IV - la morsure du jeu

Une brume rouge s'exfiltre des veines de la sphère. Surpris, je reste tétanisé et fixe le phénomène, sans vraiment y croire. Qu'est-il censé se passer, là ? Je ne vois toujours pas le moindre animal...

La fumée écarlate semble se rassembler à la hauteur de mes yeux, tournant doucement sur elle-même à mesure qu'elle s'extirpe de sa capsule. Puis, elle se met à briller intensément et dans un flash apparaît le Sentoki, qui atterrit gracieusement sur le sol de pixels comme s'il y vivait depuis des années.

Ebahi, je détaille l'animal qui lève un museau inquisiteur vers mon visage, réalisant la chance que j'ai. Une belle tête allongée, deux oreilles triangulaires dressées vers le ciel, une fourrure d'ébène, un corps fuselé mais néanmoins musclé, quatre pattes robustes et agiles, une queue battante, et des yeux d'un rouge surnaturel, luisant, rayonnant de vie...

— Oh... intervient Storm en bon commentateur. Le Sentoki de l'Exotique semble être du type canidé, une catégorie puissante ! Voyons ce qui fera face...

Je tends une main prudente et effleure la fourrure de mon nouveau compagnon. C'est fou, il paraît tellement réel ! Son regard me détaille avec attention, alors qu'il tourne autour de mes jambes. Il ne dépasse pour l'instant pas mes genoux, comme un chien, mais l'intelligence qui brille dans ses yeux rouges me laisse penser que ce Sentoki n'est pas un simple animal. Il finit par se positionner à mes côtés, calme et serein, presque... concentré, tourné vers l'autre côté de l'arène.

Je pose alors moi aussi mon regard sur le Sentoki que vient de faire apparaître mon adversaire, Zensis. Dans une brume vert émeraude, s'ébroue un fin serpent écailleux. Il se dresse aussitôt vers le plafond et siffle, étrangement agressif. Ses yeux fendus luisent d'une lueur déterminée, à l'unisson de celle présente chez la joueuse qui nous fait face.

Ce serpent n'est pas tellement grand, mais son corps semble fait d'anneaux puissants, qui ondulent doucement sur le sol pixélisé. Deux crochets se déploient hors de sa gueule ouverte si grand que, selon mes maigres notions d'anatomie, elle devrait se déboiter. Il la referme avec un claquement dans une tentative d'intimidation, mais en jetant un oeil à mon Sentoki, je remarque que c'est tout juste s'il n'a pas envie de bâiller. 

C'est vraiment impressionnant, cette sensation de savoir dans quel état d'esprit se trouve son coéquipier. C'est une compréhension dont je n'avais pas entendu parler et c'est étrangement grisant. Un sourire se dessine sur mes lèvres masquées par le tissu gris.

D'un geste des doigts, d'une pensée, mon Sentoki s'avance et se place devant moi. Ses babines se retroussent sur des crocs immaculés, puis sa tête bascule vers l'arrière et un long hurlement lugubre résonne dans l'arène. Ses griffes raclent sur le sol, arrachant quelques carrés vert-bleu, qui s'estompent dans l'air, aussitôt remplacés. Un sentiment de puissance insoupçonné monte en moi, me réchauffe la poitrine, en chasse la peur et n'y laisse que l'excitation de ce premier combat.

— Bien, nous avons donc un combat intéressant qui se profile, mesdames et messieurs ! Un canidé, contre un reptile ! Rappelons toutefois les règles : il est interdit d'attaquer un joueur avec un Sentoki, l'inverse est cependant permis ! Bien évidemment, utiliser des objets, ou d'autres Sentokis, est interdit ! Une fois que le Sentoki adverse ne peut plus se battre, le combat s'arrête !

J'inspire profondément. Ce sont les règles habituelles, je les connaissais déjà, alors je préfère me concentrer sur mon coéquipier. Il faudra d'ailleurs lui donner un nom.

Je lui jette un regard et remarque qu'il m'observe, comme s'il attendait de voir ce que j'allais lui proposer. Presque comme s'il lisait mes pensées. Je souris.

— Nox.

Un brusque sursaut me secoue. Une voix ! J'ai entendu une voix émaner de...

Mes sourcils se froncent. Attendez une petite seconde, il peut... parler ?

