8 - Le monde en cinq sens

Texte de LaPetitePlumeAnonyme

I. L'ouïe

Il est treize heures. Le soleil, déjà levé depuis longteps, éclaire de pleins feux la salle de classe dans laquelle règne un brouhaha incessant. Le professeur, peinant à se faire entendre de ses élèves, hurle des menaces à l'encontre des éléments perturbateurs. Mais personne ne lui prête attention.

Assise au premier rang, ton enregistreur sur pause, tu écoutes, les yeux fermés, n'osant demander à ton enseignant de reprendre son cours. Tu ne te permets pas non plus de prendre part aux bavardages. Toi, tu es la bonne élève, la timide, celle qui écoute sans jamais rien rajouter. Tu es celle qui est révoltée de l'attitude de tes camarades sans rien entreprendre pour que cela cesse.

Mais voilà qu'enfin la cloche sonne, libératrice. Comme à l'accoutumée, tu prends ton temps pour sortir, afin d'éviter la cohue des lycéens se ruant vers la porte d'entrée. Tu éteins ton enregistreur et le range soigneusement au fond de ton sac à dos noir. Tu entends l'enseignant soupirer. Tu te tournes vers lui et lui adresses un sourire. Il empoigne ton carnet d'exercices à l'instant-même où tu t'apprêtais à le ranger, et parcours les quelques lignes d'exercices que tu as retranscites à l'encre bleue. Il le referme, te le rends.

- Tu t'améliores, Fanny. Continues comme ça.

Tu lui souris à nouveau, lui souhaites une bonne journée, et sors de la salle. Il est l'heure de déjeuner. Tu laisses tes pas te guider jusqu'au réfectoire, une main posée sur le mur.

II. Le goût

Tu parviens enfin à t'asseoir à une table vide, au fond de la grande et bruyante salle à manger de l'établissement. Tu retires ta veste et commences à manger. Tu n'attends personne.

Le repas aujourd'hui est des plus basiques, et pourtant tu savoures chaque bouchée de ton plat de pâtes. Tu fermes les yeux et visualises le paquet de coquillettes, l'emballage de plastique rouge, en y ajoutant des inscriptions humoristiques, des dessins mouvants. Tu souris, sans te préoccuper de tous ces gens qui doivent te prendre pou une folle. Qu'ils aillent se faire voir ! Ce petit jeu est un rituel depuis des mois. C'est la seule chose qui égaie tes repas, ces moments que tu passes seule chaque jour. Non pas que la solitude te pèse, mais disons qu'elle est parfois désagréable...

Tu es habituée à être seule. C'est comme ça depuis trop longtemps maintenant pour que ça change à un moment donné. Et puis, tu préfères encore être à l'écart que de tenir compagnie à des idiots sans cervelle - c'est-à-dire la majorité de la population du lycée - que tu ne comprends jamais. Il vaut mieux être seul que mal accompagné, comme dit le proverbe.

Mais, parfois, il t'arrives d'imaginer que quelqu'un est là pour rire avec toi, pour te changer les idées. Tu te prends à espérer que ça arrive, avant de te ressaisir. C'est un rêve sans espoir. Inutile de te faire du mal avec ça.

Sitôt ton repas terminé, tu remontes attendre le début du cours de philo en classe. Tu gravis quarante-six marches avant d'atteindre le second étage. Cinquième porte à gauche. Tu t'y engouffres. Tu t'installes à ta place. Tu sors l'enregistreur que tu connectes à ton téléphone. Et tu attends. Sept-cent-quatre-vingt-deux secondes.

III. Le toucher

Dix-sept heures trente. Le vent frais de cet après-midi d'automne s'engouffre dans le col de ton manteau, te faisant frissonner. Le parfum des feuilles te fait sourire. Tu rases les murs depuis la sortie des cours, un quart d'heure auparavent. C'est vendredi, songes-tu avec joie. Car vendredi est pour toi un jour spécial, qui signifie passage à la librairie.

Tu pousses la lourde porte et souris en sentant l'odeur des vieux grimoires. Le libraire vient à toi. Il est content de te voir. Il te demande si tu as besoin d'aide. Tu refuses poliment et te dirige vers ton rayon habituel. Tu te postes devant une des étagères, fermes les yeux, et lèves ta main. Ta paume se pose délicatement sur le premier ouvrage de la rangée. Elle glisse sur les tranches des romans. Tu avances, aux anges. Tu adores ce sentiment, celui de sentir sous tes doigts tant de mots, tant de savoir. Lorsque tu fais cela, tu te sens à la fois libre et puissante : ces livres t'appartiennent.

Tu baisse ta main qui rencontre la rangée du dessous. Et tu reprends cette caresse, profitant de chaque seconde de bonheur qu'elle te procure. Tu es vite arrivée à sa fin, trop vite. Tu continues encore deux ou trois fois, passes à la seconde étagère. Et, en plein milieu d'un nouveau passage, ta main se fige sur un roman.

C'est lui.

