10 - Le monde compliqué des vrais garcons

Texte de CallMeGatiss

Camille n'était pas vraiment comme les autres garçons.

Il aimait beaucoup les fleurs, le parfum du vent et les étoiles. Souvent, il s'asseyait sur les rochers et il inventait une histoire à la mer. Il aimait beaucoup le rose, si doux, si beau, un peu comme un poème ou une madeleine. Il n'aimait pas se battre, ne parlait pas beaucoup, et tendait toujours la main aux plus petits.

Avec ses cheveux bouclés qui lui chatouillaient le bout du nez et des épaules, et son prénom pas vraiment « mâle », on pouvait aisément le prendre pour une petite fille.

Avant, c'était bien. Les adultes s'extasiaient devant ses politesses, piaillaient devant les mignonneries de ses histoires. Les autres enfants l'aimaient bien aussi. Avec lui, il y avait toujours une nouvelle histoire à explorer. Les garçons n'essayaient pas de jouer des muscles et ajoutaient avec plaisir leur petit grain de folie à ses fables. Les filles de sa classe se disaient presque toutes un peu amoureuses. C'était rigolo, de rougir quand il parlait, ça faisait grand. Camille était heureux.

Maintenant, c'était moins bien. Comme les dix-huit autres élèves de sa classe, il avait dix petits printemps heureux derrière lui. Mais depuis la rentrée, tout avait un peu (beaucoup) changé. Il était revenu des vacances la tête pleine de rêves, d'histoires, d'idées roses et jaunes et puis de poésie, beaucoup de poésie. Il avait voulu retrouver son petit groupe, Lilou, Romain, Jeanne et Amid, pour leur parler de la constellation de Cassiopée et des danses magnifiques qu'il avait découvert pendant son séjour au Sénégal. Cela ne s'était pas passé exactement comme prévu.

Quelle ne fut pas sa surprise, en découvrant que Romain et Amid ne jetaient même pas un regard aux deux filles de leur ancien groupe ! Ils avaient changé de style pendant l'été, adoptant des joggings troués et des baskets « de marque ». Les deux garçons s'étaient rapprochés d'autres petits bonhommes, et jouaient maintenant au foot en balançant des grossièretés à longueur de journée. De plus, pris dans la misogynie générale, ils se moquaient de Romane et Leila quand elles voulaient taper dans le ballon, elles qui pourtant avaient toujours été aussi sportives qu'eux. Ils ne voulaient plus parler à Camille. Trop la « hoooooonte ».

Il y avait ses amies, oui, bien sûr. Elles aimaient toujours les histoires. Mais plus vraiment les même que Camille. Elles aimaient mieux les beaux rappeurs à la voix grave et les premiers potins de grandes que les fleurs ou les étoiles. Et puis, c'étaient des filles. Alors elles avaient le droit d'inventer et de s'intéresser à ce genre de sujets. Une fois, deux semaines après la rentrée, Camille avait entendu Jeanne raconter à Lilou son premier cours de danse classique. Il avait voulu se joindre à leur discussion, lui qui aimait tant les danses. Mais les deux filles avaient détourné la tête, gênées, en lui disant qu'il ne pouvait pas parler de ça puisque c'était un garçon.

Les adultes ne le trouvaient plus mignon non plus. Ils voulaient qu'ils soient un homme, un vrai, qu'il arrête de rêvasser. Il commençait à les énerver, avec ses questions à deux balles. Son père avait peur qu'il devienne « un p'tit pédé ».

Alors Camille était seul, vraiment seul. Il y avait bien les petits personnages qui dansaient dans sa tête, et les étoiles, et les petits bonheurs, et les sourires, mais ce n'était plus suffisant. Parce que c'était des choses qui se partageaient, et plus personne ne voulait rien partager avec lui. Alors il pleurait, tout seul, le soir, il pleurait des étoiles que les moqueries avaient éteintes, il pleurait des rêves que les gens avaient brisés.

