XIV - l'habit fait le moine du Panthéon
Tout est noir et je roule sur le sol humide sur quelques mètres. Lorsque je me redresse, je dois prendre le temps de distinguer le haut du bas, puis la forme d'un loup géant atterrit à mes côtés pour s'assurer de mon état. Je frôle son flanc d'une main et lève les yeux vers la petite ouverture de lumière blafarde et grise qui me surplombe, y décernant la silhouette de Bastet à contre-jour.
— Okami ?
— Tu peux venir, lui lancé-je en époussetant mes habits d'une main.
De l'autre, je m'assure que ma besace ne s'est pas ouverte dans ma chute, et souffle de soulagement en me tournant vers la suite du tunnel. Bastet glisse derrière moi et se rattrape d'une main sur le mur, avant de s'en éloigner avec une exclamation de dégoût.
— C'est couvert de... moisissures.
— Ce passage n'est pas emprunté et personne ne l'entretient, soufflé-je en avançant de quelques pas.
C'est vraiment trop sombre pour y distinguer quoi que ce soit. Seule une lueur diffuse, écarlate, émane des yeux de Nox.
— Tu peux ouvrir la route ? lui demandé-je avec une caresse à peine effleurée.
Ce besoin de constamment le toucher me surprend, mais je me raisonne. Il est mon seul soutien dans cette ville hostile. Même Bastet n'a pas toute ma confiance. Je dois absolument garder à l'esprit qu'elle n'est pas une véritable alliée, juste une aide provisoire. C'est une trêve, pas une amitié.
— Reste derrière moi.
Je hoche la tête et laisse le loup prendre celle de notre groupe. J'entends le souffle de Bastet derrière moi, ses pas légers sur le sol de béton froid, puis sa voix, juste à côté de mon oreille.
— On le suit ?
Je me force à n'avoir aucun mouvement de recul face à sa proximité.
— C'est ça. Nous devons juste traverser le mur et nous arriverons au Panthéon.
Je peux percevoir son hochement de tête et j'emboite le pas à Nox. Nos chaussures usées manquent de glisser sur la mousse qui s'est accumulée là à force du passage de l'eau infiltrée dans le béton, comme partout sous la ville. Le bruit des gouttes qui coulent, l'odeur des moisissures, c'est pareil partout. J'entends le souffle de Nox emplir le tunnel au plafond en voûte et essaie de ne pas imaginer la souffrance que ce doit être de tout sentir et percevoir avec des sens aussi développés.
Comme s'il avait voulu me le faire partager, un bref instant je partage ses affinités et un haut-le-coeur me tord l'oesophage.
Je n'avais pas besoin de ça, merci bien...
— Nous arriverons où dans le Panthéon ?
J'ai l'impression que Bastet n'aime pas le silence. Elle tenterait de le combler en posant des questions ?
— Dans la cave d'une laverie.
En parlant de questions... Je passe ma langue sur mes lèvres pour les humidifier et tente de donner à ma voix un ton calme et confiant.
— Comment as-tu su ?
— Quoi ?
— Que j'étais recherché.
— Ah... C'est grâce à ma mère. Elle a entendu des choses et les a racontées à une amie qui est venue la voir. J'ai écouté et apparemment, son maître recherche, avec ses amis ou collègues, un garçon originaire du Panthéon et qui s'est révélé dans le Skehrr.
— Pourquoi aurai-je été ce garçon ?
— Facile. Ils sont venus chez nous et l'espion que tu as capturé était différents des autres. Il venait d'un niveau social plus haut que ceux envoyés habituellement. Il devait être au courant de plus de choses. Mais la véritable question, c'est comment toi, tu as été au courant.
Je garde le silence en continuant de marcher dans l'obscurité, tâchant de ne pas glisser. L'air est lourd, chargé d'humidité, mais peu à peu, il devient plus respirable. Nous devons approcher de la sortie.
— Okami ?
— Bastet, pourquoi joues-tu au Skehrr si ta mère est servante ? Leurs salaires sont plus élevés que ceux des autres habitants des bas-fonds.
— N'essaie pas de détourner la conversation. Et puis, pourquoi te confierais-je mes histoires de famille ? Nous ne connaissons même pas nos véritables prénoms respectifs.
— Donc tu comprends parfaitement que je ne vais pas tout te dire sur moi, rétorqué-je d'un ton se voulant définitif.
Elle n'ajoute rien et nous poursuivons notre chemin en silence. Nox m'indique d'une pensée que nous approchons et je plisse les yeux, tentant d'apercevoir quelque chose dans le noir insondable.
Le loup se met alors à galoper et disparaît, lui et la lueur écarlate de son regard, puis je l'entends grogner, comme s'il faisait un effort.
— Nox ?
— J'ouvre la porte.
