III - le bar clandestin de l'échafaud

Ashes et la femme, dont j'ignore encore le nom, m'ont fait descendre par une plaque d'égout. Avant de perdre la surface de vue, j'ai repéré la lanterne rouge qui luisait dans la ruelle, afin de la retrouver la nuit suivante, au cas où. Un souvenir de roman m'a rappelé que ces lumières signalaient autrefois les maisons closes, mais je l'ai ignoré pour suivre mes guides.

Une fois l'échelle glissante passée, ils m'ont traîné dans les souterrains, à côté du filet d'eau puante qui irrigue tous les sous-sols des appartements. L'odeur nauséabonde était à peine supportable, alors j'ai respiré par la bouche le temps d'atteindre une porte dérobée signalée par un discret signe de croix rouge en bas du mur de béton sale. Ashes et son acolyte se sont arrêtés, puis tournés vers moi, impassible sous leurs masques, indispensables dans ce milieu. Celui de la femme m'est à présent entièrement visible, et il s'agit d'un demi-masque qui ne cache que le haut de son visage aux traits délicats ; rouge sombre, pourpre, percé de deux amandes où ressortent deux yeux d'un noir profond. Sous cette partie rigide ondule un voile couleur nuit bordé d'argent, dissimulant son nez, ses lèvres et son menton. Ce déguisement raffiné porte à croire que cette femme est très bonne joueuse. Qui peut-elle bien être ?

— Bon, tant que tu n'as aucune identité, comment t'appelons-nous ? m'apostrophe soudainement Ashes.

Je n'y ai pas songé, pas encore... Le nom porte souvent sur le comportement en combat, ou la forme prise par le Sentoki... Mais je n'ai encore vu aucun des deux, dans mon cas. Alors il me faut un pseudonyme provisoire, le temps d'en trouver un qui me représentera. 

— Oh, ce n'est pas si grave, ce sera l'Exotique, lance soudain la femme avec un soupir agacé. On est attendus, Ashes.

— L'Exotique, c'est décidé, conclut ce dernier en sortant une sorte de sac noir de sous son long manteau noir.

— Attendez, vous êtes sûrs que-

Mais le noir complet emplit soudain ma vision, me coupant dans ma vaine protestation. Ils m'ont mis un sac sur la tête !

— Ne te débats pas, c'est juste pour t'emmener incognito dans l'arène publique, me signale Ashes alors qu'il m'encercle le biceps de sa poigne de fer.

Malgré ma furieuse envie de me barrer en courant, je me force à me calmer et le suis sans protester. Pour Zaïr, je n'ai pas le droit de faire marche arrière.

C'est en serrant les dents et en me répétant cette phrase que je le laisse m'emmener par le bras. Ils ouvrent la porte et nous entrons dans un autre endroit. Nous avons quitté les égouts, la soudaine chaleur de l'endroit me tombe dessus sans prévenir et je regrette déjà d'avoir enfilé le sweat par-dessus un sous-pull, ainsi que la capuche et le tissu sur mon visage.

Les bruits de conversations animées, de verres qui cognent un comptoir, de rires me renseignent sur l'endroit où j'ai mis les pieds. Il s'agit d'un bar clandestin. Mais avant que je ne puisse en savoir plus, je suis traîné au milieu des corps brûlants, des voix fortes et puissantes, et bousculé de tous côtés. La poigne de Ashes est la seule chose qui m'ancre à la réalité, je n'ai jamais été privé de la vue ainsi et c'est extrêmement perturbant, j'ai l'impression que le monde tourne, que je tangue sur mes pieds...

Finalement, une porte claque et les bruits sont étouffés ; l'air devient aussi plus respirable, m'arrachant un soupir soulagé.

Le sac quitte ma tête et je peux détailler l'endroit où on m'a emmené. C'est une petite pièce, aux murs couverts d'un papier peint rouge sombre. Quelques meubles en tous genres, disparates et hétéroclites, gisent dans la pièce sans disposition logique. Le sol de béton nu a été, par endroits, caché d'un tapis brun à l'aspect usé. Dans mon dos, la porte qui mène au bar, fermée d'une barre de fer ; devant moi, un couloir dans l'ombre, avec une autre porte qui mène certainement à l'arène.

— Bien, l'Exotique, commence Ashes, alors voilà comment ça va se passer. Tu vas rester dans cette pièce et quand on va t'appeler, tu vas te placer face à la porte du fond. Là, Storm va t'annoncer et tu devras entrer. Attention, dès que tu passes cette porte, tu es dans le Skehrr. N'oublie pas d'activer ton Sentoki et si jamais tu essaies de tricher...

Il s'approche soudain d'un pas et me souffle presque la suite au visage. Je me retiens de reculer.

— Tu le paieras très cher. On ne blague pas dans un jeu aussi dangereux.

Je lui renvoie mon regard le plus calme, mais je dois serrer les poings pour les empêcher de trembler. Il semble le remarquer, mais je ne vois pas sa réaction derrière son masque gris satiné.

— Bien. Ah, et n'oublie pas, Storm vous regarde. S'il apprécie ce que tu lui montres, il se pourrait qu'il décide de te garder. Les gens spectaculaires ou doués lui tapent dans l'oeil, il recrute pas mal pour ses combats publics en ce moment...

— Si t'es là pour l'argent, sache que ça paye bien, glisse la femme en coupant son compagnon, visiblement agacée. Allez, Ashes, on doit y aller.

