1 • Quand tout s'ecroule @PhilippineForest
Titre: Quand tout s'écroule
Thèmes: Histoire - rêve - crime - avenir
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7 h 05
- Grégory ! Grégory, tu es réveillé ?
Plusieurs coups furent frappées à la porte de la chambre silencieuse, sans succès de réponse. Apparemment, l'habitant de cet antre était toujours endormi malgré l'aube.
Excédée, la personne qui avait toqué dix secondes plus tôt entrebâilla le battant et balaya la pièce du regard. Celle-ci était encore englobée dans l'atmosphère douce et sombre de la nuit, seuls les timides rayons du soleil levant osaient s'infiltrer par le store. Un peu partout dans la pièce, diverses affaires étaient éparpillés sur le parquet : un sac noir en bandoulière, un trousseau de clefs et un portable, lequel avait visiblement perdu trop de batterie pour réveiller le jeune homme allongé dans le lit.
La tête enfouie dans son oreiller et la couette remontée jusqu'au menton, ce dernier n'avait pas du tout l'air de vouloir sortir de ce refuge douillet.
- Grégory, tenta une nouvelle fois la visiteuse, es-tu décidé à te lever ou faut-il que j'emploie les grand moyens ?
Le prénommé Grégory marmotta un « Hum...» à peine audible. Pour bien se faire comprendre, il roula sur le flanc, le dos ainsi tourné à son interlocutrice.
Sa patience ayant des limites, la jeune fille qui jusque là avait fait preuve d'indulgence saisit la couette à deux mains et la tira de toute ses forces.
Sitôt que les draps lui furent ôté, Grégory frissonna par le courant froid qui envahit ses membres.
- Maïlys ! grommela-t-il en entrouvrant les yeux.
- Je t'en prie, tout le plaisir était pour moi, persifla-t-elle. Et maintenant, debout !
Sur ses belles paroles, la dite Maïlys ouvrit la fenêtre, la lumière du jour inondant la petite chambre. Derechef, l'adolescent grogna.
- Tu aurais pu au moins me rapporter les pancakes au lit.
- Je te rappelle que je ne suis pas ta mère mais ta coloc, une place que je n'échangerai pour rien au monde, rétorqua Maïlys. Alors pour la deuxième fois, bouge-toi ou on ne pourra pas payer le loyer !
Résigné, Grégory posa les deux pieds au sol, tressaillant au contact du planché glacé tandis qu'il enfilait un T-shirt usé. Sous le regard impatient de son amie, il sortit de la chambre à la hâte sans même songer à refaire son lit.
Dans la cuisine adjacente au séjour, une odeur de pancakes cuisinés avec amour embaumait l'air. Cet arôme familier et exquis n'échappa à Grégory, qui bien que rancunier envers sa colocataire pour l'avoir réveillé, ne put s'empêcher de la remercier avec gratitude.
- Tu n'étais pas obligée de te lever si tôt pour préparer un petit déjeuner aussi bon ! D'autant plus que tu as dû te coucher tard à cause des révisions.
- À dire vrai, je n'ai aucun mal à déterminer lequel de nous deux s'est couché le plus tard, déclara son amie.
Grégory s'affaissa sur une chaise et s'occupa d'ouvrir le pot de confiture. Il avait espéré que Maïlys n'embraye pas sur ce sujet.
- Tu as beau prétendre ne pas être ma mère, tu parles comme telle.
- Où étais-tu hier soir Grégory ? le contra-t-elle abruptement. J'ai passé plus de temps à attendre un texto de ta part qu'à réviser mes partielles.
Grégory s'octroya un temps de réflexion en mordant dans une tranche de pancake. S'il y avait bien une chose dont il avait horreur le matin, c'était d'être assaillit par un interrogatoire de police.
- J'étais dans le bar du coin.
- Chez Tom ?
- Oui, confirma-t-il. Franchement Maïlys, tu n'as aucune raison de t'inquiéter, j'ai bu deux verres à peine.
Guère convaincue, elle fit la moue.
- Mais contrairement à Tom, je sais que tu ne sors pas pour le plaisir. Je sais que c'est pour oublier Juilliard.
Cette fois-ci, Grégory réagit vivement à ses paroles : la tranche qu'il tenait une seconde plus tôt lui échappa des mains et atterrit sur le carrelage.
