I - les cris des bas-fonds
Ils ont emmené le fils du voisin.
C'est le dixième ce mois-ci.
Lorsque j'ai vu les Fantômes s'arrêter dans la rue, j'ai posé mes doigts sur le couteau de cuisine qui m'avait servi à couper les oignons. Il était froid et un peu usé, comme tout dans ce taudis, mais il pourrait me sauver. Les Fantômes ne sont pas immortels.
Lorsque des cris ont retenti, je me suis détendu et j'ai jeté un oeil au travers de la fenêtre rendue opaque par la crasse. En bas, au milieu des pavés, des silhouettes blanches traînaient un corps hurlant à l'aide de chaînes. Le garçon, à peine plus âgé que moi, a sûrement commis l'erreur de se faire connaître sous son vrai visage. Je sais qu'il jouait, peut-être l'a-t-il fait sans masque.
Les Fantômes l'ont emmené rapidement, alors que le voisin regardait son fils sans pouvoir rien faire. Personne ne veut être emmené pour résistance aux forces de l'ordre.
Tandis que le calme revenait dans la ruelle sombre, le soir tombant, j'ai prié pour que mon cousin rentre rapidement. J'espérais qu'il ne prolonge pas sa journée par quelques combats illégaux. Les Fantômes devaient rôder.
Une odeur de pomme de terre baigne à présent tout l'appartement et la nuit est tombée pour de bon. La lanterne suspendue au poteau du bout de la rue n'en éclaire pas la moitié, mais dans la cuisine, je peux compter sur l'ampoule nue du plafond pour diffuser sa lueur crue sur la table de bois usé, où gît le gratin que j'ai préparé.
Un grincement m'indique l'ouverture de la porte d'entrée et j'esquisse un sourire, alors que mon cousin entre dans son appartement.
— Mmh, ça sent bon ! Tu as cuisiné les pommes de terre d'hier ? me lance-t-il avec son humeur gaie habituelle.
— Exact, elles n'attendent que toi. Dure journée ?
— Oh, comme d'habitude.
Zaïr me rassure d'un sourire fatigué et s'affaisse sur sa chaise branlante, épuisé. Ses cheveux noirs et courts sont ébouriffés, sa peau pâle luisante de sueur et ses mains, abimées par un boulot qui l'exploite en échange de quelques miettes. L'usine de notre quartier mal famé n'est pas un bon employeur, mais Zaïr n'a trouvé que ça au décès de ses parents. Moi, je me contente de vivre à ses crochets, ce qui me laisse comme toujours un goût amer en bouche.
— Ils ont emmené Sym, lâché-je soudain en m'asseyant en face de lui, alors qu'il se sert de gratin.
— Oh, son père doit être dévasté, articule Zaïr lentement.
Voyant qu'il n'ajoute rien et qu'il commence à manger comme si de rien était, je reprends en le fixant.
— Au moins, il a pu aider son père à ramener à manger.
— Eikan, on en a déjà parlé.
— Je veux qu'on en reparle. Laisse-moi y aller. Je veux t'aider, ce n'est pas juste que tu assumes tout alors que je ne suis même pas ton fils.
— Tu es ma famille, Eikan. Je t'aiderai toujours.
— Et tu es la mienne, laisse-moi faire de même !
Je me suis emporté. A présent, je le fixe, debout, alors qu'il me regarde calmement, le visage fermé et résolu.
— Non. Tu sais ce que j'en pense, Eikan. C'est non et ce sera toujours non. Il n'est pas question que tu prennes de tels risques. Tu es jeune et...
— J'ai dix-neuf ans, Zaïr. Je peux faire autre chose que la cuisine pour t'aider. Tu te tues déjà à l'usine !
— Je ne veux pas que tu gâches ta vie ! finit-il par hurler.
Ses couverts claquent sur la table et je sursaute. Ses yeux noirs me figent sur place et je me rassieds, les poings serrés.
— Ma vie est déjà gâchée, de toute façon.
— C'est faux. Ce n'est pas parce que des inconnus ont décidé que tu n'étais pas apte à travailler au Panthéon que ta vie est fichue.
— Tu sais bien ce que ça signifie, rater le Test. Je n'existe plus. Je ne pourrai jamais trouver un travail digne de ce nom, je ne pourrai jamais sortir de ce trou qu'ils appellent les bas-fonds et je mourrai seul. Laisse-moi au moins faire quelque chose pour te soulager, Zaïr.
Il soupire et se laisse tomber sur sa chaise à son tour. Sa main couverte de cicatrices vient effleurer son front, puis glisse sur l'intégralité de son visage. Ses iris sombres finissent par trouver les miens et il me souffle un "Non" épuisé avant de se lever pour rejoindre son lit, derrière la tenture défraîchie qui sépare la pièce.
Mes poings se serrent violemment et je ferme les yeux afin de me calmer. Alors je suis condamné à le regarder souffrir pour moi sans pouvoir rien faire, hormis des gratins de patates et du ménage ?!
Depuis qu'il m'a recueilli après ce Test qui a détruit ma vie déjà amochée, je reste dans son appartement en lisant les quelques livres qu'il a pu obtenir. Je sors faire les courses, parfois, mais ça fait un an que je le vois revenir chaque jour plus épuisé, quand il ne décide pas de prolonger par une nuit de jeu illégal.
Le Skehrr nous permet de vivre. Zaïr y joue depuis longtemps maintenant, avec le risque de se faire arrêter à chaque fois. Il y a déjà eu des accidents, des morts, mais les gens continuent d'y jouer car d'importants gains sont mis en jeu. Cet argent est nécessaire à la survie des habitants des bas-fonds alors la plupart prennent le risque d'y jouer. Comme Sym, le fils du voisin, qui a probablement été reconnu et dénoncé contre une prime. Certains n'ont pas d'honneur, malheureusement.
