7 - Le petit monde de Lilya et Malou

Texte de PtiteRenarde

Que ce soit pour ramasser le muguet de mai avec vos grands-parents, passer un fou dimanche d'été à vélo avec vos amis, ou montrer les merveilles de la nature à vos pauvres enfants citadins, vous avez tous déjà marché sous les grands arbres d'une forêt.

Comment décririez-vous ce lieu chargé de calme et de mystère ?

La plupart parlera simplement d'humus, de buissons, d'empreintes d'animaux, d'étroits sentiers de terre et d'une sensation d'harmonie avec la vie sauvage.
Les rabat-joie réduiront leur récit à la boue, au froid, aux ronces, aux orties, aux branches et à leurs ampoules aux pieds.
Les poètes développeront longuement leurs métaphores sur les couleurs vertes et flamboyantes, le chant des oiseaux en alternance avec le doux silence, l'envie de découvrir de nouveaux horizons et d'avancer toujours plus loin vers l'inconnu.
Les jeunes vous mimeront avec de grands gestes "qu'il y a des arbres partout, partout !", tandis que leurs aînés se souviendront plutôt des morceaux de ciel aperçus entre les hauts feuillages, dont ils récoltaient les échantillons dans un herbier lorsqu'ils étaient petits.

Vous l'aurez compris : chacun a sa propre vision du monde forestier.

Moi aussi, j'ai la mienne. Elle est unique, et je vais vous la raconter. Mais avant, il faudra que vous me promettiez de toujours garder cela en tête : cette histoire s'est réellement passée. Car, s'il y a bien une chose qui m'attriste, c'est que même mes arrière-petits-enfants croient que je délire, quand ils viennent me voir à la maison de retraite par politesse.

C'était il y a un siècle, tout au plus. Depuis le temps, j'ai un peu perdu la notion du temps, justement. Je n'avais que cinq ou six ans ; j'étais une petite fille insouciante et heureuse qui vivait à la campagne, dans un village perdu au milieu des montagnes. À l'époque, vos smartphones abrutissants et vos jeux vidéos n'existaient pas ; et c'était très bien ainsi ! Pour s'occuper, les enfants de mon âge jouaient tous ensemble dans les rues du village, quand ils n'étaient pas à l'école ou à la messe du dimanche. On riait, on croquait la vie à pleines dents. La guerre touchait à sa fin, et à part la diminution de la nourriture dans nos assiettes, on ne l'avait pas trop vue défiler. Nous étions beaucoup trop jeunes pour nous rappeler le visage de nos pères, oncles et grands frères partis au combat. Alors, c'est triste à dire, mais à cet âge, la guerre n'était pour nous qu'un mot flou et anodin, trop moche pour mériter l'honneur de troubler nos parties de chat perché et nos concours de billes.

Mais revenons donc à notre histoire de forêt. Cette fameuse forêt impénétrable qui bordait le côté nord du village. Elle était dense et touffue, majestueuse et effrayante. Outre les loups et les renards, qui venaient parfois nous voler des poules la nuit mais que personne n'avait jamais vus, on ne savait pas grand-chose à propos de ce qui grouillait, rampait et volait dans ces bois. Les adultes, inquiétés par la guerre, avaient peur que des tas de mines y soient enfouies, prêtes à nous faire sauter. Par conséquent, on nous servait, à nous les enfants, d'abominables histoires de monstres, de démons et de fantômes cachés dans l'ombre. Et on y croyait, tout benêts qu'on était. Alors, la forêt, on n'avait pas idée d'y aller. Tout le monde la fuyait comme la peste.

Bien sûr, si personne n'avait fini par braver les interdits et s'y aventurer un beau jour, mon histoire n'aurait aucun intérêt. Et je vous l'ai dit : ma vision des choses est unique. D'ailleurs, je n'ai jamais réussi à décider si c'était un avantage ou un inconvénient. Enfin, excusez mon égarement ; l'action sérieuse arrive.

