II - les chats gris de la nuit

Aujourd'hui, Zaïr n'est pas allé travailler à l'usine. C'est tout juste s'il est parvenu à s'asseoir sur le bord du matelas. Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer que le sommeil n'avait pas réussi à effacer les cernes qui soulignent son regard sombre.

— Tiens.

Je ne peux que lui tendre son repas. Il s'agit de carottes cuites à la poêle, qui ne sentent même pas les épices ou le bouillon. Elles sont insipides, mais c'est tout ce qui nous reste, ou presque. L'argent que ramenait Zaïr de ses journées à l'usine nous permettait de manger, mais désormais... Nous n'aurons plus droit à ce petit salaire de misère. Quant à ses activités illégales, inutile d'y songer, il est bien trop affaibli.

Cela fait quelques heures que je rumine la même pensée, sans parvenir à m'en défaire... Moi, je pourrais ramener de l'argent. Je pourrais lui permettre de manger, nous permettre de vivre. Mais il n'accepterait jamais.

— Merci, Eikan.

Il porte les légumes à ses lèvres gercées d'un geste amorphe et sans énergie. Et ça me tue, cette vision de mon cousin optimiste et souriant, qui ne parvient même plus à manger normalement. Je dois l'aider à terminer son assiette, car il n'a plus la force de gratter ce qui reste dans le fond, cette purée au goût d'eau qui lui apportera à peine ce qu'il faut pour rester en vie. Mon ventre gargouille discrètement et je souris faiblement, car je me doute que mon cousin est au courant que je me suis privé pour lui. Ses yeux m'accusent, mais il sait que rien ne me fera céder. Plus maintenant.

Quand je me détourne de Zaïr, ma décision est prise, et tant pis pour les conséquences.

***

Il dort, enfin. Son souffle calme résonne dans l'appartement, alors qu'il fait nuit noire par la fenêtre. Je culpabilise un peu de le laisser seul, mais c'est la seule solution, j'en suis persuadé.

Devant le lavabo, face au miroir, je m'attache les cheveux en chignon et rabats la capuche ample et noire de mon sweat sur ma tête, puis me dirige avec une certaine fébrilité vers le coffre de Zaïr. En bois renforcé de métal, il renferme tout ce qu'il a de précieux. Encore une fois, c'est la culpabilité au ventre que je l'ouvre et saisis un sac, à l'intérieur, sans regarder ce qui y gît d'autre. Dans cette sacoche de toile, se trouvent deux sphères métalliques, dont la surface est marquée de lignes lumineuses. Bleues pour l'une, rouges pour l'autre.

Je les sors et les tiens dans les paumes de mes mains. Dans ces sphères se trouvent des Sentokis, les créatures qui servent aux combats dans le Skehrr. Elles sont toutes uniques car elles varient en fonction des joueurs, même si leur base est commune. Il en existe de toutes les formes, canidés ou oiseaux, rongeurs ou équidés.

J'ignore quelle sorte de Sentoki se trouve dans ces sphères, je sais simplement que Zaïr prend toujours la bleue. Il a sans doute choisi ce Sentoki-là car il lui correspondait bien, ou alors il avait des difficultés à contrôler celui dans la sphère rouge. Cela arrive rarement, mais certains joueurs débutants décident d'utiliser une créature trop puissante pour eux et finissent par avoir un accident. Zaïr n'est pas exactement ce que j'appellerais un débutant, alors si c'est réellement un problème de contrôle, ce serait étrange. Non, à mon avis ce n'est pas ça. L'animal enfermé dans cette sphère rouge ne devait pas être adapté à son style de combat. Il m'a confié, une fois, qu'il préférait attaquer à distance ou avec des Sentokis volants, attendre la bonne ouverture en évitant les charges adverses. C'est un jeu prudent et réfléchi, intelligent, tout à fait le genre de mon cousin. La sphère bleue doit donc contenir ce type de Sentoki.

Mon regard dévie irrésistiblement vers la rouge. C'est dingue, j'ai l'envie soudaine de la garder dans ma main, de jeter la bleue dans le sac, remettre ce dernier dans le coffre et partir dans la rue. Cette sphère... Elle vibre dans ma paume, résonne...

Mes sourcils se froncent. Est-ce normal ? C'est presque comme si le Sentoki dans cette capsule m'appelait.

Je secoue la tête. Non, je me fais des idées. De toute manière, je n'ai pas tellement le choix... La sphère bleue appartient à Zaïr. Je ne peux pas la lui prendre. C'est son Sentoki.

Alors, je replace la capsule aux lignes azurées dans le sac et le laisse rejoindre les autres objets du coffre, avant de rabattre le couvercle. Serrant la sphère choisie entre mes doigts, je fais volte-face et saisis au passage un tissu gris, que je noue sur le bas de mon visage pour le cacher. Seuls mes yeux, bleus et brillants de détermination, permettraient de m'identifier.

Alors que je passe la porte en faisant teinter les clefs dans ma poche, je prie pour que rien n'arrive à mon cousin durant la nuit. Je faufile ensuite ma silhouette menue dans le couloir aux murs rongés d'humidité, avant de descendre les escaliers le plus silencieusement possible. Ensuite, je débouche dans la ruelle à son point le plus sombre.