Le Sentoki retrousse ses babines dans un simulacre de sourire, ce qui a le don de me faire écarquiller les yeux. Il a... Je n'ai pas rêvé !

— Nox, répété-je à voix basse.

Le Sentoki me jette un regard flamboyant et sa queue s'agite doucement. C'est son nom... Il m'a donné son nom !

Je secoue la tête, reléguant cette anomalie à plus tard, car un signal sonore perçant a résonné dans toute l'arène, marquant le début du combat. Nox gronde et fixe le serpent en se ramassant, prêt à bondir. Zensis paraît analyser la situation, ou alors elle est simplement indécise. Je décide d'en profiter. Ne pas la laisser établir un plan, c'est la première nécessité.

Je n'ai pas à formuler mon intention à voix haute, déjà Nox s'élance en galopant vers le Sentoki adverse. Ses pattes paraissent à peine frôler le sol, il file à une vitesse plus que respectable pour un coéquipier non entraîné et d'un niveau basique. Qu'est-ce que ce sera lorsqu'il adoptera sa forme suivante !...

Le chien percute violemment le serpent, l'entraînant dans un roulé-boulé furieux, ponctué de sifflements et de grondements. Et soudain, c'est comme si j'avais été téléporté à ses côtés ; je vois tout. Les griffures, les crocs qui raclent sur les écailles, les anneaux qui se serrent et se désserrent, les grognements qui me paraissaient lointains résonnent désormais comme s'ils étaient...

... les miens. Je vois par les yeux de Nox.

Avant de comprendre ce que je fais, je reviens à ma place, choqué, alors que les deux Sentokis combattent toujours au corps-à-corps plus loin dans l'arène. Je titube, fais un pas en arrière, tétanisé. Que... Est-ce seulement possible ?!

Un hurlement plus fort que les précédents me ramène à l'instant présent et je cligne des paupières. Nox bondit en arrière lestement et rugit. Un léger tiraillement se fait sentir dans mon flanc, me faisant discrètement grimacer. Le chien est blessé. Et je le ressens... Décidément, c'est n'importe quoi !

Nox me jette un regard inquisiteur de ses billes rougeâtres, puis je remarque que le serpent ondule au sol de manière faiblarde. Ses sifflements se sont faits plus plaintifs. Mon Sentoki me demande que faire, maintenant qu'il a achevé la première partie de la stratégie : affaiblir l'adversaire et l'empêcher d'établir un plan.

Je réfléchis un instant. C'est la première fois que je combats, ai-je vraiment l'obligation de mettre en place des tactiques élaborées ? Il suffirait d'ordonner à Nox de l'achever, et ce serait terminé...

Mais un sourire s'étire sous mon masque. Cela ne suffirait pas, en réalité. Storm veut du spectacle, il engage pour divertir en combat public. Je ne dois pas expédier la victoire, sinon où est l'amusement des foules ?

J'ai la conviction que Nox comprend parfaitement mes intentions, et un sentiment d'approbation me chatouille l'esprit, comme s'il me signifiait qu'il était d'accord. Je m'interrogerai plus tard sur ces particularités, pour l'instant il y a mieux à faire.

Tranquillement, je quitte alors ma position éloignée et m'approche des Sentokis. Nox m'attend calmement, grondant, et se met à marcher à mes côtés une fois que j'arrive à sa hauteur. Lentement, je marche en fixant le serpent qui siffle au sol. Il est clairement à bout, presque épuisé. Zensis est désemparée, elle me regarde d'un air perdu, la bouche à demi ouverte. Elle ne sait clairement plus quoi faire...

Je souris plus largement et m'arrête à hauteur du serpent. Posant sur lui un regard volontairement dur, je marque un temps d'arrêt. Les acclamations et les cris qui ont résonné tout au long du combat jusqu'ici, et que j'étais parvenu à occulter, se sont parfaitement tus. J'ai l'impression de tenir le public dans ma main, d'en faire ce que je veux. Ils sont pendus à mes gestes, je le sens. Ils s'interrogent, sont surpris, me regardent, tous. Même Storm n'a plus rien dit.

Je relève les yeux vers le mur translucide, où je peux distinguer des visages, puis écrase ma chaussure sur la tête du reptile.

Un cri échappe à Zensis, mais elle ne bouge pas. Nox s'en assure en grondant dans sa direction. Je ne transgresse pas les règles, puisqu'il ne l'attaque pas. En revanche, moi, je peux faire ce que je veux à son Sentoki.