Je ne sais plus si nous étions vers le début du printemps ou la fin de l'été, mais ce qui est certain, c'est que l'après-midi était chaude et ensoleillée, et quelques nuages blancs moutonneux égayaient le ciel d'azur. C'était une journée des plus banales, ni trop sèche, ni trop fraîche, juste comme il faut. Avec mes amis du village, nous jouions au ballon dans un pré vide, non loin de l'orée du bois, sous la surveillance d'une poignée de vieux qui somnolaient en fumant la pipe contre la clôture. Il n'y avait pas de règles précises ; l'équipe des garçons essayait de battre son record du nombre de passes consécutives sans faire tomber la balle à terre, et nous les filles agitions les bras en riant aux éclats pour les déconcentrer. Lorsque nous étions lassés de nos pitreries, nous échangions les rôles.

Et puis, quand Daniel a voulu lancer le ballon à Thomas, Lise l'a intercepté en sautant en l'air. Notre jouet a dévié de sa trajectoire initiale pour aller rouler à l'autre bout du pré. Même après tant d'années, je me souviens très clairement du moment où il a disparu sous le couvert des arbres, et de la moue dépitée qui s'est alors peinte sur le visage de mes camarades. Le petit Martin a pleuré ; c'était son ballon, son cadeau d'anniversaire tout neuf, et il était persuadé que ses parents allaient le gronder s'il rentrait les mains vides. Nous avons tenté de le consoler, en vain. Comme les vieux chargés de notre protection dormaient profondément à présent, Adrian et Isabelle, les aînés du groupe, ont proposé d'aller chercher la balle. Elle n'avait pas pu partir bien loin, et nous imaginions qu'il y avait peu de risques que les monstres sanguinaires nous attendent dès les premiers arbres, juste devant nos yeux. Alors, sous nos regards à demi angoissés, Ad' et Isa' ont marché un peu dans l'ombre de la grande forêt. Ils l'ont trouvée et ramenée en à peine dix secondes. De retour au soleil, ils étaient exactement les mêmes. Le lendemain, ils se portaient tout aussi bien. Nous n'avons rien dit à nos mères, qui n'ont rien remarqué d'anormal.

C'est là que j'ai commencé à douter sur les maléfices de la forêt, dont on nous bourrait le crâne depuis quatre ans. J'étais une enfant espiègle et extrêmement curieuse, qui ne mesurait pas vraiment la grandeur des choses. Pour moi, si les arbres à la lisière n'avaient pas avalé les deux adolescents, il n'y avait pas plus de dangers ailleurs. L'envie de visiter les bois m'a titillée, croissant peu à peu chaque jour. Étant une fille unique et serviable, ma mère me passait la plupart de mes caprices avec un calme olympien ; dans ma tête, si je voulais quelque chose, il n'y avait aucune raison que je ne l'obtienne pas. Pour l'instant, ces fantasmes s'étaient résumés à des choses ridicules comme découvrir la recette secrète des délicieuses confitures de ma voisine, embrasser la joue de mon petit cousin qui avait horreur des bisous et manger une bûche entière à Noël. Mais là, j'avais à peu près conscience que ma nouvelle idée était grave, importante. J'avais peur de la réaction de mà mère si quelqu'un me balançait. À vrai dire, les monstres, je m'en fichais. J'avais même envie de les rencontrer et de leur serrer la patte. Vous allez certainement penser qu'à mon âge, on aimait inventer des scènes improbables avec des créatures magiques dans nos petits crânes. Et pourtant, croyez-moi, la vérité, celle que j'ai vue de mes propres yeux, n'était pas si éloignée des récits terrifiants des adultes. Elle est même plus belle et sereine que les démons et les esprits, qui sont eux inexistants, du moins dans la forêt de mon village.

Je sens l'impatience monter en vous, avides lecteurs. Ne vous inquiétez pas, je vais essayer de me dépêcher pour vous satisfaire. Je disais donc qu'aucun de mes caprices ne tombait dans l'oubli, jusqu'à ce que mes proches cèdent ou que je me résigne à tourner la page. Pour l'exploration de la forêt, c'était un peu différent. Je m'y suis engagée moi-même, déterminée. C'était une nuit de pleine lune, au ciel d'encre pailleté d'étoiles scintillantes, deux semaines après la fameuse partie de ballon. Je me suis éclipsée en silence, par la fenêtre de ma chambre donnant sur la basse-cour, avec pour seuls bagages une cape de laine me protégeant de la fraîcheur nocturne, mon sac à trésors - une mince sacoche de toile, contenant quelques centimes de franc, billes colorées et plumes d'oiseaux - et un restant de chandelle.