Parce que pour les autres, Camille n'était pas un petit garçon normal. Même pas vraiment un petit garçon. Une tapette barge, une fillette cinglée, mais pas un garçon.

***

Huy n'était pas vraiment comme les autres garçons.

Enfin, en vérité, il n'avait rien de foncièrement différent. Il aimait beaucoup le sport, piquer un bon fou rire avec des amis, manger et dormir. Il s'ennuyait un peu à l'école et pouvait passer des heures sur un bon jeu vidéo. Bien sûr, il avait quelques traits qui lui étaient propres. Il adorait dessiner, surtout les yeux –ils étaient si beaux- et lire des romans de science-fiction. Mais enfin, rien qui fasse de lui quelqu'un de « bizarre », ou « chelou ».

Seulement, voilà, Huy était d'origine vietnamienne. Et, dans son école où n'étudiaient que des petits blancs le plus gaulois possible, ce trait était prédominant sur le reste. Et encore, c'était très rare que les gens considèrent qu'il était vietnamien. Pour les autres, il restait le bridé, l'asiat', voire le chinois (après, tout « il venait du même coin qu'eux »).

Il avait essayé pourtant. De s'intégrer. En maternelle, ça allait. Les enfants ne faisaient pas attention à ça, ils s'en fichaient, Huy était un bon camarade de jeu, pourquoi aller chercher plus loin ? Et puis la maîtresse était gentille, elle sentait bon la lavande, et elle reprenait les enfants quand ils disaient que Huy avait une voix qui sonnait bizarre.

Et puis en primaire, ça avait commencé à dégringoler. Le jeune garçon habitait dans un petit village, et à l'école, il n'y avait que deux classes. En CP-CE1, les gens commençaient à le regarder de travers, mais Huy avait encore quelques amis. Et puis, à partir du CE2, ça avait été le la descente aux enfers. Le maître était vicieux jusqu'au bout des ongles. Il ne se gênait pas pour l'appeler « notre petit ami jaune », ou l'accueillir d'un « alors, l'aéroport de Chine était en panne ? » lorsqu'il avait le malheur d'avoir deux minutes de retard. Les élèves, encouragés par leur professeur, n'avaient plus aucunement envie de trainer avec lui, et se moquaient ouvertement de ses différences. Ses parents, inquiets des injustices qu'on faisait subir à leur fils, lui avaient proposé de faire un exposé sur la culture vietnamienne, afin de sensibiliser les autres enfants à des choses différentes de celles qu'ils connaissaient. Ce projet avait fait reprendre quelques couleurs à Huy durant sa préparation qu'il prenait tant au sérieux, sous le regard attendri de ces géniteurs.

Mais au moment de demander l'autorisation de le présenter devant la classe, il était encore une fois tombé des nues. Son maître avait rit cyniquement en lui rétorquant qu'ils avaient un programme d'Histoire DE FRANCE à suivre bien plus important que sa culture stupide et ennuyeuse. Huy avait pleuré, ce soir là, beaucoup, beaucoup, beaucoup pleuré.

Alors Huy était seul, vraiment seul. Il y avait bien ses parents, qui lui susurraient à l'oreille qu'il devait toujours être fier, que son prénom signifiait splendide, et qu'il l'était assurément. Mais, dénigré chaque jour à l'école, et même à la boulangerie ou dans la rue, il ne se sentait pas splendide pour un sou.

Parce que pour les autres, Huy n'était pas un petit garçon normal. Même pas vraiment un petit garçon. Un chinois aux yeux fermés, un étranger à l'accent de merde, mais pas un garçon.

***

Hugo n'était pas vraiment comme les autres garçons.

Avant, oui. Comme n'importe quel gosse élevé à la campagne, il aimait monter aux arbres et imiter le cri des ânes, hi-han hi-han hi-han, la musique de la liberté et de l'innocence. Il avait des bons camarades pour aller explorer les forêts qu'il connaissait déjà comme sa poche, prenait plaisir à se lever le matin sous les chants des derniers hiboux et des premiers merles, et pouvait passer des heures avec ses parents à écouter les bons groupes de rock de leur jeunesse... En bref, c'était un enfant heureux. Avant.

