15 - Au bout du monde
Texte de ClaireFresnoy
Je suis entrée dans la chambre mortuaire. Hélène, la fidèle Hélène était là, à veiller maman. Elle fit mine de sortir.
« Reste, je t'en prie! »
« Tu ne veux pas rester seule avec ta maman? »
« Non, pas tout de suite, nounou Hélène. Tout à l'heure! Parle-moi d'elle, s'il te plait! J'ai tellement de peine!»
« Il ne faut pas! Regarde comme elle est apaisée. Elle est bien!
Après un long silence, tout doucement elle commença :
« Je me souviens de son premier voyage! Elle n'avait pas le moral, alors quand elle m'a dit qu'elle avait toujours rêvé d'aller à Venise, je lui ai dit: « Lancez vous! Allez y! » Et je suis allée chercher un guide touristique et de la littérature sur Venise. En plus du célèbre 'Mort à Venise' de Thomas Mann, j'avais dégotté des romans policiers et l'histoire de Marco Polo qui était Vénitien. À la maison j'avais un vase en verre de Murano, un bel objet ancien qui me venait d'un grand oncle baroudeur et riche, et un poster de la Fenice (Tu sais que j'ai toujours aimé l'opéra). Je les ai apportés pour les lui montrer. Elle a lu, elle s'est documentée. Nous avons même écouté Vivaldi, un autre célèbre Vénitien. C'est comme ça que ses voyages ont commencé.
Elle a pris le vaporetto tout au long du grand canal, et une fois même une de ces superbes gondoles noir et or qui glissent sur les canaux, passant sous d'innombrables et merveilleux petits ponts. Elle a erré dans les ruelles, sur les places, s'est perdue et retrouvée, demandant son chemin dans un italien improvisé. Elle a adoré l'ile de Burano et ses maisons de couleurs vives, et sans doute plus encore la sérénité de Torcello.
Après Venise, elle a visité Londres, puis Berlin, Bruxelles, Barcelone. Barcelone! Elle a adoré Gaudi, la Sagrada Familia! Et puis elle s'est sentie pousser des ailes, elle a repoussé les frontières. Pourquoi se limiter à l'Europe? Elle rêvait du Brésil. Elle irait au Brésil ! En participant à ses préparatifs, je voyageais moi aussi en quelque sorte. Littérature, cinéma, cuisine, folklore, tout y passait. Nous vivions Brésil avant son départ. Et puis, elle me racontait : Les plages de Copacabana et Ipanema, le Christ du Corcovado et le Pain de Sucre, mais aussi les favellas jouxtant le luxe et les sites paradisiaques. Ce qu'elle a préféré, ce sont les couleurs de la terre, les ocres et les briques, mêlés à la nature luxuriante du Minas Gerais. Les villages et les innombrables églises blanche et ocre. Et la mixité de la population, toutes ces carnations, des plus claires aux plus foncées.
La Grèce, la Thaïlande, la Chine! Elle était avide de toutes ces cultures lointaines, curieuse de leurs spiritualités aussi. Nous avons même étudié un peu le Bouddhisme. Bien sûr, elle s'est interrogée sur la réincarnation. Si c'est un peu difficile à appréhender, cela ne lui semblait pas plus absurde que le Paradis et l'Enfer chrétiens. Elle disait : « C'est important d'avoir ne fût-ce qu'une idée de ce qui constitue la foi des peuples ». Nous lisions même les contes et cosmogonies. Cela permet de savoir d'où ils viennent, ce qui compose l'imaginaire collectif! Quelle richesse que ces voyages!
Et puis il y a eu l'Afrique! Je ne sais plus très bien pourquoi elle a choisi le Togo. Je crois que sa mère y était allée, ou un ami de sa mère. Elle a dû différer quelque peu son départ car elle a eu un accès de fièvre. Néanmoins elle a ressenti de fortes émotions au cours de ce voyage! En particulier cette impression de toucher aux origines, de venir de là. Fouler directement un sol non bitumé dès qu'on quitte la rue principale, croiser plus de maigres poules en liberté que de mobylettes, les couleurs, les parfums, les sourires, les enfants qui dansent dans la rue, les porteurs de beignets et les marchés! La luxuriance de la nature, la pauvreté paisible, et là aussi les spiritualités : les croyants chantent et dansent, mêlant transe et vigueur, peine et joie, comme s'ils sauvaient leur âme à chaque messe.
...
Sais-tu que nous préparions son voyage en Inde? Elle voulait voir le Taj Mahal ! Nous avions déjà décoré la chambre d'une grande carte, comme toujours, de photos du Gange et de l'Himalaya, de poteries trouvées dans une boutique parisienne et de quelques tapis empruntés à des amis. Je faisais brûler de l'encens, et je lui avais même fait un soin ayurvedique. Nous avions ri car je ne suis pas très douée pour ça! Nous pratiquions la méditation chaque jour, ce qui lui a fait beaucoup de bien. Elle adorait faire tinter le bol en laiton et sentir les vibrations sur sa paume ouverte. J'avais cuisiné quelques plats bien épicés. Elle était prête ! J'aime penser qu'elle s'est éteinte en plein voyage! »
- « En plein voyage immobile ! Merci d'avoir été là pour elle, nounou Hélène. J'étais si rassurée et paisible grâce à toi! Je sais que malgré sa maladie, elle a été heureuse, et c'est à toi que nous le devons! »
- « L'imagination fait des miracles si on sait la cultiver, ma chérie. »
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