IX - androgynie et duperies

La lanterne rougeoie doucement dans la pénombre. Je m'en approche lentement, la laissant dévoiler ma nouvelle apparence en pénétrant dans son halo. 

— Radical, commente Bastet. 

A ses côtés, Ashes hoche la tête, approuvant ses dires. Il faut dire que j'ai complètement changé de style ; adieu l'ombre discrète d'Okami. Je suis devenu un jeune homme paré de bijoux dorés, aux vêtements constitués de voilages noirs successifs aux liserés d'or. Un bandeau de soie sombre enserre ma taille fine et un foulard de nuit cache la partie inférieure de mon visage. Mes yeux bleus ont été soulignés d'un trait d'eye-liner et ombrés au fard sur les paupières. Pour ma chevelure, j'ai décidé de ne pas la cacher, ramenant les mèches couleur du soleil en une queue de cheval haute à laquelle j'ai mêlé des rubans noirs très fins et délicats. 

— On croirait presque voir une femme, ajoute Storm en s'approchant pour observer mes vêtements. C'est parfait. 

— Le petit loup délicat est de sortie, renchérit Ashes d'une voix où je crois entendre un sourire. 

Je m'abstiens de leur répondre et préfère poser les yeux sur le déguisement de Bastet. Elle a abandonné le côté félin pour quelque chose de plus dur. Des peintures rouges parsèment ses mains, ainsi que le bas de son visage, tandis que le haut est couvert d'un masque simple et noir. Ses yeux presque jaunes ressortent étonnamment. Ses habits sont également discrets, un peu amples pour ne pas la gêner mais peu sophistiqués et entièrement sombres. Elle a opté pour le mode "ninja", dirais-je. 

— Je suis dorénavant Seth, m'annonce-t-elle. 

— Et moi, Loki. Enchanté, souris-je. 

— Nous voilà avec deux dieux du chaos... Eh bien, ça promet, ricane Storm. 

Nous ne tergiversons pas plus et pénétrons dans les égouts en silence. Une fois que nous arrivons devant la porte du bar clandestin, Storm et Ashes entrent ensemble, alors que Seth-Bastet et moi patientons. Nous ne devons pas être associés aux dirigeants de l'endroit, ce serait vraiment contre-productif pour notre mission d'espions. 

Je m'éloigne un peu dans le tunnel sombre, écoutant distraitement le goutte à goutte de l'eau qui s'infiltre depuis le plafond. Une partie coule sur le mur de béton, laissant une trainée verdâtre et s'échoue dans le petit canal d'eaux usées qui circule sous tout le quartier. Mes pas sont silencieux et mon souffle, maîtrisé. Tout ce temps au sein de ce monde d'obscurité et de secrets m'a au moins permis de me construire des défenses, une assurance et un aplomb que j'étais loin de posséder, ou même de soupçonner. J'ai l'impression de ne plus être la même personne. 

J'ai survécu dans le monde impitoyable du Skehrr. Grâce à des capacités étonnantes et inexplicables, mais qui m'ont permis de me faire une petite place suffisant à mes besoins. Chaque nuit, la même appréhension m'envahit, car mes voisins pourraient me reconnaître, mais j'ai appris à maîtriser ce stress permanent, cette angoisse d'être emmené à tout instant par les Fantômes. 

J'ai conscience d'être miraculeusement tombé sur des personnes dignes d'un minimum de confiance. Des joueurs avec un honneur correct, qui ne trahissent pas les gens qui les respectent et ne les mettent pas en danger. 

Si j'avais décidé de jouer seul dans les ruelles, j'aurais probablement eu plus... d'ennuis. 

— Lolo ! 

— Seth, pas question de m'appeler comme ça. 

— On doit y aller, arrête de rêvasser. 

Je soupire et me tourne vers Seth-Bastet, qui m'indique la porte d'une inclinaison de la tête. Je la rejoins en quelques enjambées et m'arrête face au pan de mur bétonné qui dissimule la porte. Elle décide de passer en premier et je la laisse faire, la regardant s'infiltrer dans la masse de joueurs déjà présents. Quelques instants plus tard, j'entre à mon tour, et me retrouve happé par la chaleur de l'endroit. Les rires, les conversations, les bruits des verre heurtant le bois des tables, tout est en effervescence. 