Maïlys souffla, lasse.
- Grégory, je sais que c'est stressant d'attendre une lettre mais s'il-te-plaît, épargne-toi de cette folie.
L'intéressé garda les yeux rivés sur ses mains désormais croisées sur la table.
- Et puis, je suis sûre que le jury a particulièrement aimé ta prestation, renchérit sa compagne. Il est rare qu'un américain interprète Cyrano de Bergerac avec autant de ferveur.
- Si cela leur a plu, ils ne l'ont pas vraiment exprimé, soupira Grégory. Je te jure Maïlys, j'avais l'impression de jouer devant des statue de marbre.
- Et moi je te jure que tu exagères les choses ! Les juges t'ont bien dis un mot quand tu as quitté la scène non ?
Grégory fit mine de réfléchir, sa main droite portée à son front.
- Oh oui, ils m'ont même adressé une phrase entière figure toi ! Ils m'ont dis : « Merci pour votre prestation monsieur Haukins, nous vous tiendrons au courant de notre décision dans les deux prochains mois ».
Le sarcasme était palpable dans le ton de sa voix.
- Au moins, ils t'ont remerciés pour le bon moment que tu leur a procuré ! tenta de le réconforter Maïlys.
- Sauf que cette phrase a été prononcé pour tous les comédiens.
Les pieds de sa chaise raclèrent le sol et Grégory se retira prestement de la cuisine. Alors qu'il comptait joindre la salle de bain pour prendre une douche, Maïlys déposa ses paumes délicates sur les épaules de son ami et les massa doucement.
- Grégory, quand bien même tu n'es pas accepté, tu dois savoir que tu as un talent digne des plus grands acteurs connus, assura-t-elle. Juilliard School n'est qu'une épreuve de plus sur ton chemin qui une fois surmontée, te permettra d'en être convaincu.
Grégory chercha toute trace de mensonge dans les iris sombres de son amie, n'en trouvant cependant aucune. Un sourire amusé fendit ses lèvres.
- Ce n'est pas une épreuve. C'est un roc, c'est un pic, c'est un cap, que dis-je c'est un cap ! C'est une péninsule !
Rassurée, Maïlys leva les yeux au plafond.
- C'est bien la première fois depuis deux mois que j'ai plaisir à entendre une réplique de Cyrano !
7 h 29
Après s'être déshabillé, Grégory pénétra dans la douche et actionna le débit d'eau chaude, ce dernier laissé à désirer par la froideur qu'il répandit durant les trois premières minutes.
Quand la patience de Grégory aboutit à une eau chaude permanente, il se détendit, les biens faits de la douche agissant sur la tension qui l'habitait. Comme avant d'entrer en scène, il inspirait et expirait lentement afin de sentir l'oxygène traverser avec aisance ses poumons. Tout en travaillant sa respiration, il se répétait : « Inspire profondément, visualise la scène et laisse ton rôle parler. »
Plus facile à dire qu'à faire dirait-on, mais si l'exercice était répété avec régularité et sérieux, les effets étaient concluants. Cela lui évitait d'avoir un nœud dans la gorge quand il devait articuler devant un public qui s'attendait à du sensationnel.
Désormais serein, Grégory coupa l'eau, sortit de la cabine et enroula une serviette autour de sa taille. Ce fut à ce moment précis qu'il réalisa avoir oublié ses vêtements dans la chambre.
- Flûte, maugréa-t-il entre ses dents.
Embarrassé, il entrouvrit la porte, vérifia que sa coloc ne traînait pas dans les parages puis s'empressa de récupérer sa chemise bleue marine et son jean. Si l'adolescent avait bien un défaut, c'était celui d'être constamment ailleurs.
La buée du miroir estompée, Grégory se rasa et arrangea machinalement ses cheveux auburn. Bien qu'il prêtait plus d'attention à sa voix claire qu'à son image, le comédien en herbe demeurait très beau garçon. Ses yeux noisettes empreints d'une douceur non feinte faisaient chavirer les cœurs d'artichauts, sans oublier ses lèvres pleines joliment dessinées que beaucoup de filles rêvaient d'embrasser.
