11 - Un monde d'arabesques et de torsades

Texte de GaiaChroniques

Et si dans ce monde se trouvait votre âme soeur... quelque part qui vous cherche aussi. Et si le seul indice serait ce tatou sur votre peau, cette arabesque et torsade qui vous émeut depuis toujours. Que seriez-vous prêts à faire pour la trouver ? Jusqu'où iriez-vous ?

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Dans mon monde, chaque être naît avec un tatouage sur le corps.  Cette marque unique, dessins, mots ou phrases, incrustée à même la peau, nous suit sur notre fil de vie.

D'une couleur variable, l'énoncé gravé n'est visible que par le porteur à moins qu'il ne se dissimule dans un lieu obscur de son anatomie, alors même lui l'ignore.  Ceux qui ne trouvent pas l'emplacement de leur tatouage en font très vite une obsession.  Certains s'en blessent ou en meurent...

Pour chacun de nous, se connaître, c'est découvrir et assister à l'évolution de ce tatouage qui déterminera l'instant le plus important de notre Vie.  En effet, cette fresque épidermique élégante et soignée représente les premiers instants de la future rencontre avec notre âme sœur. Dès notre plus jeune âge, avant même d'apprendre à lire et écrire, ce dessin sur notre peau nous intrigue et nous impressionne au plus haut point.  Du même coup, il nous apporte paix et sérénité, car, il nous prouve que quelque part, un être est là juste pour nous. 

Le mien est sur mon bras gauche.  Je l'ai rapidement apprivoisé et aimé.  Il a la couleur du ciel d'un matin brumeux, celle d'une nuit en forêt montagneuse et la nuance colorée d'un midi d'été ensoleillé.  En fait, c'est une couleur que je ne peux associer à aucune autre. Ni la reproduire. Il en est de même du message qu'il porte.  Je le connais par cœur mais je ne peux le dire, l'écrire, le chanter, le chuchoter, le dessiner, le pointer dans un livre...  Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé, comme tant d'autres, de partager son message.  Les mots et les gestes se bloquent, se cachent en nous : rien à faire, c'est un secret absolu, caché aux autres pour toujours.  Sauf pour l'âme soeur, l'unique, qui se dévoilera par lui un jour.  Ou jamais...

Ainsi, chaque être dans ce monde, pourtant si vaste et si beau, ne rêve que du jour béni où il rencontrera son autre moitiée. Cette personne qui comblera ce vide qui existe dans notre âme.  Car nul n'est complet, nul n'est véritablement heureux, sans son âme sœur à ses côtés.  Nous sommes ainsi fait.

Le sens du tatouage est bien souvent obscur, dépourvu de logique. Il ne donne aucune réelle indication pour identifier l'âme qui nous est destinée. C'est une chose banale mais qui, venant de l'élue, sera le déclencheur, l'iniateur d'un lien solide et inaltérable jusqu'à la mort.  Ainsi, faut-il la trouver avant qu'elle ne disparaisse des vivants.  Sinon, le tatouage se fane et disparaît, sous nos yeux impuissants, au même rythme que l'écoulement de la vie de notre aimé.

Il y a, semble-t-il des êtres choyés : ils portent en leur tatouage le nom, partiel ou parfois complet, de leur moitiée.  Incapable de le prononcer, ils peuvent cependant, solitaire et silencieux, le chercher et ainsi provoquer leur réunion.  Ils sont plutôt rares, avouons-le.   Certains conservent secret cette chance alors que d'autres s'en targuent allègrement.  Ils sont enviés ou respectés. Imaginez : porter sur sa peau l'identité gravée, depuis notre naissance, de celui ou celle qui nous attend ! 

Chacun naît ainsi avec une âme sœur... qu'il espère et cherche. Si elle est introuvable ou si le tatouage disparaît - je n'ose imaginer que ceci puisse m'arriver - et bien, c'est la plus grande douleur, un énorme malheur, un chagrin sans fin.

Cependant, il se murmure que quelqu'un à l'âme pure qui aurait connu une telle tragédie peut se voir accorder une seconde chance. La légende dit, qu'un jour, des mots réapparaissent pour rencontrer une autre âme destinée. Mais personne n'y croit vraiment. Pour tout le monde, c'est un espoir fou... Un réconfort désespéré pour les personnes qui sont passées par cette perte.

Sans tatouage, nous sommes condamnés à la solitude.
Je ne fais partie ni des chanceux, ni des malheureux. Mon élue est encore vivante, cependant. Quelque part. Les mots tatoués sur mon avant bras, dans une écriture raffinée et élégante, ne sont pas explicites mais ils devraient me mener un jour à bon port.  Il y a neuf ans, j'ai mis toutes les chances de mon côté afin d'accéder à toutes les possibilités de la trouver.

Mes recherches actives ont
commencé le jour de mes vingt et un ans !

On nous explique en effet, dans notre éducation d'enfance, que la moyenne d'âge pour trouver son âme sœur est de vingt et un ans. Alors voilà, à cet âge moyen, je suis parti pour trouver ma Destinée. Mon sac sur le dos, ma petite fortune, vraiment petite, en poche, j'ai tout quitté et j'ai entamé la rencontre du maximum de personnes.  Mon pas était plein d'espoir et de vaillance.  Je comptais, par ce voyage, découvrir et apprendre, mais surtout La rencontrer.

J'ai zigzagué au gré de mes rencontres, travaillant ici et là, forçant le destin, multipliant les rencontres et les occasions.  Sans relâche, je me suis aventuré dans une immense variété de lieux, de villes et de campagnes.  Je suis allé aux quatre points cardinaux, aux extrêmes des terres connues. 