Cloué au sol, le serpent se contorsionne violemment, mais sa tête est bloquée. Ses mouvements brusques me fouettent les mollets par moments, claquent au sol bruyamment, et des sifflements furieux emplissent l'arène, mais je tiens bon, les yeux rivés dans ceux des spectateurs. Je dois avoir l'air fou, mais je m'en moque ; tout ce qui m'importe, c'est d'être gardé.

Le menton haut, je les défie. Alors, c'est cela que vous voulez ? Du spectacle ? Des surprises ?

Nox pousse un autre hurlement et je me penche pour saisir la nuque du serpent. Il finit par se tortiller au bout de mon bras, mais ses forces faiblissent, il ne parvient même plus à s'enrouler autour de mon poignet et glisse sans réussir à contracter ses anneaux. Il est clairement presque KO.

Je le jette alors vers le public. Des cris s'élèvent, alors que l'animal s'écrase contre la paroi dans une pluie de pixels. Le serpent clignote, grésille, puis échoue sur le sol, immobile. 

Zensis ne semble pas le moins du monde affectée physiquement par les blessures du Sentoki, le lien les unissant ne paraît pas être de la même nature que celui entre Nox et moi. Elle se tient droite et me fixe. Dans ses yeux brille une lueur dangereuse, violente, vengeresse. Mais je n'y prête pas attention et observe le serpent s'éteindre, puis disparaître dans une envolée de paillettes brillantes couleur aigue-marine.

— EEEEEEET NOUS AVONS NOTRE GAGNANT ! braille Storm dans son micro, si fort que je plaque mes mains sur mes oreilles.

Une salve de hurlements et d'applaudissements emplit l'arène, alors que je vois Zensis sortir par un rectangle lumineux découpé dans le mur, le pas rageur, les poings serrés. Nox me rejoint et frotte sa tête contre ma cuisse, alors que je glisse mes doigts dans son pelage noir comme la nuit. J'ai un immense sourire soulagé sous mon masque, l'adrénaline qui coule dans mes veines lance des frissons dans mon dos, et je suis heureux. J'ai gagné. Nox me fait face en agitant la queue, puis s'ébroue.

Une faible lueur rouge semble soudain l'envelopper, lui donnant une aura vaguement menaçante, alors qu'il paraît grandir. Ses muscles gonflent doucement, tout en restant fins sous sa fourrure, ses pattes s'allongent, ses dents font de même et ce n'est plus un chien que j'ai en face de moi. Nox a la tête à la hauteur de mes hanches et le côté sauvage de son apparence ressort plus qu'auparavant. C'est un jeune loup, à présent.

Ses deux flammes rouges comme des braises ardentes se posent sur moi et il se secoue, puis s'étire. J'admire la force tranquille qui se dégage de mon Sentoki, impressionné. Ils changent en fonction de leur propriétaire et savoir que c'est mon influence qui le rend si beau et si sauvage, ça me remplit de fierté.

Comme s'il l'avait sentie, il bombe le poitrail, et un léger rire m'échappe.

— Bien, cher nouveau ! Il est temps de sortir de l'arène, sous les applaudissements du public !

Je distingue alors un rectangle lumineux sur l'un des murs et me dirige vers ce dernier, Nox sur les talons. Alors que je m'apprête à le traverser, une brume rouge remplace le loup noir et rentre dans la sphère noire, que j'ai sortie de ma poche. Les veines de la capsule se colorent à nouveau et je souris, serrant le Sentoki dans ma paume, avant de le replacer à sa place, sous mon sweat.

Lorsque j'ai traversé la lumière et que je reviens dans le monde réel, je me retrouve dans une autre pièce que celle où j'ai attendu. Sous le tissu de mon masque artisanal, un immense sourire me mange le visage, car en face de moi se tient Storm, l'air impatient. Son pied tape sur le sol, puis lorsqu'il m'aperçoit, il s'approche et me donne une frappe sur l'épaule.

— Eh bien, tu as le sens du spectacle, l'ami ! Tu cachais bien ton jeu, dis donc ! s'exclame-t-il.

— Merci à vous de m'avoir donné une chance, réponds-je un peu maladroitement.