Les masques ne dissimulent pas les sourires et je me retrouve encore une fois subjugué par la capacité qu'ont ces gens, le temps d'une nuit, à oublier leurs problèmes en venant jouer à ce jeu illégal dans les sous-sols. Enfin, je sais qu'ils oublient également dans l'alcool, mais dans ce quartier à la vie pourrie, comment leur en vouloir ? Ils n'auront jamais la possibilité d'y échapper. 

Je remarque assez rapidement quelques nouvelles têtes. Effectivement, il y a là pas mal de joueurs solitaires. Et parmi ces inconnus se cachent des espions du Panthéon. Un doux sentiment de dégout commence à se frayer un chemin vers mon coeur. 

Je décide de l'ignorer et chemine agilement parmi les tables et les gens debout, pour parvenir au bar. Je sais comment je vais pouvoir débusquer les espions. Ils ne se risqueront pas à rester l'écart, ce serait trop louche. Ils vont se mêler à la vie du bar, et donc venir commander à boire comme les autres. C'est là que j'entrerai en scène. 

Je laisse mes yeux se promener parmi la foule l'air de rien, mais je repère déjà les nouvelles têtes et les comportements étranges. Accoudé au comptoir laqué et collant de bière, je prends place sur l'un des tabourets et camoufle délicatement un bâillement d'une main, laissant teinter mes lourds bracelets dorés. Le barman me sert un verre de cocktail sans alcool absolument dégoutant, mais je l'accepte et en avale une gorgée pour moi aussi me fondre dans la masse. 

Je laisse discrètement traîner mes oreilles et capte des conversations sans importance dans mon entourage immédiat, mais un mot retient aussitôt mon attention. 

"prodige"

Je repère celui qui a prononcé ce mot et aperçois trois hommes de haute stature attablés devant quelques verres de ce qui semble être de la bière de mauvaise qualité. Ils discutent à voix moyenne, je peux tout juste les entendre en me concentrant. 

— Il est juste super fort... 

— Qui ça ? 

— T'es nouveau ici ? Le Loup noir... 

— Comment il s'appelle lui déjà ?

— Okami... Ouais, c'est ça. Il fait partie du show, c'est te dire le niveau du mec. 

— C'est dingue, il est arrivé y a pas si longtemps pourtant. 

— Ouais, en plus il paraît sans défense, il est tout petit, mais il a un de ces charismes ! 

— Il a déjà battu des dizaines de joueurs et il est pas près de s'arrêter... 

— Mais personne ne sait qui... (l'homme baisse la voix, soudainement) qui c'est ? J'veux dire, un jeunot... 

— Il a des yeux super clairs, c'est vrai qu'il ne serait pas compliqué à reconnaître le jour... 

— Ouais mais les gars, ce gamin mérite un peu de respect, j'veux dire il fait rien de mal aux Warriors. Pourquoi quelqu'un irait le dénoncer ? 

— T'as raison... 

Les trois malabars dérivent alors vers un autre sujet moins important, et je me mets à les observer plus attentivement, marquant leur apparence dans ma mémoire. J'essaie d'ignorer la sueur froide qui me coule dans la nuque à l'idée qu'ils ont envisagé le fait de me dénoncer, mais soudainement, j'ai peur. Peur d'être emmené par les Fantômes un jour, peur de perdre Zaïr, peur de tout perdre, même cette petite existence que je commence à peine à rendre meilleure. 

Je secoue doucement la tête, me forçant à revenir à ma mission. 

— Une bière, j'te prie. 

Mon attention est attirée par la voix grave de l'homme qui est apparu à mes côtés. Masqué très sommairement par un foulard gris qui ne dévoile que ses yeux vert sombre, il regarde le barman saisir un verre comme s'il s'ennuyait profondément. Ses vêtements simples me font penser à un solitaire qui ne cultive pas une personnalité pour se faire remarquer dans un groupe. A l'inverse de moi. 

— Tu aimes les mythologies ? Les dieux ?

Ma question a été posée de manière naturelle, sur le ton de la discussion. Surpris, l'homme se tourne vers moi et me fixe, avant de répondre. 

— Oui, enfin... Seulement la mythologie nordique. 

— Loki. Enchanté.

Sa voix grave me dévoile son nom : Sevastian. Mais cela n'a aucune importance. Je sais déjà qu'il est un pion. Je cache le froid polaire qu'il m'inspire et penche la tête sur le côté. Je suis dans mon personnage. D'un regard, je le scanne de la tête aux pieds ; il est grand, de fins muscles se dessinent sous son vêtement et il paraît nourri sainement au vu de la teinte de sa peau. 