Dans mes vagabondages, j'ai tellement appris, élargis mes horizons, ouvert mon esprit aux diversités de mon monde.  Mes convictions ont été ébranlées,  et remaniées, mes connaissances enrichies de réalités qu'on ne trouvent dans aucun ouvrage.  J'ai appris les rudiments d'une dizaine de langues et emmagasinées dans ma mémoire les légendes et histoires de tous ces lieux que j'ai visités.  J'ai pris en images numériques tout ce que j'ai pu extraire de mon parcours et mes recherches. Je compte bien publier tous ces trésors.

Neuf ans plus tard, me revoici aux frontières de mon point de départ : l'esprit et le coeur habités par mes milles expériences et rencontres, le corps aguerri par mes pérégrinations et mes multiples activités.  Mais... point d'âme soeur.

C'est la limite que je me suis donnée : trente ans.  Au delà, je juge qu'il ne vaut plus la peine de chercher. 

Je descend du dernier train de mon périple.  Je suis las, mon sac à dos est rempli de souvenirs et d'anecdotes, ma tête est un carrousel d'images, mais mon coeur demeure hanté d'une absence désespérée.  Sur le quai, je m'installe sur le banc près des vidéophones, pour rassembler mon courage afin d'appeler ma vieille mère qui attend le retour de son fils unique.  Signe du destin, deux des trois appareils sont en maintenance et le troisième est occupé : j'aperçois une  silhouette en manteau multicolore et chapeau de feutre qui s'agite dans la cabine. Je dispose d'un délai pour trouver les mots justes pour expliquer mon échec.

Il se fait tard, le soleil se couche par delà les limites de la gare.  Je frisonne dans les courants d'air.  En remontant ma manche, avec un soupir, je trace le contour de mon tatouage.  Comment une personne pourrait réussir à me transmettre ce message ?  C'est une énigme insolvable.  Par mon voyage, j'ai exploré les multiples paysages de mon monde et autant de façons de s'exprimer mais je ne reconnais pas la signification des symboles sur mon propre bras !

Je dois me résigner et mettre fin à mes espérances. 

Je demeurerai seul.

Mon regard s'égare parmi les passants qui circulent en un va-et-vient continuel sur le quai, alors qu'un énième train s'éloigne en émettant ses cliquetis électriques.  Ma contemplation silencieuse est perturbée par la porte de la cabine du vidéophone qui s'ouvre avec fracas.  Une tempête colorée s'en échappe, m'attrape par le bras pour m'attirer vers l'étroite cabine du vidéophone en agitant ses mains avec frénésie.

L'écran est envahi de spasmes, l'image tressaute. Je devine la silhouette d'un homme d'un âge certain qui lui aussi semble fâché par ce malfonctionnement :

– Ne t'énerve pas, cela arrive aux vidéophones par temps froid.  Ce n'est pas grave, ma fille, tu me rappelleras la semaine prochaine. Je sais que tu m'entends.  Je vais bien et...

L'écran émet un dernier éclair de lumière puis s'éteint. 

Je me tourne vers la jeune femme. Le chapeau de feutre est tombé au sol, libérant une cascade de boucles brunes dans lesquelles subsiste une riche natte au ruban rouge.  Des yeux verts me fixent avec un soupçon d'impatience, alors que les mains de la femme s'agitent sous mon nez. Elle reprend ma main de force et la pose sur l'appareil récalcitrant.  Son appel de secours est clair : réparations exigées !

Je soulève mes épaules pour exprimer mon impuissance à l'aider.  Elle soupire pour se calmer.  Un homme tape en maugréant sur la porte de la cabine.  Avec agacement, la femme reprend son sac de voyage sur son épaule et nous sortons de la cabine.  L'homme s'engouffre aussitôt en la bousculant un peu.  Elle se retient et tente de reprendre contenance.

Elle me regarde plus posément et agite ses mains.   En voyant mon air ahuri, elle répéte plusieurs fois les mêmes gestes : elle me parle en langage des signes !

Je l'observe, ou plutôt j'admire, les arabesques gracieuses et torsadées de ses mains qu'accompagnent des expressions faciales det une certaine mouvance de son corps.  Dans l'air glacial de ce quai de gare, je réalise que je me sens envahi d'une douce chaleur et que mon cerveau, sans comprendre ce qu'elle me dit, reconnaît les vagues dansantes et rythmées de ses mains qui se répètent.  Mon âme s'apaise alors qu'un grand bonheur m'étreint.  Un immense sourire naît sur mon visage alors que mes yeux se noient d'émerveillement.  D'une voix rauque, je murmure :

– Je t'ai cherchée jusqu'au bout du monde.

Ses mains retombent.  Elle ne me quitte plus de ses grands yeux ébahis... Je vois son visage s'épanouir d'un air de béatitude que je partage certainement.  Tout en elle m'est familier, attendu, rêvé.  Doucement, elle dégage le col de son manteau et pose une main tremblante sur son cou où je vois briller d'une petite lueur aux tons chaleureux un délicieux tatouage qui m'attire.  Je relève ma manche gauche où un petit monde d'arabesques et de torsades complexes s'illumine aussi de teintes nouvelles. Elle attrape ma main et porte avec vénération ces symboles à ses lèvres. Nos yeux se fixent avec intensité alors que mes doigts effleurent son cou avec douceur. 

L'homme ressort de la cabine du vidéophone et nous bouscule tout en maugréant :

– Vous auriez pu me dire que l'image faisait défaut ma p'tite Dame, je viens de perde mon crédit pour cet appel sinon...
Je n'entends pas la suite, car je me retrouve, avec béatitude, le nez enfoui dans une masse de cheveux bruns pour humer un parfum de matin brumeux, avec un soupçon d'une nuit en forêt montagneuse et une nuance d'un midi d'été ensoleillé.

J'ai terminé mon voyage. 

Un nouveau commence.

Avec mon âme-sœur.

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