Un long soupir passe la barrière de mes lèvres. Ce soir, je suis fatigué et je sais que je n'obtiendrai rien de Zaïr. Mais je réessaierai. Autant de fois qu'il le faudra.
Je le jure.
***
Les jours et les nuits défilent dans un ennui mortel. Zaïr et moi ne nous parlons pas plus que le nécessaire. Il m'en veut encore d'avoir insisté, mais je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit.
Le ciel s'assombrit doucement à la fenêtre, alors que je lave la minuscule salade et les haricots. L'eau est rare, alors je fais mon possible pour l'économiser. Je sais qu'au Panthéon ils ont des fontaines et des bassins d'eau claire et fraîche, mais ici, nous n'avons pas ce luxe. Une grimace cynique déforme mes traits habituellement doux.
Une raison qui empêche mon cousin de me faire confiance pour survivre au Skehrr est sûrement mon apparence. Je n'ai rien des colosses qui se réunissent à l'ombre des ruelles, couverts de tatouages claniques, de piercings et aux cheveux sombres. Je n'ai pas la moitié de leur carrure. Ajoutons à cela mes longues mèches blondes, mes yeux bleus comme un ciel d'été, ma peau pâle et ma musculature discrète... Vraiment, je suis ce genre de garçon qu'on ne s'attend pas à voir dans un jeu illégal et mortel.
J'ignore d'ailleurs d'où me viennent ces caractéristiques physiques de nobliau. Ma famille, comme Zaïr, avait des cheveux et des yeux sombres.
En bref, je ne suis pas crédible dans ma demande. Mais il devrait me connaître, savoir que je ne suis pas quelqu'un qui se fait marcher dessus. Je sais m'en sortir ! J'ai vécu seul durant plusieurs années, lorsque mes parents sont décédés. L'immeuble à appartements qui accueillait les orphelins n'était pas un havre de paix. Je me suis pris des moqueries, des remarques, j'avais peu d'amis et les adultes me prenaient en pitié ou me méprisaient. Ils savaient sûrement que j'allais rater le Test, tiens !
Je n'étais pas comme les autres, déjà petit. Je n'étais pas fait pour le Panthéon.
Un soupir m'échappe et je lave plus énergiquement cette pauvre salade qui n'a rien demandé.
Peu à peu, le noir envahit le ciel. Zaïr ne devrait plus tarder. Il m'a dit qu'il allait faire quelques combats avant de rentrer, car aujourd'hui c'est le seul jour de la semaine où il finit plus tôt. Il prend généralement deux heures pour jouer, puis rentre et nous mangeons ensemble, avant d'aller dormir.
J'ai terminé le repas. Les haricots poêlés et la salade sont ce qui remplira nos estomacs pour ce soir. Je pose les bols de métal sur la table, sors les assiettes de céramique usée et les couverts d'aluminium. Les verres suivent et je jette un oeil par la fenêtre ; il fait nuit, quelques étoiles percent la pollution qui occulte le ciel au-dessus de nos quartiers.
Je m'assieds sur ma chaise et bascule la tête vers l'arrière. Plus qu'à attendre. Il ne va plus tarder.
***
Je commence vraiment à me demander ce qu'il fait. L'heure habituelle est dépassée depuis au moins trente minutes. Je jette un regard à la petite montre dorée qui pend à la chaînette accrochée au mur, puis me poste à la fenêtre. D'ici, au deuxième étage, j'ai une vue correcte sur la ruelle en contrebas, mais aucune trace de Zaïr.
Et s'il avait été emmené par les Fantômes ? Et s'il lui était arrivé quelque chose ?
Je retiens mon impulsion de me ronger les ongles et me rassieds sur ma chaise. Je suis à deux doigts de sortir d'ici pour l'appeler dans les rues.
Un grincement. Une respiration lourde et difficile. Un bruit sourd.
Je me précipite dans l'entrée et me fige un bref instant, choqué.
— Za... Zaïr ?
Ses vêtements sont déchirés. La poussière macule ses cheveux et sa peau. Affalé au sol, à demi avachi contre le mur, mon cousin semble peiner à respirer.
Je me jette pour l'aider et passe un bras sous le sien, l'aidant à se relever. Nous avançons en boitillant vers son lit et je le couche sur le matelas bosselé avec un gémissement d'effort. Il me siffle un "merci" et détend son corps que j'ai senti crispé. Son visage est déformé par une forte douleur, mais en l'inspectant je ne vois aucune blessure, ce qui a de quoi m'inquiéter encore plus. Ses membre sont raidis, ses joues sont creusées et rouges...
— Qu'est-ce qui s'est passé, Zaïr ?
— Je... Un accident dans le Skehrr, hoquète mon cousin en fermant les yeux. Je suis plus faible, mes muscles... je suis fatigué...
— Repose-toi, je vais t'apporter à boire, murmuré-je d'un ton apaisant complètement opposé à mon état intérieur.
Les dégâts provoqués par le Skehrr ne disparaissent jamais, je le sais. Ils sont permanents. Au vu de l'état de Zaïr, il ne sera probablement plus capable de travailler à l'usine... S'il avait vécu au Panthéon, des médecins auraient pu tenter de le soigner, mais... nous vivons dans les bas-fonds.
Lorsque je me détourne de mon cousin, je sens une pensée emplir tout mon esprit, angoissante, oppressante, implacable...
Comment allons-nous survivre ?
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