1 - Le monde de minuit
Texte de DomitilleL
C'était un mercredi après-midi pluvieux à Paris, et je fus appelé dans le bureau du chef de la petite entreprise de journalisme ou je travaillais. Je traversai donc les mornes couloirs du bâtiment, qui sentaient l'humidité qui avait moisie dans les fissures du mur. Malgré l'apparence délaissée de la maison InfoParis, je me sentais chanceux de pouvoir travailler dans un endroit, qui comparé à d'autres, était bien payé et employait des gens agréables et justes.
C'est donc sans crainte que je toquai sur la grande porte en bois du bureau de Monsieur de Cressure. C'était un homme petit et moustachu, qui prenait toujours bien soin de moi ; jovial et certainement un peu enrobé, mais certes très intelligent. Il m'accueillit à bras grands ouverts. Impatient, je pénétrai dans une petite pièce éclairée à la lumière jaune et poussiéreuse de la chandelle, ou reposait devant la fenêtre un vieux bureau en chêne et en face, une grande bibliothèque.
- Ah, mon petit Jean, s'exclama-t-il, la moustache frétillante. ll paraissait tout aussi excité que moi. Comme à son habitude, il était vêtu d'un chapeau melon noir qui dissimulait son crâne dépourvu de cheveux et d'un costume kaki qu'il avait surement déniché il y a plus de vingt ans dans une vieille boutique de coin de rue.
- J'ai une mission pour toi. Tu vas partir pendant une semaine dans un orphelinat et revenir pour nous concocter un article digne de ce nom, me dit-il en agitant son index sous mon nez.
Emballé par cette opportunité de m'évader quelques jours, je hochai la tête.
- Si je puis me permettre, ou se situe cet orphelinat ? Et quand partirai-je ? m'enquis-je.
- C'est à Fontainebleau, non loin d'ici. Tu partiras jeudi.
C'est donc ainsi que deux jours plus tard, je me retrouvai devant une immense bâtisse en pierre grisâtre. Je fus accueilli par un homme d'une taille impressionnante, élégamment vêtu, qui m'invita à entrer dans le hall. Lorsque j'avançais, mes pas résonnaient contre le marbre froid du sol. L'homme, nommé Henri de Beauregard, était un investisseur au grand cœur. Il était devenu riche grâce à de nombreux commerces qu'il avait entrepris, et a trente-neuf ans, décida de recueillir des orphelins perdus dans cet établissement qui fut un jour un château appartenant à sa famille. Il m'emmena à présent dans son bureau.
- Veuillez vous asseoir, monsieur, me dit-il en souriant.
J'obéissais sans discuter et m'assis sur un grand fauteuil en velours vert dans lequel je m'enfonçai confortablement.
- Alors, cet article, commença-t-il. Que voulez-vous faire ? Fouillez les dortoirs ? Vérifier si les enfants sont bien traités ? Je blague, rigola-t-il en voyant mon visage gêné.
- Tout ce que je demande, c'est d'assister aux cours et repas des élèves. Je suis sûr que je ne serai pas déçu, ajoutais-je pour le flatter.
Ma première journée à l'orphelinat se passa mieux que je ne l'aurais imaginé. Les cours ainsi que les repas étaient parfaits, les élèves heureux, l'établissement bien tenu. Cependant, l'heure du dîner n'avait pas encore sonné et il me restait un dernier cours avant que je puisse me reposer : le français.
Je pénétrai donc dans une petite salle remplie de rangées de tables et d'un tableau noir, mais à peine assis sur ma chaise à l'arrière de la classe, je m'arrêtai net. Devant le tableau, une magnifique jeune femme aux yeux verts en amande pétillants parlait aux élèves. Ses cheveux étaient de la couleur du soleil un soir d'été, et sa voix mélodieuse semblait captiver les enfants, qui écoutaient sagement le cours. Lorsqu'elle me vit, le sourire charmant qu'elle m'offrit me donna envie de sourire a mon tour.
Le reste de la leçon sembla défiler à toute allure. Je m'attendais à cela, mais tout se passa à merveille, et j'admirais la discipline des enfants, sans pour autant en être surpris, car j'en connaissais la cause : leur maîtresse était incroyablement patiente et douce avec eux et ils avaient envie de lui rendre cette gentillesse.
