. Nous ne détonnons pas des habitants, mais le code couleur blanc ne nous aide pas à nous camoufler dans la nuit. Franchement, c'est à croire qu'ils souhaitent tracer leurs sujets, même les plus puissants... surtout les plus puissants, à la réflexion.
— Halte !
La voix autoritaire fait sursauter Bastet, mais je l'empêche de se retourner d'une main sur l'épaule, discrètement. Je me tourne moi-même vers la patrouille et les salue d'un poing sur le coeur, inclinant le buste. Espérons qu'ils ne remarquent pas ma taille. Ils font tous au moins un mètre quatre-vingt, de vrais colosses à côté de moi.
— Que faites-vous dans les rues à une heure pareille ?
Je ne les regarde pas dans les yeux (ce serait de l'insubordination, si j'en crois mes souvenirs) et leur réponds d'une voix que je force légèrement.
— J'accompagne ma Dame, Messire.
— Où cela ?
— N'est-ce pas indiscret de demander la destination d'une Dame, Messire ?
— Lorsqu'il en va de la sécurité de notre ville, soldat, vous devez répondre. Ou bien votre Dame, si elle daigne nous adresser un regard.
Je tente de ne pas m'affoler, mais s'ils poursuivent, nous serons bien mal embarqués. Ils sont quatre, nous sommes deux, ils sont entraînés et n'auraient pas besoin de beaucoup de temps pour nous maîtriser. Je peux jouer l'espion, pas le soldat...
— Nous allons au quartier général. On l'y a fait mander, inventé-je.
— Qui ?
Oh qu'il est énervant à faire du zèle, celui-là ! pesté-je.
— Information confidentielle, je suis navré.
Le silence qui suit me paraît de mauvais augure. Cependant, je ne m'attendais pas à sa réponse et me fige, surpris.
— Montrez-moi vos yeux, soldat.
Je ne crains pas grand chose de ce niveau-là, normalement. Malgré l'étrangeté de sa demande, j'obtempère, fixant mes yeux bleus comme le ciel dans le vert clair des siens. Le garde me scrute, puis me fait signe de partir, alors que ses comparses s'impatientent derrière lui. Ils ont sans doute envie de rentrer chez eux et d'en avoir fini avec cette patrouille.
— Bien, allez-y. Mais faites attention, des dissidents des bas-fonds pourraient rôder. Observer bien leurs yeux, soldat.
— Evidemment, Messire. Je ferai part du moindre soupçon à mes supérieurs !
Ma facilité à mentir me sidère moi-même. Impossible de voir la moindre inflexion dans mon ton. J'en serais presque dérangé, si cela ne me servait pas à aider mon cousin.
Lorsque la patrouille s'éloigne, je pousse un soupir discret et repasse devant Bastet, dont les doigts tremblent, serrés sur l'étoffe de sa robe immaculée. Je lui souffle quelques mots pour la rassurer, puis me remets en marche. Bientôt, l'immense quartier général apparaît, de l'autre côté d'une grande place pavée où trône une fontaine de marbre, d'où jaillissent des jets d'eau claire dans une éblouissant spectacle destiné à rappeler la magnificence du Panthéon. Cela a le don de m'énerver, mais je décide de ne pas y prêter attention et fixe l'édifice à la façade haute et large. Tout le bâtiment est un immense cercle dont nous n'apercevons qu'une partie depuis notre position.
J'inspire calmement et indique notre but à Bastet. Nous y sommes presque.
Nous sommes passés.
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