Ni nos maigres poulets, ni la portée de lapereaux, ni la vieille truie, ni le chat de la voisine ne m'ont trahie. C'était une aubaine, vu comme ils criaient dans tous les sens de l'aube au crépuscule. Peut-être étaient-ils complices des créatures de la forêt, peut-être avaient-ils envie que je me fasse dévorer toute crue... J'ai continué ma promenade sans m'en soucier, sifflotant discrètement dans les rues qui grimpaient jusqu'au pré abandonné, notre aire de jeux. Les barbelés de la clôture m'ont semblé bien sinistres sous la pleine lune. Je les ai franchis par dessous, et après une profonde inspiration, j'ai posé un pied sur l'humus noir de la forêt. Il ne s'est rien passé. Alors, j'ai posé le deuxième pied et j'ai tracé ma route toute guillerette, en fredonnant à présent des airs traditionnels.

Ma bougie avait fondu de moitié, et sa pauvre flamme trouait bien trop peu les épaisses ténèbres qui m'entouraient. Qu'importe ; je ne me souviens pas avoir reculé un seul instant. Je n'avais ni peur, ni froid ; j'étais simplement poussée par la curiosité et l'adrénaline, toujours plus affamée par l'inconnu. J'ai croisé des centaines d'arbres qui se ressemblaient tous, des fougères, des baies sauvages, des fourmilières et même l'ombre d'un marcassin - enfin, j'ai envie de le croire, mais ce n'était peut-être qu'un buisson. Jusque là, rien d'anormal ni de dangereux, me diriez-vous. C'est ce que j'ai pensé aussi. Et, par folie ou par inconscience, je n'ai jamais vraiment su, c'est précisément pour cela que je n'ai pas fait demi-tour.

J'ai fini par atterrir dans une vaste clairière. La lune a enfin éclairé le paysage, et heureusement, car la cire agonisait sur mon bougeoir. En cessant ma marche, je me suis rendue compte à quel point j'étais fatiguée. Les bas qui habillaient mes frêles jambes étaient couverts d'épines et d'échardes, mes cheveux tressés partaient en nid d'oiseau et ma cape pesait lourd sur mes épaules. Un tronc mort envahi par la mousse était étendu en travers de la clairière ; je me suis blottie entre deux grosses branches pourries par l'humidité, et j'ai laissé un sommeil sans rêves s'immiscer sous mes paupières.

Je me suis réveillée en même temps que le soleil. Un insecte chatouillait mon nez ; j'ai grogné et l'ai chassé d'une pichenette, les yeux toujours clos.

« Bonjour ! »

Sous la surprise, j'ai hurlé et me suis cognée la tête contre le tronc d'arbre. Une bestiole mi-humaine, mi-je-ne-sais-quelle-bizarrerie-volante, me fixait en souriant de toutes ses dents. Terrorisée, j'ai cherché à tâtons mon sac à trésors, espérant pouvoir assommer l'intruse avec une poignée de billes. Je n'ai réussi qu'à m'empêtrer encore plus dans les plis de ma cape.

Là, vous devez sûrement vous dire que quelque chose ne tournait pas rond dans ma tête. Être seule dans l'obscurité d'une forêt, dont on contait partout que c'était un repère d'ogres mangeurs d'enfants, ça ne m'effrayait pas le moins du monde. Mais découvrir au petit matin une fillette ailée, haute comme trois pommes naines et pas plus large que mes deux pouces mis côte à côte, ça me fichait une peur bleue. Oui, vous avez le droit de le penser : j'étais une gamine sacrément bizarre.