Lorsque la cloche sonna, un ouragan d'enfants se dirigea vers le couloir. Cette tempête de rire et de gaieté était contagieuse, et la maîtresse semblait y être habituée.
- Monsieur...Jean, n'est-ce pas ? Aurore de beauregard, se présenta cette dernière.
- Euh...oui, oui, c'est cela... Ravi de vous rencontrer, bafouillais-je.
Voilà que j'en perdais mes mots...après m'avoir demandé si j'avais apprécié la leçon, ce à quoi je lui répondis avec grand enthousiasme, nous entamâmes une conversation fort agréable et seule la fatigue parvint à nous séparer lorsque onze heures sonnèrent.
J'étais logé dans une chambre petite et peu meublée, mais qui me convenait pour les quelques jours que j'allais y passer. Hormis une table en bois sur le côté de mon lit et une vieille pendule, la chambre était vide. Alors que je m'approchai des rideaux, je m'aperçus que la fenêtre était ouverte, et frigorifié par le froid mordant, je m'empressai de la fermer et de me réfugier sous la couette un peu rêche de mon lit. J'avais froid et je n'étais pas très à l'aise, mais qu'importait... Je venais de passer la meilleure journée de ma vie...
Mes yeux s'apprêtaient à se fermer pour de bon lorsqu'un rayon de lumière inonda la chambre. Je remarquai avec étonnement que le cadran de la pendule était allumé et était ainsi la source de cette lumière éblouissante. En haut de celui-ci, les mots "Jeudi 4 novembre" étaient affichés et illuminés eux aussi. Minuit sonna, et il s'éteignit.
Je fus réveillé le lendemain matin par la pluie qui tambourinait contre ma fenêtre. Mes yeux s'ouvrirent avec peine, comme s'ils étaient rouillés. Le bruit m'assourdissait, ma tête battait fort contre mon front. La seule chose que je vis fut la pendule. Elle me fixait. Déstabilisé par cette impression, je réalisai avec stupeur qu'elle affichait quelque chose d'étrange... Avais-je mal lu ? Jeudi 11 novembre. Jeudi. 11. Non.
"Hier, c'était le quatre, aujourd'hui, nous sommes le cinq, non ?" paniquai-je.
J'étais si perturbé que je gémissai à voix haute. Comment était-ce possible ? Je fus interrompu par une soudaine apparition de lumière qui m'aveugla. Le cadran était de nouveau éclairé. J'attendis qu'il s'éteigne, comme la veille, mais ceci n'arriva pas. A la place, un phénomène étrange survint :
Des images se mirent à défiler sur le cadran. Mes cheveux se dressèrent sur mon crâne. Puis des voix surgirent. Je reconnus dès la première seconde la voix d'Aurore. Et...une qui ressemblait à la mienne, mais tout était flou, le son grésillait et les battements de mon cœur résonnaient dans mes oreilles, m'empêchant de tout entendre. C'était si terrifiant de voir cette horloge antique s'allumer que je voulus arrêter de regarder, mais mes yeux ne pouvaient se détacher et je ne parvenais pas à m'en aller. Je voyais Aurore et un homme, à qui cette voix familière appartenait. Il portait un manteau en velours rouge et elle une chemise de nuit. La scène semblait se dérouler près d'une rivière, mais c'était la nuit et je ne distinguais pas bien le paysage. Soudain, un cri perçant déchira le silence. J'étais à présent en sueur.
Aurore était dans l'eau, les yeux hagards, la tête en arrière. Et l'homme la regardait, debout, avant de partir, son visage un mélange de tristesse, de peur, et de vide.
Tout mon corps tremblait. La scène tournait en boucle mais après ce qui me parut comme une éternité, tout devint calme. Je décidai de me lever, ce que je fis avec peine. Arrive dans le hall, je remarquai que l'emploi du temps pour la journée affichait exactement le même programme que le jeudi. La pendule avait-elle donc raison ? Mais comment était-ce possible ? Avais-je dormi pendant une semaine ? Ça n'était pas possible.