IV. L'odorat

Tu le saisis, enthousiaste, et abandonne les centaines d'ouvrages qui attendent encore pour te diriger vers la caisse. Le libraire te prend délicatement le livre des mains. Il lit le titre à voix haute. Puis il te raconte l'histoire, les protagonistes, l'intrigue, te parle de ce qu'il en a pensé, même s'il sait que son avis n'influencera pas ton achat. Tu l'écoutes tout de même, un sourire aux lèvres. Tu aimes la voix douce et passionnée de ce vieux monsieur. Tu aimes la façon qu'il a de te parler. Et, lui, il t'aime aussi, tu le sais. Il te l'a dit. Tu es sa cliente préférée. Un jour, il t'a raconté qu'il aimait lorsque les personnes choisissent un livre au hasard. C'était selon lui comme cela qu'on faisait les plus belles découvertes. Et, toi, tu aimes le hasard. Certains livres t'attirent, et tu les achêtes même si le résumé ne te tente pas. Tu sais que tu les adoreras.

Il te semble que cette personne est la seule qui te comprend vraiment, qui ne te parle pas comme si tu étais un alien. Que tu pleures ou pas, il discute toujours avec toi avec entrain. Il te redonne toujours le sourire. Il ne cherche pas à savoir ce qui se passe de si compliqué dans ta vie. Il sait que, si tu veux lui en parler, tu le feras.

Tout en l'écoutant attentivement, tu inspires une fois encore l'odeur des pages, vieilles et neuves. C'est une odeur agréable, qui dès que tu la sens te propulse dans ton monde, un monde aux remparts de livres aux couvertures de cuir. Et tu aimes ça. Tu aimes ça plus que tout.

Et c'est pour cela que tu adores le vendredi.

V. La vue

Arrivée chez toi, tu poses ton cartable sur ton lit et tu sors le livre du papier de protection dont l'a enveloppé le libraire avant de te le tendre. Tu l'ouvres en plein milieu et inspire un grand coup. Tu aimes l'odeur des livres neufs.

Tu passes doucement ton doigt sur la couverture, en suivant les reliefs formés par le titre. C'est un gros livre. Tu le manipules avec délicatesse, comme si c'était ton bébé. Tu es fière de ton achat.

Tu te lèves, excitée, et, roman en main, te diriges vers ta bibliothèque. Tu t'occupes de dénicher une place à ton nouvel ouvrage, qui atterit en bas de l'étagère. Tu te relèves, souriante. C'est le trois-cent-quarante-huitième livre en ta possession.

Mais voilà que ton sourire s'estompe, laissant place à de minuscules larmes. Refoulant les sanglots, tu te laisses tomber sur ton lit et enfouis ton visage dans ton oreiller. Tu en as marre. A chaque fois que tu achètes un nouveau livre, tu pleures.

Et c'est pour cela que tu hais le vendredi.

Tu repenses avec mélancolie aux temps d'avant, où, collégienne, tu lisais encore dix livres par mois, tes lunettes rondes sur le nez. Tu t'étais promi que tes problèmes de vue ne seraient jamais une barrière à la lecture.

Et pourtant...

Tu attrapes le dernier livre que tu as lu. Un marque-page est situé en son centre. Tu t'en souviens très bien. Le Petit Prince. Ton livre préféré, que tu lisais encore et encore, sans jamais te lasser, et sans cesser de verser une larme à la fin de chacune de tes lectures. Ce soir-là, il était tard, tu avais trois évaluations le lendemain, et tu savais qu'il te fallait dormir, sans quoi tes yeux déjà très fatigués t'empêcheraient d'écrire quoi que ce soit sur tes copies. Tu avais posé un marque-page au centre du roman, et avait éteint la lumière.

Tu ne savais pas que c'était bel et bien la dernière fois que tu voyais autre chose que du noir.

Au réveil, tu avais hurlé. Tu refusais d'y croire.

Tu avais toujours redouté ce moment annoncé par les médecins il y a des mois de cela.

Tu pensais juste que tu aurais un peu plus de temps.

Tu a perdu l'appétit, le sommeil, le goût à la vie.

Tu priais chaque soir pour qu'un antidote à ta mystérieuse maladie soit trouvé, et que tu puisse enfin revoir.

Mais, un jour, ta mère t'a acheté un nouveau livre, qu'elle avait lu à ton âge, et qu'elle avait adoré. Tu l'as accepté, touchée, et, prenant garde à ne pas te cogner, tu t'es dirigée vers ta bibliothèque.

Tu as posé le livre sur une des étagères. Tu t'es sentie revigoré. Et tu as compris que seule la lecture pouvait te permettre de tenir.

Tu as appris l'alphabet braille, plus par contrainte que par nécessité. Tu refusais de lire de cette manière. Ce n'était pas ça, la lecture.

Tu continuais d'acheter des livres, te promettant que tu les lirais tous quand le cauchemard serait enfin terminé.

Et cela te faisait tenir. Cette espérance te faisait tenir. Même si personne ne comprenait. Tu t'en fichais. Tu ne pouvais pas voir leurs regards dégoûtés, alors à quoi bon s'en préoccuper ?

Tu ne perdais pas espoir, tu étais vivante, c'était l'essentiel.

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