Mais au grand désarroi de ces demoiselles, Grégory n'était pas de ceux qui utilisaient leurs atouts comme armes de séduction. Pour lui, aimer une personne n'était pas la dévorer des yeux devant son physique époustouflant, mais au contraire dépasser cette vision pour entrevoir ses pensées et succomber à la beauté de l'âme, ce qui ne se faisait pas en un seul coup d'oeil aguicheur.
À cette réflexion, Grégory poussa un profond soupir, formant un nouveau nuage de vapeur sur la glace. Jusqu'à maintenant, aucun esprit n'avait su aimer sa sensibilité, les gens de son âge souvent freinés par son trop grand sérieux. Il y avait bien Maïlys qui se détachait du lot mais en tant qu'amis loyaux, ils s'étaient mis d'accord : pas d'amour dans le scénario, juste une bonne et réelle amitié qui perdurait jusqu'à ce que le rideau tombe.
Rêveur, le jeune comédien coula un regard sur sa montre et s'empressa de sortir. Il travaillait à la librairie du coin et il se trouvait là en mauvaise posture, son employeur détestant les retardataires.
- Maïlys, je file ! lança-t-il derrière lui, clefs en main. Je suis très en retard et si par malheur la librairie est déjà ouverte...
Sa phrase resta en suspens, son attention portée en direction d'une pile de lettre, celle-ci gisant sur le seuil de la porte.
Dubitatif, Grégory se pencha pour la ramasser et entreprit d'éplucher le courrier. Comme tous les matins depuis deux mois, il espérait qu'une lettre en particulier soit postée et change le court de son existence.
Mais il ne s'attendait pas à ce qu'elle arrive aujourd'hui.
Car cette lettre, cette missive si ardemment désirée qu'elle en était devenue utopique, apparut entre les mains de Grégory.
Muet de surprise, il peinait à la tenir entre ses doigts, angoissé à l'idée de ce qu'il allait lire. Après tout, il se pourrait que les juges n'aient pas adhéré à son choix de rôle, préférant de loin Roméo à Cyrano qui soit dit en passant, figurait dans une pièce française et non américaine.
Ou alors, peut-être n'avait-il pas assez articulé ? Sa voix chantante tremblait souvent quand le trac lui nouait la gorge.
Inspirant une bouffée d'air, Grégory ferma les yeux et décacheta l'enveloppe à l'insigne de Juilliard School. Ses craintes pouvaient se révéler réelles, néanmoins y penser à l'instant était une erreur. Dans la mesure où il avait été accepté pour une audition, il y avait de l'espoir.
Toujours à l'aveugle, Grégory déplia la feuille et hésita brièvement avant de battre des paupières.
« Cher Grégory, c'est avec un immense plaisir que nous vous acceptons dans notre école... »
À nouveau, l'adolescent ne put terminer sa lecture. Si on lui assurait que ces mots étaient tout droit sortit de son imagination, il serait dupe.
- D'habitude, tu ne mets pas autant de temps pour lire les publicités !
Subjugué par ce qu'il lisait, Grégory sursauta : Maïlys se tenait derrière lui.. De ses gestes appliqués, elle nouait ses cheveux noirs comme jais en une tresse sur le côté.
Cependant, elle interrompit son activité en apercevant les yeux de Grégory. Ils étaient si brillants que des étoiles semblaient y être incrustés.
- Grégory ? Qu'est-ce que...
Elle ne trouva pas l'intérêt d'achever sa question, subitement hypnotisée par la feuille qu'il lui tendit.
- Ils t'ont accordés une place, une place à Juilliard... Oh mon Dieu, Grégory !
Dans un élan de joie, elle sauta au cou de son ami, sentant le cœur de ce dernier battre à la chamade. La jeune femme était sûre que pour la première fois depuis des lustres, il revivait, le stress engendré par l'audition s'évaporant tel de la fumée qui l'avait empêché de respirer.
- Je n'arrive pas à y croire, susurra Grégory, un sourire soulagé se peignant sur son visage. Cela semble tellement irréaliste !
Et pourtant c'est réel, confirma Maïlys.
Quelque peu mal à l'aise envers leur étreinte, elle s'écarta. Elle ne voulait pas que leur relation soit aussi ambiguë, surtout en cet instant.
- Bon, je suis peut-être admis à Juilliard, il faut bien que j'aille travailler, soupira Grégory.