La lueur du lampadaire n'éclaire absolument rien ici, les pavés glissants manqueraient de faire tomber le premier venu, mais je connais cette rue comme ma poche. Mes pieds foulent le sol avec facilité, alors que je longe rapidement les façades de briques. Les hauts bâtiments cachent le ciel, hormis la fine bande grisâtre de pollution qui me surplombe. Les fenêtres crasseuses ne laissent filtrer aucune lumière, tous dorment à cette heure, ou en tout cas font comme si, puisque certains se trouvent, comme moi, à courir les rues. Sous le tissu qui couvre ma bouche et mon nez, je respire calmement, observant dans la pénombre la vie nocturne des bas-fonds. Là, une queue fluide, un chat certainement, se glisse entre deux murs, derrière une benne à ordure. Et plus loin, un murmure s'élève, rauque et pressant.

Je m'approche de ce dernier, espérant tomber sur des joueurs qui pourraient m'amener dans un des endroits où les gens se retrouvent pour s'affronter. Je sais que certains bars clandestins s'en occupent, dans les sous-sols, les égouts ou les anciennes catacombes. Seulement, j'ignore comment m'y rendre.

Je suis tout près à présent. Il s'agit d'un homme, apparemment, grand et carré d'épaules. Dans une ruelle secondaire, il paraît discuter avec quelqu'un de plus menu. D'après la voix, cela semble être une femme. Ils se disputent, vraisemblablement, mais impossible pour moi de deviner à quel sujet, car soudainement ils s'éloignent et disparaissent peu à peu dans l'ombre. Je m'empresse de me camoufler derrière une benne, puis de passer de cachette en cachette en les filant.

L'adrénaline court dans mes veines, désormais. Je suis clairement dans l'illégal, mais je serre les poings et continue ma filature avec toute la discrétion dont je suis capable. De ce côté, quelques lanternes mourantes diffusent une clarté pauvre, mais suffisante. Je peux donc les voir et parviens à les suivre durant de longues minutes silencieuses. Ils font beaucoup de détours, s'engouffrent dans de petites allées, disparaissent aux angles, et je dois user de toute ma connaissance du quartier pour les retrouver à chaque fois. Décidément, ils sont prudents !

Accroupi derrière un muret à demi effondré, je reprends mon souffle. D'un coup d'oeil, je m'assure que les deux inconnus se sont arrêtés, et ferme les paupières. Mon coeur bat follement dans ma poitrine, j'ai dû courir pour les rattraper à plusieurs reprises et je ne suis pas habitué à tant d'exercice... Cela, ajouté au stress, m'épuise plus rapidement que prévu.

— Qui es-tu ?

Je sursaute si fort que j'ai peur que mon coeur ne s'arrête. Sous mes yeux écarquillés, un colosse se penche vers moi et me saisit par le sweat pour me remettre debout. Son visage est caché d'un masque noir aux lignes jaunes, comme des éclairs, partant de sa tempe pour échouer dans son cou.

— Réponds !

Sa voix m'informe qu'il ne s'agit pas de l'homme que je suivais. Par contre, il me paraît bien plus baraqué et son ton est tout sauf amical.

— Je... Personne...

— Personne ? Bah voyons ! Je peux savoir ce que tu fous ici, morveux ? T'es un espion des Fantômes, c'est ça ? De si jolis yeux bleus, ça vient pas d'ici...

Je saisis son avant-bras dans l'espoir de le faire lâcher, en vain, car sa poigne est bien trop forte pour moi. Il me tire alors au milieu de la ruelle et je vois alors que les deux personnes que je suivais nous fixent, l'air mécontent.

— Vous deux, franchement, vous devez avoir les oreilles bouchées pour pas entendre qu'un gosse vous suit !

— Oh, Storm, tu penses vraiment qu'on ne l'a pas entendu ? ricane l'homme.

Vêtu de noir, la seule différence entre lui et celui qu'il a appelé Storm réside dans leur masque ; le sien est gris et parcouru de fêlures blanches. Son air amusé en tombant sur mon regard qui le détaille me rend brutalement honteux.

— Il est plutôt doué pour un gamin nouveau dans le milieu, mais c'est clairement pas un espion, sinon ils l'ont envoyé au casse-pipe. C'est un gosse qui sort pour la première fois, il cherche juste à trouver une des arènes. On s'est dit que tu adorerais le tester.

Ah, ils m'ont mené à la gueule du loup pour servir de divertissement ? Charmant.

Le dénommé Storm paraît réfléchir et me jette un regard impénétrable.

— Bon... Il peut faire l'affaire. T'as un Sentoki ?

Je hoche la tête. Peu importe la manière, je veux entrer dans le milieu. Il me suffira de faire mes preuves, puis de grimper les échelons. Au vu de ma détermination, l'homme désserre son emprise sur mon sweat et me pousse vers le couple.

— Bien, préparez-le. Ashes, j'espère que tu as vu juste.

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