Chapitre 59 : Anissa !

- roulements de tambour -
Nous changeons de point de vue pour ce chapitre ! Nous sommes dans la tête de...
- roulements de tambour -
... Lucia !

LUCIA :

Je la regarde partir, la boule au ventre.

J'aurais dû.

J'aurais pu.

Mais qu'est-ce que ça aurait changé au fond ? Peut-être que je me sentirais mieux, ou peut-être qu'au contraire notre amitié aurait volé en éclat. Ça fait un moment que je me pose des milliers de questions, je me demande chaque jour si je vais oser avouer à Anissa mes sentiments. En réalité, j'ai simplement peur de sa réaction.

A présent, je viens de lui parler pour probablement la dernière fois et je n'ai pas pu. Je tourne mes yeux remplis de larmes sur la pièce presque vide. Je marche au milieu du réfectoire, sans but. Ce n'est pas forcément trop tard, me rappelle une petite voix. Toutes ces dernières années, je me suis répétée que je le ferai, est-ce que je vais regretter toute ma vie ? De toute manière, même si je lui avouais maintenant, ça ne changerait rien au fait qu'elle s'envole demain et que moi je reste ici pour toujours.

J'ai espéré jusqu'au bout que quand je lui dirais, elle prendrait la décision de rester avec moi. Mais j'ai été lâche, et je n'ai rien fait du tout.

Je m'assois par terre et j'enfouis ma tête dans mes mains. J'ai besoin de lui dire, je sens que si je ne le fais pas, je m'en voudrai pour toujours. J'hésite à lui courir après, mais nos adieux sont faits. Nous nous sommes quittées.

Je décide de passer par un autre chemin. Je file à ma maison et j'attrape une feuille à carreaux et un stylo. Penchée sur mon bureau, j'écris de ma plus belle écriture les mots que je retiens depuis si longtemps : « Je t'aime ». Je lui parle alors de ce que je ressens. J'ai l'impression de l'avoir à mes côtés pendant que je gratte le papier jusqu'à la dernière ligne. Je le plie en deux et je me dirige vers le vaisseau. Je sais que je serai totalement incapable de lui donner en mains propres. J'erre dans les couloirs à la recherche d'une solution. Je croise Emma et Kimiko vers l'atelier.

- Emma ! m'exclamé-je. Je sais qu'on s'est déjà dit au revoir, mais j'ai besoin d'un service.

La française incline la tête.

- Tu peux donner ça à Anissa, mais pas ce soir, demain par exemple.

Elle parait étonnée mais elle attrape la si précieuse feuille et la glisse dans une poche en me promettant de lui transmettre. Je la remercie chaleureusement et je les laisse à leurs adieux.

C'est si dur. J'ai exploré une planète, j'ai couru sous la pluie bouillante, j'ai vu mes amis mourir, mais je n'arrive pas à communiquer de simples petits mots. Je me sens soudain plus légère, plus libre. Je sautille jusqu'au réfectoire où il ne reste plus grand monde et je salue les dernières personnes. J'ai séché mes larmes, je souris. Dehors, il fait nuit noire depuis longtemps, nous sommes obligés de nous diriger à la lampe de poche. Je sais que demain j'aurai quelques heures avant de voir le vaisseau s'envoler. Assez pour revoir Anissa ? Assez pour les revoir tous ?

Le lendemain, quand j'ouvre mes paupières il est déjà quatre heures. Je bondis littéralement de mon lit. Dans trois heures trente, le vaisseau sera loin d'ici, emmenant mes proches avec lui. Je dois profiter des derniers instants. Je ne prends pas la peine m'habiller et je cours vers le vaisseau en pyjama. Je rentre en trombe. Il y a des cris, des gens qui circulent. Les animaux sont harnachés jusqu'au dernier. Tout ce qui traîne doit être rangé, et les choses de valeurs placées dans les boites remplies de mousse. Les portes claquent, les tiroirs se ferment à clé. Je marche jusqu'à la porte de ma chambre et je toque fébrilement.

- Lucia ! s'exclame Anissa.

Elle porte la tenue du décollage, avec le gilet. Ses cheveux sont relevés en chignon.

- Je suis en train de terminer les rangements, dit-elle.

Dans le couloir, des gens passent en courant, en parlant fort et en transportant des cartons. Je rentre prudemment dans l'appartement qui fut le mien autrefois.

- Tu t'es mise dans ma chambre, remarqué-je.

- Oui pour dormir, c'est la plus belle et puis...

Elle ne termine pas sa phrase mais je souris.

- Emma t'a donné quelque chose ? demandé-je.

- Non pourquoi ?

- Pour rien, tu verras.

Je l'aide à fermer tous ses placards et toutes les portes, puis on quitte ensuite le petit appartement. En bas, le réfectoire est bondé mais nickel, plus rien ne dépasse.