- Pas question ! l'arrêta sa coloc alors qu'il se dirigeait vers la porte. Je téléphonerai à Charlie pour qu'il te laisse la journée de libre. Quant à toi, tu vas aller voir tes parents.
- Mes parents ?
La suggestion de son amie étonnait Grégory. Ses parents, Hugo et Susan Haukins, n'avaient jamais apprécié la passion que leur fils portait au théâtre. Ils la qualifiaient de « décadente » à leur époque.
- Absolument, assura Maïlys. Cela fait des années qu'ils méprisent ton talent, il est temps qu'ils comprennent que tu es un comédien né.
Grégory se raidit, il n'avait pas envie de se prendre une claque en pleine figure seulement parce qu'il avait osé tenté sa chance. D'un autre côté, peut-être que ses parents seraient fiers de voir leur fils intégrer la prestigieuse école, et voir cette admiration ne l'encouragerait que davantage à faire de sa vie un rêve éveillé.
- Tu as raison, concéda-t-il finalement. Que ferais-je sans toi ?
Maïlys rigola à cette question.
- Tu serais tout le temps dans le monde de la scène, sans que personne ne puisse te ramener sur Terre !
8 h 00
Quand il eut dévalé les trois étages quatre à quatre et couru dans le hall de l'immeuble, Grégory enfourcha son modeste vélo et déboucha sur l'extérieur. En dépit de la brise fraîche de septembre, la toile azure du ciel ne se déchirait pas, le soleil déversant sa lumière éclatante sur le visage radieux de Grégory.
Il avait beau être très tôt, la capitale américaine était déjà éveillée. Dans les rues bondées, un brouhaha typiquement new-yorkais résonnait en écho entre les building : des sirènes hurlantes vrillaient les oreilles et éblouissaient les yeux par leurs gyrophares rouges et bleus. Pour ce joindre à elles, des klaxons fusaient de toutes parts, souvent émit par les chauffeurs qui dans leur taxi jaune, vociféraient des injures aux véhicules de devant.
En arrière fond, on pouvait percevoir le pas cadencé des passants. Certains courraient en jogging, d'autres accompagnaient leurs enfants à l'école, beaucoup parlaient affaires... sans oublier les touristes venus du monde entier pour immortaliser de leurs appareils photo ce voyage dans la Grosse Pomme.
L'atmosphère se fit plus calme aux alentours de Central Park. Dans ce havre de sérénité, Grégory s'autorisa un temps d'arrêt pour échafauder la conversation qu'il aurait avec ses parents. Le couple travaillaient dans la finance, un domaine qui différait totalement à celui de leur fils.
Celui-ci savait pertinemment que son choix de vie aux débouchés délicats bâtissait une muraille entre lui et ses parents, mais il ne leur demandait pas grand chose. Un simple mot, un simple sourire à l'évocation de son intégration à Juilliard et il serait comblé.
Enfin arrivé devant la tour Nord du World Trade Center, Grégory délaissa son vélo pour entrer à l'intérieur et s'asseoir sur une banquette grise en cuir. Malgré son statut de fils du patron, il devait attendre qu'une personne de la direction daigne s'adresser à lui, ce qui n'était pas près d'arriver. En effet, la secrétaire au chignon stricte se tenait derrière le comptoir, dissimulée derrière une montagne de dossiers, non disposée à accueillir le jeune étudiant.
Un long quart d'heure s'écoula, les secondes égrenées à une allure trop vive au goût de Grégory. Tout en pianotant nerveusement sur son jean, il songeait à ses parents qui ne supporteraient sans doute pas d'être dérangés en pleine réunion. Elle débutait couramment dans les cinq premières minutes avant neuf heures, il était donc exclu que Grégory patiente ne serait-ce que quelques secondes de plus.
Décidé, il se leva et rejoignit le comptoir en acajou. Déployant des efforts considérables pour garder son affabilité, il resta planté là un moment avant se racler la gorge. La secrétaire délaissa ses papiers pour lui accorder un peu d'écoute.
- Mme et M Haukins se préparent pour une conférence importante, annonça-t-elle sitôt que Grégory l'eut informé de sa requête. Je pense qu'ils n'auront que quelques minutes à vous consacrer.
- Cela suffira amplement, répondit l'étudiant. Puis-je me rendre dans leur bureau ?
La secrétaire hocha la tête, remonta ses lunettes sur son nez et se replongea dans sa paperasse.