Heureusement, à défaut de ne pas trouver ma sacoche, et de ne pas oser lui balancer des morceaux de mousse à la figure - ça l'aurait plus énervée que blessée, à mon avis -, je me suis calmée pour l'observer plus minutieusement. Elle n'était pas si laide, à y regarder de plus prêt. Non, elle était même très jolie. Outre sa petite taille et ses atypiques ailes vitreuses de libellule, elle aurait tout à fait pu être une enfant du village, de mon âge. Son corps mince portait simplement une jupe en pétales roses, et des coquelicots aussi gros que sa tête étaient harmonieusement disposés sur son crâne. Ses cheveux, d'un beau blond vénitien dégradé, étaient rassemblés en un chignon caché sous les fleurs, et une tresse encerclait le tour de sa tête. Ses joues rosées de poupée et ses yeux d'un vert d'eau pétillant avaient achevé de me rassurer. Malgré son apparence peu ordinaire, elle n'avait pas l'air plus menaçante que le petit Martin.

- Bonjour, avait-elle répété de sa voix fluette. Pourquoi tu es grosse ? Où sont passées tes ailes ?

- Je... je ne suis pas de ton espèce, avais-je bredouillé. Je suis humaine. Je n'habite pas dans la forêt. Je ne sais pas qui tu es...

- Qui je suis ? Mes parents m'ont appelée Lilyävana Còrònna Elvistiá Delombronå, mais tout le monde préfère Lilyä, avait-elle répondu sans que sa langue ne fourche. Et toi ?

- Heu... Marie-Claire Leloup... Et mes amis me surnomment Malou...

- J'ai le droit de dire que c'est moche ?

J'ai émis un petit rire nerveux. Puis, quand le sien s'y est joint, pur et cristallin, il est devenu si sincère qu'il a duré de longues minutes. Je m'étais faite une nouvelle amie. Une amie de la forêt.

Je ne saurais vous faire revivre dans les détails la suite de notre conversation. Nous sommes restées ensemble toute la journée. Je lui ai peu parlé de ma vie d'humaine, et j'en ai oublié ma mère qui devait mourir de peur pour moi ; les histoires sur l'existence des fées que me contait Lilyä étaient mille fois plus passionnantes que les miennes. Elle m'a montré les écureuils, les mésanges et le bonheur. Comment grimper dans un arbre aux branches basses, reconnaître un champignon comestible, débusquer une taupe ou un lièvre dans son terrier. Nous avons mangé ensemble un festin de noisettes en compagnie des rayons du soleil. J'ai visité la grotte d'un ours parti à la chasse, laissé mes doigts glisser sur ses fascinantes stalactites. J'ai aperçu de loin le village des fées, aux toits extraordinairement bien camouflés sous la bruyère. Étonnamment, me présenter à son peuple a été l'unique chose que Lilyä m'a refusée. Je la comprenais : ma taille aurait sans doute semé une panique affreuse. Je me suis demandée pourquoi ses parents ne s'inquiétaient pas de son absence, mais n'ai pas osé lui poser la question.

Ce fut sans conteste le plus beau jour de la vie. Le soir, nous avons somnolé ensemble dans la clairière, en observant les constellations à la lueur d'un petit feu de bois. J'aurais voulu que notre amitié dure pour l'éternité.

Hélas, au petit matin, c'est dans le lit d'un hôpital de fortune, dans la ville la plus proche de mon village, que je me suis réveillée. Quand j'ai ouvert les yeux, ma mère, à mon chevet, a poussé des cris de joie et remercié Dieu avec des larmes plein les yeux. Les autres patients du dortoir ont grogné, mais ils devaient être contents pour elle, au fond. Son unique enfant, depuis le départ de son époux et de ses fils à la guerre, avait survécu au pire.

Je suis restée deux semaines clouée dans ce lit. Petit à petit, ma mère m'a réappris à marcher avec ces quatre bouts de bois. Je n'aurais jamais assez de mots pour lui exprimer ma reconnaissance, mon admiration, tout l'amour que je lui porte.

Et pourtant... Je sais que ce n'est pas elle qui m'a sauvée. C'est Lilyä. Je n'ai aucune preuve de son existence ; les coquelicots sont bien trop fragiles pour résister au souffle du vent qui les balaye. Mais je le sens, oui, dans mon cœur, quelque part, je sens encore qu'elle n'était pas le fruit de mes rêves.

Vous n'êtes pas obligés de me croire, bien sûr. On ne peut pas toujours tenir ses promesses. Mais moi, je sais que si une enfant de cinq ans a survécu à l'explosion d'une mine sous ses pieds, ce n'est pas par miracle. C'est grâce à la magie des fées.

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