Ellias et une partie de son groupe vérifient toutes les machines. Durant la nuit, le processus d'imitation de gravité a été réactivé. Nous sentons des turbulences. Je contemple les murs blancs, je les ai vus tellement de fois, même cette couleur va me manquer. Mais je sens et je sais que ma place est sur Aria. C'est chez moi, c'est ma maison.

- Ceux qui restent sur Aria, vous devez sortir d'ici vingt-minutes ! crie Thiago.

- Tu pourrais rester, dis-je à Anissa. Tu pourrais rester avec moi, on peut très bien remettre toutes tes affaires dehors en vingt-minutes !

- Mais... Lucia. Je suis extrêmement triste de te quitter, mais je dois rentrer, j'ai promis à ma famille, je dois les retrouver.

Je ne peux m'empêcher de pleurer.

- Je sais, c'était stupide.

- Je suis sûre que tu vas être très heureuse ici, on a fait nos choix, rappelle-t-elle.

Je hoche la tête.

- Je t'accompagne dehors pour dire au revoir à Aria, enchaine-t-elle et on se dirige à l'extérieur.

Elle touche les pousses du bout des doigts et elle regarde le ciel comme si c'était la première fois. Elle se penche vers les rivières, observe les abris, les maisons, les panneaux solaires au loin.

- Cinq minutes ! clame le portugais.

Les gens sortent, certains rentrent, les groupes se séparent. Après quelques minutes en silence, l'indonésienne déclare.

- J'y vais.

J'acquiesce à travers les larmes.

Elle presse ma main et s'éloigne. Je reste immobile en la regardant s'en aller.

- Tous ceux qui restent sur Aria, éloignez-vous ! crie Thiago en sortant du vaisseau à son tour.

Le sas se referme. Le hublot aussi. Les capteurs rentrent. Le vaisseau est hermétique.

Je marche loin du vaisseau, loin de mon amie, loin d'une partie de ma famille. Elina marche à côté de moi, le regard perdu, les sourcils froncés. On ne parle pas.

Une fois près des abris, à plus de quatre cents mètres, on s'arrête. Je m'assois sur les pousses et j'observe. Thiago nous rassemble et nous compte, sûrement pour vérifier que personne n'a fait comme Nina, et n'a abandonné à la dernière minute.

- Le compte est bon, dit-il. Ellias était en train d'enclencher le processus quand je suis parti, ils doivent s'harnacher à l'heure qu'il est.

Je regarde la tache blanche du vaisseau au loin. Elle fait partie de notre paysage, mais d'ici quelques instants elle ne sera plus à.

- Ceux qui peuvent, mettez un casque, on va s'éloigner un peu plus, dit Thiago.

Nous nous exécutons, comme toujours.

Je crois que nous sommes 68 à avoir pris la décision de rester sur Aria, sans compter les enfants. C'est beaucoup plus que la moitié, mais ça reste peu. Eux sont seulement 33. Il y a comme un vide.

On entend le vrombissement du moteur d'ici, il monte chaque minute en intensité.

Pour certains, l'aventure et l'exploration sur Aria s'arrêtent là.

Kyle, Carlo, et Chazia, sont assis à côté et regardent le vaisseau avec de grands yeux. Le sol se met à trembler, de la poussière vole, je suis forcée de fermer les yeux et de me protéger avec mes mains. Il y a comme un grand souffle de chaleur dans notre direction et je peine à garder mon équilibre. Quand je rouvre les yeux, le vaisseau est déjà haut dans le ciel, et de la fumée le poursuit. Toutes les pousses sont couchées, ou bien réduites en miettes. Certains autour de moi sont tombés. La main en visière, on regarde ce qui a été notre chez nous disparaitre dans le ciel blanc. Kimiko et d'autres pleurent, les larmes ne sont pas loin pour moi.

Il y a un instant de silence, puis au ralenti, on rentre chez nous, on vaque à nos occupations. Je retourne dans ma petite maison. La pièce à côté est vide. Se remplira-t-elle un jour ? Anissa dort dans mon ancienne chambre verte, et étrangement, quand j'y pense ça me fait du bien. Elle ne m'oublie pas. Il n'y a plus que moi pour tenir le « salon » de coiffure, d'autres vont sûrement se proposer. L'organisation va se remettre en place, comme pour tout, on va s'adapter. On va créer une nouvelle société, on va, à nouveau se reconstruire.

- Lucia, on va faire un tour ? propose Paulina.

J'accepte et on monte sur un quad avec d'autres. On a pris nos vestes résistantes, mais nous n'avons pas l'intention de nous éloigner beaucoup. On roule en discutant, pour oublier et se changer les idées.

A cet instant, je ne suis pas sûre de ce qu'il va se passer et de ce que je veux. Je vais vivre ma vie, me laisser porter et on verra bien.

Je ne sais pas si la Nasa enverra un autre vaisseau, ni si je serai là pour le voir.

Une chose est sûre.

On est seuls.

Sur une planète.

Et ça, pendant un bon moment...

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