Il hoche la tête et, sans un mot de plus, ils me laissent seul dans la pièce.

***

— L'Exotique, veuillez vous tenir prêt à entrer dans l'arène.

Je déteste ce surnom, c'est officiel. Il faut que j'en change dès que possible.

Je soupire et resserre le tissu gris devant mon visage d'un geste anxieux. Je suis stressé, clairement. Cela me paraît être une sorte de spectacle visant à humilier les nouveaux venus, ceux qui débarquent ici sans savoir à quoi s'attendre.

Je jette un oeil à la sphère noire parcourue de veines rouges. J'ignore ce qui s'y trouve... Un animal puissant ? Ou une créature si faible que mon cousin ne l'utilisait pas ?

Je lâche un soupir en me levant du canapé de velours râpé pour atteindre la porte au bout du couloir. Cette dernière est parfaitement insonorisée, je n'entends rien de ce qui pourrait se passer de l'autre côté. En réalité, je n'ai jamais assisté à un combat de Skehrr, je n'ai eu que les récits de Zaïr pour me faire une idée. Mais il n'était pas très bavard...

L'angoisse me prend à la gorge. Et si j'étais pathétique ? Ce jeu est basé sur la force de notre imagination, de notre esprit, alors si je n'ai pas cette force nécessaire, je resterai dans le bas de l'échelle, dans les premiers niveaux. Ce qui est impensable si je dois subvenir à nos besoins, à mon cousin et moi.

Le fait que j'aie raté le Test du Panthéon me donne une très mauvaise évaluation de mon esprit. Selon tous ces savants, ces scientifiques, je n'ai pas la force de grimper dans leurs échelons. J'ai été relégué aux bas-fonds, j'ai été catégorisé "inapte". J'en ai toujours un goût amer en bouche et une frustration s'est accumulée dans mon esprit, assombrissant encore la vie que j'ai pu mener jusqu'ici grâce à Zaïr.

Si j'échoue ici également...

— Mesdames et Messieurs, peuple des bas-fonds ! hurle soudain une voix par les haut-parleurs dissimulés dans les angles de la pièces.

Je plaque mes mains sur mes oreilles en grimaçant. Quelle gentillesse de retransmettre aux participants le discours de celui qui les mène à l'échafaud ! Car je ne doute pas que si j'échoue, je ne pourrai plus jamais revenir ici.

— J'espère que vous avez apprécié le combat précédent ! Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin... Après les habitués, les combattants des Warriors que vous connaissiez déjà et qui nous en mettent plein la vue, voici les nouveaux, ceux qui débarquent pour tenter leur chance ! Oui, c'est le tour des novices, des inédits ! Accueillons dès maintenant celui aux yeux envoûtants... l'Exotique !

Je grimace, mais pousse néanmoins la porte pour faire quelques pas. La clameur du public, les cris, tout m'assourdit en un instant, alors que la chaleur me frappe de plein fouet. Déstabilisé, je cligne des paupières en plaçant un bras devant mon visage, ébloui.

Peu à peu, je parviens à détailler ce qui m'entoure et ne peux retenir une exclamation stupéfaite.

Le sol, les murs, le plafond... Tout est irréel, un assemblage de pixels bleus et verts qui forment une cage, un cube où je suis enfermé jusqu'à la fin du chrono qui s'affiche sur l'un des murs. A travers la semi transparence de l'arène, je distingue des visages avides de spectacle, des gens masqués qui hurlent et lèvent leurs verres. Pour eux, je suis dans une cage de verre, comme un oiseau en volière. Je déglutis alors que la voix de Storm reprend son discours assourdissant.

— Et à présent, l'autre challenger, Zensis ! Elle est prête à en découdre !

Une portion du cube s'illumine tout à coup, laissant entrer mon adversaire qui semble traverser le mur de lumière. Aussi dépaysée que moi, la jeune fille — il me semble — cligne des yeux et s'arrête, perturbée par le nouvel environnement.

J'en profite pour la détailler. Habillée d'un jeans et d'un sous-pull gris, le tout couvert par une cape noire qui manque de traîner au sol, elle me semble perdue, mais lorsqu'elle me repère, je peux voir le moment où elle a décidé de m'écraser. Son corps se fige, ses lèvres se pincent alors que l'espèce de masque de tissu noir qui lui couvre les yeux ne peut cacher la soudaine hargne qui l'anime. Je vais devoir être aussi déterminé, si je veux arriver à passer cette étape.

Un frisson de nervosité mêlé d'impatience me traverse de la tête aux pieds.

— Sortez les Sentokis ! clame Storm.

Je dévoile la sphère au creux de ma paume, le bras tendu devant moi. Les veines rougeâtres semblent briller plus intensément alors que je l'effleure du bout des doigts. Enfin, je sens poindre ce que je recherche, une petite aiguille, fine, qui s'est dépliée de la capsule. Je place la pulpe de mon index dessus, délicatement, sans appuyer. J'inspire un bref instant et pince les lèvres sous le tissu, observant mon adversaire imiter mes gestes.

— Prêts ?!

Je ferme les yeux, canalisant comme je le peux la tornade de sentiments qui me bousculent.

— Lâchez les bêtes !

Une inspiration. Une expiration. Puis, d'une pression sur l'aiguille, je laisse perler une goutte vermeille sur mon doigt.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top