Haussant un sourcils circonspect, Grégory n'attendit pas son feu vert pour se frayer un chemin parmi la horde de fonctionnaires qui l'entourait. La suivant de près, il déboucha dans l'ascenseur et appuya sur le bouton 85.
Un peu à l'étroit, le jeune homme essayait de ne pas prendre en compte les hommes en costume, ces derniers le jugeant d'un regard critique. Ils ne comprenaient certainement pas pourquoi un adolescent à la tenue négligée se tenait là, dans ce compartiment réservé aux personnes importantes de l'entreprise.
Alors que les doubles portes s'ouvraient sur un long couloir clair, un profond malaise submergea Grégory, le paysage flouté dans son champs de vision. Depuis quelques secondes, une puissante réminiscence tourmentait son esprit, un lointain souvenir...
À l'occasion de la fin de l'année scolaire, tandis que Grégory étudiait en seconde, la troupe théâtrale du lycée dont il était membre avait interprété Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare.
Une pièce audacieuse dans laquelle Grégory n'avait pas obtenu le rôle principal. Pourtant, il se souvenait parfaitement des diverses sensations et émotions qui l'avaient transporté ce soir là.
Pour la première fois de sa vie, il avait senti l'adrénaline déferler dans ses veines telle une rivière tumultueuse alors que le rideau se levait.
Pour la première fois, les faisceaux de lumières avaient ébloui ses yeux émerveillés et dansé sur sa silhouette élégante.
Pour la première fois, son timbre d'ange avait brisé le silence en comblant la salle jusqu'à ce qu'il ne reste plus que ses mots dans l'atmosphère.
Et pour la première fois, quand le rideau s'était relevé au moment du final, des vivats assourdissants avaient emplit ses tympans. Ces exclamations de joie lui avaient fait prendre conscience de son talent, des émotions que dégageaient ses gestes et sa voix.
Mais Grégory avait dégringolé de son petit nuage lorsqu'il était sortit des coulisses pour rejoindre la salle de spectacle.
Ses parents, dont il avait espéré la venue, n'étaient pas parmi le public.
Sans se décourager, leur fils avait sillonné les rangs, interrogé ses amis et ses professeurs... Personne n'avait aperçu les Haukins du début à la fin.
Cette première expérience sur scène aurait dû représenter pour Grégory le début d'un avenir tout tracé de comédien à succès. Au lieu de cela, elle était synonyme d'une mélancolie amère. Blessure béante dans son cœur, elle saignait à chaque fois que l'envie d'abandonner s'emparait de lui.
« À quoi bon persévérer ? ne pouvait s'empêcher de penser Grégory. Mes propres parents ne croient pas en moi. »
8 h 35
- Hé p'tit, tu y vas ou non ? interrogea une armoire à glace au chic complet noir.
Les yeux embués de larmes, Grégory leva la tête vers la porte qu'il devrait franchir au cas où il avancerait. Pris de violents tremblements, il mit en pratique son exercice fétiche : inspirer profondément, sentir l'oxygène parcourir ses poumons, fermer les yeux pour visualiser la scène dans ces moindres détails et projeter la voix sans retenue.
- Oui.
Sans répondre davantage à son interlocuteur, le jeune acteur traversa le couloir à grandes enjambées et frappa à la porte.
- Entrez ! lança la voix forte d'Hugo Hankins.
Ses doigts crispés sur la poignée, son fils poussa le battant.
Le bureau dans lequel il pénétra était à la fois sobre et élégant, les murs blancs immaculés et la moquette sombre ne laissant apparaître nulle facette de personnalité. Confortablement installé dans le fauteuil face au large bureau, le père de Grégory jugeait celui-ci du regard tandis que sa femme se tenait à sa gauche. Un immense sourire apparut sur son visage.
- Grégory ! Mais quel bon vent t'amène ? s'écria-t-elle en étreignant son fils dans ses bras.
Susan Haukins demeurait certes réticente envers les opinions de son fils, cependant elle n'en restait pas moins maternelle.
Un peu plus à son aise, Grégory se détacha de sa mère afin de reprendre la parole.
- Je me doute bien que ce n'est pas le bon moment pour vous rendre visite...
- En effet, renchérit Hugo. Nous avons réunion dans peu de temps.