M'agrippant à la rampe pour ne pas m'effondrer, j'allais saluer Monsieur de Beauregard le plus jovialement possible. Je compris très vite que je n'aurais pas besoin de faire semblant : Son visage était inhabituellement morose et sombre et après m'avoir mollement secoué la main, il m'annonça d'une voix lente et à peine audible :
"Il n'y aura pas de cours de français aujourd'hui."
Face à mon expression d'étonnement, il m'éclaira :
" Ma fille Aurore... est... morte."
J'eus seulement le temps de remarquer qu'il était entièrement vêtu de noir avant de chanceler et de m'évanouir. Quand je me réveillai, j'étais dans ma chambre, les rideaux fermés. Aurore... Des larmes perlèrent au coin de mes yeux et je ne pus les retenir. J'étais si attaché à elle, malgré le fait que je la connaissais depuis peu... Et maintenant, je ne pourrais plus jamais la voir... Cette pensée suffit à me faire replonger dans mon malheur.
La fatigue me saisit, après un long moment passé à pleurer en silence, secoué par les sanglots. Mais une fois encore, quelque chose m'interrompit. Une ombre avançait dans ma chambre. C'était une silhouette d'enfant, et je reconnus un des élèves de l'orphelinat.
"Monsieur Jean", chuchota-t-il. "Je vous apporte une tisane."
À peine avais-je ouvert la bouche pour le remercier qu'un souffle de vent s'engouffra dans la pièce, et la silhouette fut aspirée devant mes propres yeux. Incrédule et terrifié, je cherchai l'enfant du regard, mais il avait disparu. En réalisant que ceci n'était pas le premier incident étrange ayant lieu dans ma chambre, un affreux doute s'empara de moi. Étais-je en train de devenir fou ? Ou bien ma chambre était-elle maudite...
Je sursautai soudainement à l'entente d'une voix menaçante résonnant dans la pénombre.
"Quand l'âme d'Aurore se délivrera
Vous serez là, et pas à pas
Vous serez emporté
Vers l'enfer enflammé."
L'âme d'Aurore était... dans la pendule.
Tout mon corps frissonnait. Mes dents claquaient au point que je crus qu'elles allaient tomber. Plaqué contre mon lit, mes yeux pétrifiés ne se détachaient pas de la pendule. J'ouvris la bouche pour hurler, appeler à l'aide, mais aucun son n'en sortit. Réalisant que je ne respirais plus, j'essayai de me détendre, mais les paroles de la pendule formaient un écho dans mon esprit, et je sus à ce moment-là qu'il ne me quitterait jamais.
Le jour suivant se passa de la même façon. Ce vendredi-là, je vis quatre élèves se faire engloutir par l'objet machiavélique. Et à chaque fois j'entendais ces paroles qui me hantaient. J'avais l'impression de devenir fou. Pourquoi cela m'arrive-t-il ? Tous les jours je priais et je posais cette question au Bon Dieu, espérant une réponse, mais il semblait que j'étais destiné à souffrir.
Tous les soirs a minuits, le cadran s'allumait. Tous les soirs j'essayais de m'endormir avant, mais j'avais l'impression qu'une force invincible luttait pour me garder les yeux ouverts et je devais supporter l'agonie que m'apportait cette scène plus que troublante.
Un matin, la rage me prit. Elle s'empara de moi et rien ne m'arrêta après cela. J'étais désormais une vague destructive et incontrôlable. J'attrapai violemment ma table de nuit et la levai en l'air. Puis, je me ruai en beuglant sur la pendule et la brisa. Mille morceaux de vieux bois s'écrasèrent au sol a mes pieds. Je réalisai trop tard l'erreur irréparable que je venais de commettre. De la fumée rouge s'échappa du tas de bois et j'eus l'impression d'entendre des ricanements.
"Tu voulais te débarrasser de moi ?
Tu ne peux pas :
Je serais la,
Toujours avec toi"
Je tremblai de nouveau et du m'asseoir pour ne pas m'écrouler de terreur. Pourtant, je ne croyais qu'à moitié à ces mots car la preuve était à mes pieds : la pendule était détruite.