Avant...ça. Ça. ÇA. Il pourrait l'écrire aussi grand que possible, jamais cela n'égalerait la grandeur du changement que ça avait effectué dans sa vie.

La route, droite, belle, une musique un peu mauvaise, un peu dansante qui passait à la radio, les vacances, la barbe de quelques jours de son père, le sourire de sa mère, et le bonheur dans les oreilles, et dans la bouche, et l'humeur douce et le CHOC. CHOC. CHOC. CHOC. CHOC. CHOC.

Les derniers bruits qui affleurèrent ses tympans.

Ses parents ne s'en étaient pas mal sortis, le poignet de sa mère cassé par l'angle du volant, une méchante cicatrice sur le visage de son père, mais rien d'horrible. Lui, c'était plus compliqué.

Il était resté plusieurs jours inconscients, comme dans une bulle un peu étrange, et puis le réveil, ça avait été le second choc. Déjà, il y avait ses jambes, paralysées, qui ne voulaient plus lui répondre. Et puis ses oreilles, ses pauvres oreilles, vides. Vides, il n'y a pas d'autre mot, sans rien du tout pour les charmer, sans rien de tout pour les remplir. Une malformation au niveau du tympan, avait expliqué le médecin. Pour lui qui aimait tant la musique, ça avait été le comble.

La petite famille avait du changer d'adresse afin de permettre à Hugo de se rendre dans un centre traitant différents handicaps, qui lui permettrait de s'adapter à la fois à ses jambes et à sa surdité. Au bout de quelques mois, celui-ci quitta l'établissement et fut scolarisé. Il cru presqu'au retour d'une vie normale. Mais ce ne fut pas le cas.

Si l'école était adapté aux élèves à mobilité réduite, elle l'était beaucoup moins pour les sourds. Son maître avait appris quelques mots de langue des signes, mais pas suffisamment pour établir une véritable communication. Quant aux enfants, ils avaient d'autre chose à faire que de s'embêter avec ce pauvre garçon inutile. Et lui, il restait là, les bras ballants, les jambes immobiles, sans sa musique consolatrice, n'osant même pas parler : il avait trop peur de ne pas entendre sa voix. Il restait là, n'entendant pas les moqueries mais les comprenant tout de même, sans point de rattache, avec les images et les bruits – les seuls qu'il entendait encore – de l'accident qui tournaient continuellement dans sa tête.

Et Hugo était seul, vraiment seul. Il y avait bien les balades dans les bois que ses parents lui faisaient faire, et les souvenirs, qu'il ressassait encore et encore dans sa tête, les souvenirs de musique et de joies, d'escapade et d'amour. Mais les souvenirs heureux, lorsque la nostalgie est trop forte, n'apportent plus rien du tout. Les souvenirs heureux sont heureux que si l'espoir de retrouver ce bonheur persiste. Hugo n'a plus ce bonheur.

Car pour les autres, Hugo n'était pas un petit garçon normal. Même pas vraiment un petit garçon. Un simplet encombrant, un handicapé beaucoup trop lent, mais pas un petit garçon.

Et pourtant. Et pourtant Hugo est un garçon. Et pourtant Huy est un garçon. Et pourtant Camille est un garçon, même lui, surtout lui.

Et pourtant. Et pourtant malgré les rires moqueurs, et pourtant malgré les regards condescendants, et pourtant malgré la vie cruelle, ils sont de vrais garçons, les garçons les plus véridiques que possible.

Et ces trois petits bouts d'humains, par dessus tout ce qui vient les stopper, par dessus toutes les larmes et toutes les solitudes, ils arriveront un jour à le prouver.

Bienvenue dans le monde compliqué des vrais garçons délaissés.

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