- ...mais il me semblait important de venir vous voir en personne pour vous annoncer quelque chose, se rattrapa Grégory.
Ne faisant aucun effort pour cacher leur surprise, ses parents le dévisagèrent. Sa mère curieuse, son père méfiant
- Nous t'écoutons mon chéri, annonça Susan. Nos collègues mettent toujours du temps à arriver.
- Et bien...
Grégory déglutit, son pouls s'accélérait au fur et à mesure qu'il cherchait son discours. Il l'avait repassé dans sa tête de nombreuses fois, néanmoins le réciter sur l'instant était des plus délicat.
- Ce matin, j'ai reçu une lettre. Une lettre que je pensais ne jamais recevoir et qui habitait dans mes pensées jour et nuit depuis des mois. Pourtant, à mon grand bonheur, elle s'est retrouvée entre mes mains.
Le jeune homme se tut, attendant une réaction, l'ébauche d'un sourire.
- Que disait donc cette lettre ? insista Hugo, toujours aussi blasé.
Indécis, son fils doutait de plus en plus. Il n'était pas prêt à subir la colère de ses parents face à son choix, il faudrait un miracle pour qu'ils sautent de joie à la bonne nouvelle.
En revanche, il était prêt à commencer cette vie qu'il espérait tant obtenir depuis qu'il était monté sur scène. Il allait devoir affronter sa famille, mais c'était le prix à payer pour réaliser son rêve.
Alors Grégory entrouvrit la bouche et s'apprêta à dire ce qu'il ressentait au plus profond de son cœur.
Sauf qu'aucune réplique ne se fit entendre.
Parce que plus jamais un seul mot ne franchirait ses lèvres.
8 h 46
Ce fut tout d'abord un grondement sourd, totalement anodin dans les divers sons de ce genre pouvant être perceptibles à New-York.
Mais très vite, il fut facile d'entendre plus distinctement un vrombissement de moteur qui ne tarda pas à faire trembler les murs.
Et puis, à une vitesse surnaturelle, un avion se fracassa dans les fenêtres de la tour Nord du World Trade Center.
Sous l'impact de la collision, le building s'enflamma.
Sitôt que l'incendie eut dévoré les poutres métalliques, d'oppressantes volutes de fumée noire dominèrent petit à petit le ciel bleu et une pluie de cendre s'abattit sur les passants affolés. Chacun cherchait un abri à travers le brouillard, appelait à l'aide ou hurlait le nom d'un proche.
Dans ce chaos, la terreur ne semblait avoir de fin. C'était comme dans un cauchemar : le cœur battait à tout rompre, de la sueur froide perlait sur le front, des larmes ruisselaient sur les joues... Malheureusement, on ne pouvait pas en sortir rien qu'en se réveillant la tête enfouie dans l'oreiller.
Le pire, c'était que l'horreur ne comptait pas s'arrêter là.
Sous une clameur stridente de désespoir, le gratte-ciel qui jusque là avait tenu bon, s'effondra lourdement par l'ampleur des flammes dévastatrices.
Et ce fut dans ce terrible déluge de verre, de gravats et d'acier que s'écroula la vie de Grégory.
***
Grégory Haukins, qui n'avait que dix-huit ans.
Grégory, qui ne croyait pas à la réussite des études commerciales, ni en la religion, mais à la beauté de l'âme.
Grégory, qui ne tombera jamais amoureux, qu'aucun être n'aimera en retour pour sa sensibilité et sa rêverie.
Grégory, qui ne ressentira jamais l'allégresse d'être père et de voir son enfant lui sourire.
Grégory, ce jeune comédien promis à un grand destin mais que personne ne connaîtra jamais comme tel.
Grégory, plein d'avenir et d'espoir, qui n'aurait jamais dû s'éteindre aussi injustement alors que la vie lui tendait les bras.
Plus personne ne le surprendrait entrain de répéter, plus personne n'entendrait la poésie de ses paroles.
Plus aucune étoile ne brillerait dans ses yeux.
Et malgré tout, Grégory sera célèbre.
Jamais comme l'un des élèves les plus studieux de Juilliard, ni comme le nouveau Cyrano, ni même comme le comédien le plus émouvant de notre temps.
Non, Grégory sera pour toujours connu comme victime de l'attentat du 11 septembre 2001.
*
Texte de PhilippineForest
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