Je ne finissai même pas la journée à l'orphelinat. Lors de mon renvoi immédiat, Monsieur de Beauregard était incroyablement calme. Il m'expliqua, comme si je ne réalisais pas ma bêtise, qu'abimer les meubles était inacceptable car ceci était une propriété privée. Moi, j'étais désespéré à l'intérieur, mais je ne pouvais rien dire ou je me serais retrouvé enfermé à l'asile. Alors, plus inquiet que jamais, paniqué, et troublé par les événements de la... semaine ? Des trois derniers jours ? - Je ne savais même plus - je retournai chez InfosParis. Je redoutais l'accueil que j'allais recevoir.
Voilà que deux heures plus tard, je me retrouvai sans travail. J'avais encore dans la tête l'image de Monsieur de Cressure qui me regardait avec un air si triste, de déception. Je voulais tout lui raconter, mais qui me croirait ? Je rentrai donc chez moi pour ce qui serait surement une de mes dernières nuits sous un toit. Et lorsque j'entrai dans ma chambre, ou je retrouvai la fenêtre ouverte, le choc fut inattendu. Sur mon lit était posée une pendule. Minuscule. Mais la même. Exactement.
Pendant le reste de l'année la même scène et les mêmes mots me hantèrent. Et puis l'année d'après. Je vivais encore dans la même maison mais tous mes meubles avaient été retirés. Je me couchais par terre et j'entendais, à minuit, le chant maléfique. Je voyais, à minuit, la scène maléfique. Je pleurais pour Aurore, je me haïssais, car à chaque fois que je revoyais la scène je remarquais un indice de plus indiquant que l'homme avec elle me ressemblait terriblement. Ceci me rongeait lentement et me dévorait petit à petit.
Il mourut deux ans plus tard.
Je me présente : j'étais sa femme de ménage. Je n'ai jamais arrêté de travailler pour lui. Mais chaque jour je le voyais périr. Je ne connaissais pas son histoire avant aujourd'hui et même ces jours-ci je ne sais quoi en penser. Mais je sais qu'il est surement plus heureux là-haut. Il a rejoint cette Aurore. Qui aurait cru que cette misérable aventure serait tombée sur lui ? Jean, cet homme si honnête et bon, cet homme ordinaire, qui n'avait rien demandé ? Après s'être fait renvoyer de son entreprise où il avait été si heureux pendant des années, et qu'il avait si bien servi, il n'avait plus rien. Il m'avait déjà expliqué un jour qu'après la perte d'Aurore, il avait eu l'impression de tout perdre. Il ne la connaissait pas depuis très longtemps mais il me raconta que c'était comme s'ils s'étaient toujours connus. Alors la perte de son travail ne l'aida pas. Et pour couronner le tout, la pendule ne l'avait pas quitté, malgré tous ses efforts pour s'en débarrasser. Elle était la pour le hanter, pour le faire souffrir. Le méritait-il ? Je crois que cela le perturbait aussi. Encore une fois, Jean était un homme honnête, et il aurait accepté les conséquences d'un acte s'il l'avait vraiment commis. Mais il ne comprenait pas ce qu'il avait fait pour mériter cela. Il mourut sans jamais savoir. Sa mort... je n'oublierais jamais. C'était environ deux ans après l'orphelinat, a minuit. Le cadran s'allume, comme a son habitude à cette heure-là, et Jean attend qu'il s'éteigne, comme d'habitude. La voix s'élève et entonne l'affreux poème. Mais cette fois-ci de la fumée rouge s'échappe de la pendule, et je me souviens entendre un raffut de vent et de voix chantantes. Quand cela s'arrêta, il avait disparu. Je me rends compte aujourd'hui que ce raffut était surement...les âmes. Evidemment, personne n'aurait jamais pu comprendre. Personne n'avait vu ce que lui avait vu. Personne n'avait vécu ce que lui avait vécu.
Oh, et une dernière chose. Le jour où je retournai chez lui, après sa mort, pour fermer la maison, je trouvai un papier sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, qui avait été ouverte - je déduis ceci grâce au froid qui y régnait - et ensuite refermée. Sur celui-ci, les mots suivants étaient inscrits :
J'ai refermé la fenêtre en sortant.
Signé : L. Belzebuth
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