Je me tais alors et m'approche du Sentoki. Ses yeux révèlent par intermittence une paroi de métal dans le mur de béton qui forme le cul-de-sac. Bastet me rejoint et s'arrête à mes côtés, observant le loup.
— C'est vraiment... étrange, que Nox survive hors du Skehrr.
— Je sais.
— Tu ne me sortiras pas de l'esprit que tu es peut-être lié au Panthéon, Okami. Espion, je ne le pense plus, mais qui me dit que tu ne joues pas un rôle pour eux ?
— Peut-être que le fait qu'ils aient enlevé mon cousin est une preuve suffisante, Bastet, soupiré-je.
Un grincement l'empêche de répondre et un rayon de lumière m'aveugle un instant, alors que la paroi bascule vers l'intérieur d'une cave. Je lève le bras pour me protéger les yeux et cille un instant, avant de pouvoir distinguer la pièce où nous entrons.
Elle est, somme toute, assez petite. De grands fils pendent au plafond, accrochés aux murs opposés pour former des étendoirs. La cave est haute de quatre mètres et un néon rouge éclaire l'endroit, en plus de le plonger dans une chaleur douce. Les draps blancs et les vêtements pendent dans toute la pièce, à moitié secs, tandis que des rigoles récoltent l'eau qui s'en écoule pour l'envoyer vers les égouts. Le carrelage est glissant, alors je préfère ne pas bouger le temps de savoir quoi faire à présent.
— Bien, chuchoté-je. On va commencer par la première étape, se fondre dans la masse. Prenons des vêtements secs et changeons-nous pour pouvoir sortir.
— Et pour les masques ? fait remarquer Bastet.
— Il y a une catégorie de personnes qui restent masquées dans la rue et les endroits publics, ce sont les gardes.
— Mais, lorsqu'ils viennent dans les quartiers populaires, ils ont le visage à découvert...
— Pas les Fantômes, les gardes. Ce sont les patrouilles spéciales du Panthéon, ceux qui protègent les personnes importantes et font plus office d'escorte que de police. Eux sont des soldats surentraînés et ils portent un masque. On devrait pouvoir se faire passer pour deux des leurs le temps d'arriver au quartier général.
— Je vais te croire, j'ai pas tellement d'autre choix.
— Merci pour la confiance.
— Tu peux parler. Nox me fixe depuis qu'on est entrés comme si j'allais tenter de t'égorger.
Je jette un coup d'oeil au Sentoki et un sourire s'étire sous le foulard qui masque le bas de mon visage. Le Sentoki reflète effectivement mon état d'esprit et braque ses iris rougeoyantes sur la silhouette fine de Bastet. Ses yeux à elle, à la douce teinte étrangement jaune, me regardent sans rien dévoiler d'une possible peur.
— Allez, on fouille. Essaie de ne rien toucher, lui commandé-je.
Nox, trop massif, décide de ne pas bouger et pousse la porte de métal afin de la refermer, puis s'allonge sur le sol et nous observe calmement.
Je me faufile entre les draps à la recherche d'une tenue d'homme. Tous les habits présents ici sont blancs, à l'exception de quelques-uns que je sais appartenir à des serviteurs. Cette laverie doit desservir plusieurs maisons au vu du nombre de tissus dans cette cave. Les vêtements de domestiques, qui en dévoilent bien trop, ne m'intéressent pas, alors je les dédaigne et déniche enfin ceux d'un garde à l'autre bout de la pièce. Ils paraissent à ma taille, alors je les décroche avec précaution du filin et découvre aussi des étagères garnies de bottes de cuir. Un sourire éclot sur mon visage, et j'en saisis une paire avant de me diriger vers Nox.
Il n'a pas bougé, immense canidé couché dans cette pièce qui en paraît presque trop étroite. A ses côtés, Bastet tient quelques habits et je les inspecte rapidement du regard.
— Ce sont ceux d'une femme aristocrate, peu élevée socialement, mais pas trop pauvre. Ça ira, on dira que je suis ton garde du corps. Mets cette robe et cache ton visage avec les voiles. Surtout, ajuste bien la coiffe, tu as les cheveux trop sombres.
La joueuse hoche la tête et part se cacher parmi les draps suspendus, tandis que je demande à Nox de vérifier qu'elle ne m'espionne pas dans l'espoir de découvrir mon identité. Lorsqu'il m'assure qu'elle est trop loin pour voir quoi que ce soit, je pose ma besace au sol et enlève le foulard, puis tous mes vêtements à l'exception de la combinaison justaucorps d'un noir ébène que j'enfile toujours sous mes voiles de Loki.
— Tu as pris du muscle depuis tes débuts.
Je laisse un sourire fleurir à la remarque de Nox.
— Oui, mais je reste trop androgyne pour être menaçant.
— Il y a plusieurs manières d'être dangereux, Eikan.
Effectivement, il n'a pas tort.