Il éclate de rire, abruptement et je ne peux m'empêcher d'avoir un sursaut surpris, à côté du colosse qui tressaute et m'entraîne vers un bureau de bois laqué, clair et parsemé de quelques feuilles blanches, ou tapées à l'ordinateur. On voit bien que c'est lui qui dirige toute cette bande de joueurs, il a l'air plein aux as.

— Allez, assieds-toi, discutons affaires...

Je prends place sur la chaise en face du bureau et lui s'assied sur le fauteuil en face, avant de croiser ses mains devant lui, les coudes posés sur le bois.

— Bien, commence-t-il en redevenant sérieux. Il me faut t'expliquer quelques petites choses sur les Warriors, les joueurs qui sont placés sous mon égide. Tant que tu accepteras de combattre dans les combats publics contre l'adversaire que je te donnerai et que tu divertiras, je te payerai en conséquence. Plus tu gagneras, plus tu seras puissant et plus je te payerai, mais garde à l'esprit que si tu es ennuyeux, si tu perds systématiquement ou si les gens se lassent de toi... Tu prendras la porte. Et, bien entendu, interdiction de parler de cet endroit à l'extérieur. Si tu en viens à nous trahir, nous te retrouverons et tu ne veux pas nous voir débarquer... Surtout si tu possèdes de la famille. Me suis-je fait comprendre ?

Je hoche la tête. Je m'attendais à de telles mesures. Nous vivons dans un monde impitoyable, les contrats s'en ressentent et c'est parfaitement logique qu'il veuille s'assurer que je ne le trahirai pas. Il semble satisfait de ma compréhension et poursuit d'un ton plus léger, même si je suis incapable de distinguer ses traits.

— Bien. Il me faut aussi te parler du champion des Warriors. Il s'agit du joueur le plus fort, et celui qui le bat devient le champion. Evidemment, c'est la coqueluche, il possède énormément de prestige et devient rapidement riche en combattant. C'est un peu l'objectif que tous tentent d'atteindre, ici. Parfois, des alliances se nouent parmi les joueurs, afin de détrôner un champion que certains ne soutiennent pas, et si je peux me permettre un conseil : pour commencer, évite de faire cavalier seul. Certains joueurs adorent prendre des jeunes sous leur aile en échange d'une compensation... Compensation d'une nature à déterminer en fonction des mécènes.

Je me refuse à repenser à la lanterne rouge, et lui fais signe qu'il peut poursuivre. Il semble amusé de me voir si attentif.

— Ashes semblait s'intéresser à toi, alors pourquoi ne pas lui demander ? Mais ce n'est pas tout, j'ai d'autres choses à faire... Voilà le contrat que je fais signer à tous les Warriors.

Il glisse une feuille sur le bureau jusqu'à la placer juste sous mes yeux. J'y lis quelques phrases banales, puis arrive à la partie qui m'intéresse. Ce contrat stipule que j'accepte tous les combats que l'on m'ordonnera de faire, et que je m'engage à ne pas trahir les Warriors. En échange de quoi, je recevrai un salaire proportionnel à mes exploits en combat publics. Si je désire faire des combats privés en extra, j'en ai le droit, mais si un accident survient, ou que cela empiète sur mes autres prestations, j'en suis le seul responsable et en assumerai les conséquences sans en tenir les Warriors ou Storm responsable. Et si je désire travailler comme serveur au bar, je le peux également.

Une fois que je suis sûr d'avoir tout lu, je prends le stylo que me tend Storm et appose un petit dessin en bas du document. Je ne suis pas stupide au point de vraiment signer, mais il semble s'en accommoder et place le contrat dans une pochette plastique, avant de le ranger dans un tiroir dont j'entends le verrou se refermer.

— Tu as dessiné une tête de loup pour signer. Penses-tu choisir un nom en rapport avec ton Sentoki ? m'interroge alors Storm.

— Oui, mais je n'ai pas encore choisi, avoué-je.

— Ce n'est rien. Reviens demain soir, ne te fais pas suivre et tu me donneras ton nom. Je te laisse ta nuit de libre pour aujourd'hui, mais demain, tu commences les combats, le nouveau.

Je hoche la tête, le remercie du bout des lèvres et me lève, alors qu'il me désigne une porte. Une fois dans le couloir, je serre la sphère noire dans mon sweat, déterminé.

Je vais y arriver.

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