— Loki... Le dieu androgyne du chaos, c'est ça ? Pourquoi donc m'adresser la parole à moi, humble manant mortel ? 

Je laisse échapper un léger rire, mais c'est tout juste s'il serait parvenu à m'arracher un sourire en coin. 

— Eh bien, Sevastian, il se trouve que même les dieux s'ennuient... Et toi, tu es là pour le show ? Ou tu veux combattre ? 

— Je suis là pour oublier ma vie, si tu veux tout savoir. 

Je me retiens de ricaner. Comment quelqu'un du Panthéon pourrait-il vouloir oublier sa vie ? Qu'il arrête de mentir. 

— Comme nous tous, j'imagine, réponds-je à la place. 

Je le fixe de mon regard perçant et il me retourne le sien. Vert foncé, une couleur qui pourrait presque passer dans les bas-fonds. La majorité ici arborent des prunelles sombres, noires ou marron, mais les habitants du Panthéon eux possèdent des yeux clairs ; bleu, vert... Comme Sevastian et moi. 

Il passe son regard sur ma chevelure dorée. Il doit croire qu'il s'agit d'une perruque, après tout nombreux sont ceux qui arborent des mèches rouges, vertes, bleues et arc-en-ciel. Je ne risque pas grand chose en m'affichant ainsi, en réalité, car tous croiront que c'est un déguisement au vu de la tenue complète dont je suis habillé. Je n'ai pas l'air d'un débutant. 

— Même toi, Loki ? Tu viens pour oublier ta vie ? 

Je souris sous mon foulard. 

— Qui sait ? 

Sevastian paraît lui aussi esquisser un sourire, avant de se détourner pour saisir son verre de bière et en avaler une gorgée. J'observe ses gestes, qui me confortent dans ma première impression. Il est délicat, ses mouvements sont contrôlés et tout cela, ce n'est pas dans les bas-fonds que l'on l'acquiert. 

Il vient du Panthéon. 

Peut-être suis-je le seul dans cette pièce à pouvoir le dire juste en le regardant boire une gorgée de bière. 

Je prends discrètement une grande inspiration et me tourne dos au bar, m'y appuyant à hauteur des reins, toujours assis sur le haut tabouret. Penchant la tête vers l'arrière, je croise les jambes et soupire. 

— J'ai hâte que le show commence... 

— Moi aussi, lâche mon voisin d'un air distrait. 

— En plus, je suis persuadé que je saurai m'éclipser avec un beau gosse quand tous seront focalisés sur l'arène, murmuré-je comme si je lui disais un secret. 

Il ne répond pas, laissant son regard dériver sur la foule. Un sourire amusé s'étire sous mon foulard. 

— Enfin... Je ne veux surtout pas rater le spectacle de la fine fleur des Warriors... Ce sera pour une autre fois. J'ai promis à Okami que je le combattrai ensuite. 

— Okami ? 

— Un joueur. Il est vraiment fort, il a fait une ascension fulgurante... 

— Il est nouveau ? 

— Oh, ça fait quelques semaines maintenant... 

Je lui jette un regard et ne manque pas les marques d'intérêt qui sont soudainement apparues dans ses yeux. Il est évidemment intéressé : un joueur dont il n'a pas entendu parler est décrit comme l'un des meilleurs. J'assène alors ma petite phrase pour le faire mordre à l'appât. 

— Tu veux le rencontrer ? 

— Oh, je ne sais pas si... 

— Mais si, allez, il est sympa. En plus tous disent qu'il a les manières d'un seigneur ! Moi je le trouve simplement bien élevé. En même temps, tu sais ce qu'on dit ? 

Ses yeux verts se fixent sur moi. Ah, j'ai bien harponné le poisson. Ou plutôt, le pigeon. 

Je me rends compte que je me suis rapidement adapté à ce monde et maintenant, à cette mission. Bastet avait raison ; je semble fait pour ce jeu, pour ces jeux de dupes également, pour m'adapter en n'importe quelle circonstance. Je ne m'en plaindrai pas aujourd'hui. 

Lentement, je me penche vers lui et lui souffle quelques mots à l'oreille. 

— Il paraît que c'est un espion du Panthéon... 

Je le perçois se figer un très bref instant. Juste le temps d'un battement de paupières. Pourtant, je l'ai vu. 

Lorsque je me redresse, je lui fais un clin d'oeil. 

— A mon avis, c'est faux, mais c'est vraiment excitant comme idée, non ? Alors, tu veux venir le voir avec moi, Sevastian ? 



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