Les vêtements du garde sont immaculés, dans un tissu solide et de bonne qualité. J'enfile la tunique qui m'arrive à mi-cuisse, ainsi que le pantalon bouffant que je rentre dans les bottes hautes et noires. La cape courte, teintée d'azur sur les bordures, vient couvrir mes épaules et je passe ma besace en travers de mon torse.
Mes doigts viennent ensuite défaire mes mèches de la queue de cheval garnie de perles, pour les entrelacer avec méthode sur ma nuque. Je rabats ensuite la capuche sur ma tête, ne laissant qu'une tresse blonde dépasser, et saisis entre les doigts l'étoffe qui camoufle l'identité des gardes du Panthéon. Soyeuse, luisante, elle reflète la lueur écarlate du néon. Mais ce n'est pas un simple tissu ; il est rigide comme le cuir et se pose parfaitement sur le visage avec la garantie de ne pas glisser en cas de mouvement brusque, comme lors d'un affrontement.
Lorsque je l'attache sur mon visage, un sentiment étrange me saisit. Moi qui nie tellement mon appartenance au Panthéon, me voici déguisé à la perfection. On pourrait me croire né dans cet écrin doré. Pourtant, j'ai vécu seulement à ses abords, à peine toléré. Mais vêtu d'étoffes précieuses, engoncé dans des bottes parfaitement lustrées, je deviens comme eux. Ce ne sont, finalement, que des hommes normaux cachés derrière une apparence qui leur donne le droit, selon eux, de nous mépriser, de nous exclure, de nous fouler au pied.
— On croirait en voir un vrai, ricane justement Bastet dans mon dos.
Je me retourne et me retrouve face à une aristocrate, mais quelque chose détonne. Bastet n'est pas à l'aise, elle n'est pas faite pour porter cette robe immaculée brodée de perles et de fils d'or, au corset bien trop contraignant. Sa posture est loin d'être celle d'une dame bien née. Elle n'a pas cette élégance requise pour le costume, ni cette facilité à osciller d'un personnage à l'autre comme moi je le fais. Néanmoins, si personne ne vient voir de trop prêt, cela devrait passer.
Je m'approche d'elle et rajuste la coiffe sur sa tête. Le tissu enveloppe ses cheveux et forme une sorte de chignon, une forme circulaire, alors que quelques voilettes et autres perles tombent sur son front pâle. Toutes ses mèches brunes sont ainsi cachées de la vue d'un curieux. Pour son visage, elle porte un masque qui en dissimule le haut, fait en tissu blanc lui aussi. Au milieu de toute cette couleur de neige, ses iris ambrés n'en ressortent que plus.
— Pour tes yeux, on va essayer de les cacher au maximum. Baisse les yeux quand nous sortirons, ne regarde personne.
— D'accord.
— Et évite de parler, tu n'as pas la manière de parler qu'ils ont ici. Laisse-moi faire.
Je vois bien que ça énerve Bastet de s'entendre dicter la conduite par moi, mais elle n'a aucune chance de passer les rues sans moi. Si elle veut tant aller sauver Ashes, elle doit m'écouter.
— Tu as trouvé quelque chose pour faire passer Ashes ? Puisque tu es une Dame, tu pourrais le faire passer pour ton homme de main. Prends une cape longue avec une capuche.
Elle s'exécute, et tandis que je pose les yeux sur la porte qui mène sans doute au rez-de-chaussée, j'entends la voix de Nox dans mon esprit.
— Pourquoi l'aides-tu autant ? Elle n'a pas confiance en toi et c'est réciproque. Vous n'êtes pas amis.
Je lâche un discret soupir. Pourquoi, je n'en sais rien, je n'en suis pas sûr. Peut-être que je n'ai pas envie de la voir marcher vers la mort. Peut-être que je l'affectionne finalement plus que je ne pensais. Nous nous voyons souvent chez les Warriors. Si elle mourait, je ne sais pas trop ce que je ressentirais. Je ne suis pas aussi insensible que je l'aimerais parfois.
Lorsque je l'ai rencontrée pour la première fois, j'ai pensé qu'elle était une personne redoutable et sournoise. Mais je me rends compte à présent qu'elle tentait surtout, comme nous tous, de survivre en paraissant forte et puissante. Hors de ses repères, finalement, elle en paraît plus jeune et presque... fragile.
Je lève les yeux et les dirige vers la succession de draps immaculés. La joueuse en émerge et s'avance vers nous, une cape à la main. Je croise son regard ambré un bref instant et me tourne vers la sortie. Bastet place le vêtement dans sa propre besace, que je n'avais pas remarquée dans l'ombre de la ruelle. Je sors de la mienne une paire de gants noirs et les enfile prestement, avant de poser les doigts sur la poignée de la porte.
Peut-être que j'ai envie de l'aider, tout simplement.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top