EMMA :

Le temps, les jours et les mois défilent, une série d'aventures, de rebondissements et de routines. Comme une grande famille, nous évoluons, les couples se font, certains se défont, les amitiés et des liens plus forts encore se créent. Nous grandissons, évoluons, changeons pour certains, mais nous sommes toujours 105 de nationalités différentes, réunis sur un vaisseau en direction d'Aria, notre nouvelle maison, notre futur chez nous.

- Tu penses à quoi ? me demande Gabriel.

Je tourne ma tête vers lui.

- Je pense à... tout.

- Tu avoueras que c'est assez vague.

- Je ne sais pas, je pense à tout le temps qu'on a passé ici.

- Tu veux dire assis dans ces gradins vides ?

- Non, sur le vaisseau, ça me paraît tellement loin de ma vie sur Terre, avec le collège, les cours, les voitures, le soleil, les week-ends, les vacances, pas toi ?

Il hoche la tête.

- C'est parce que tu ne me connaissais pas, ta vie était fade avant.

Je ris doucement.

- C'est vrai.

Dans quelques jours, nous allons fêter nos quatre ans à bord, et nous allons entamer tranquillement notre dernière année. Nous ne sommes plus des enfants perdus, la majorité d'entre nous a 20 ans mais nous avons grandi ensemble, je ne sais pas si on aurait été les mêmes séparés. Gabriel et moi sommes ensemble depuis plus de deux ans et si je ne l'avais pas connu, c'est évident que je ne serais pas la même.

Kimiko continue activement ses projets de théâtre, ça lui va comme un gant. Elle n'est jamais sortie avec un garçon mais je sens un rapprochement avec Carlo, l'italien qui fait du théâtre avec elle. Ce qui est sûr, c'est que dès que je prononce son nom, ses joues virent au rose.

J'ai achevé mon roman il y un an maintenant, mais personne ne l'a lu, je n'en suis pas du tout satisfaite. Et puis à présent, je parle facilement japonais et de même pour Kimiko, de temps en temps nous nous amusons à parler dans la langue natale de l'autre. J'ai des hésitations sur certaines phrases mais nos progrès sont immenses. D'autres dans le vaisseau ont appris des langues, beaucoup sont donc trilingues. La plupart font partie de groupes et effectuent des activités, même Karen s'est progressivement intégré.

- Tu veux manger quoi ? Il est midi, il vaudrait mieux commander maintenant.

Vingt minutes plus tard, nous posons nos plateaux sur une table ronde. Olaf fait un petit tour vers les autres tables et se balade toute fière, avant de revenir se coucher sous notre table. Je la laisse totalement libre maintenant, elle sait que quand je vais à la piscine elle ne rentre pas et va faire un tour, elle sait nous retrouver et elle ne se perd jamais. Tous les soirs elle se couche vers mon lit sur le tapis.

Cette après-midi il y a des matchs de foot auxquels j'assiste et le soir nous regardons un film Gabriel, Kimiko, Mila, Kevin, Amélie et moi.

Lors de la soirée des quatre ans, un peu comme toutes les autres, il y a de la musique des jeux, des discours et cette fois le groupe de Thiago, sport et remise en forme, prend la parole.

- On vous a laissés tranquilles jusque-là mais ça devient sérieux. Dans un an, vous devez être au top de votre forme physique, pour ça nous avons mis en place un programme très spécifique. Vous devrez faire 6h de sport varié par semaine, il y a aussi des exercices de réflexes et nous discuterons des différents cas de figure. Vous allez réapprendre le maniement d'armes et un langage de signes très simples pour nos excursions sur la planète. Ça vous paraît peut-être encore loin mais on commence à s'en rapprocher dangereusement...

Nous échangeons des regards, plus qu'un an, douze mois.

Daniel Hunter serait-il fier de nous ?

- C'est fou, dis-je à Gabriel. Sur Terre, ils ne savent rien de ce qu'il se passe, de ce qu'on vit.

- Et nous, on ne sait rien d'eux, peut-être qu'une bombe nucléaire a explosé, peut-être qu'il y a une guerre mondiale ou bien une épidémie mortelle a ravagé la planète.

- Quel optimisme...

On se sourit.

Les jours qui suivent, mon emploi du temps déjà surchargé est légèrement modifié pour y inclure plus de sport et plus d'entraînements. Mais rien ne vient perturber la routine et quelques mois plus tard, le 14 novembre, je fête mon dernier anniversaire à bord, mes 21 ans. Sur Terre, à cet âge, je serais à la fac, à l'université, en prépa, en école de commerce ou je ne sais où. Ma vie aurait évolué ces quatre dernières années, elle aurait pris un nouveau tournant, alors qu'ici je ne vois pas tellement de différence, ma vie est la même. Mes centres d'intérêts ont peut-être légèrement changé, mais j'ai les mêmes responsabilités. Je sais juste que dans 8 mois j'atterris, je ne sais pas trop comment aborder cet évènement, jusque-là ça me paraissait être dans des millénaires mais Thiago a raison, on s'en rapproche dangereusement.

Le lendemain, c'est notre jour de cuisine puis de nettoyage, Olaf passe la journée sans nous à se balader. Le groupe de théâtre donne une représentation le jour suivant, et un tournoi de basket est organisé après. Au milieu de cela, je dois trouver le temps de parler japonais, d'avancer mes projets, de faire du sport, de voir Gabriel, de sortir Olaf... et tout un tas de trucs. A la fin de cette semaine épuisante, au réveil, Kimiko décide.

- Aujourd'hui on se fait une journée tranquille.

- Comment ça ? demandé-je. Il faut aller voir les animaux, faire nos entraînements, nos cours, je crois qu'il y a aussi...

- Non, justement on passe cette journée toutes deux, ici, et on profite.

- Qui es-tu et qu'as-tu fais à Kimiko ? dis-je en me relevant, un sourire aux lèvres.

La japonaise secoue la tête.

- Tu es partante, oui ou non ?

Sans hésiter j'acquiesce fermement, étonnée mais enchantée.

Après notre petit déjeuner, nous n'allons pas nous habiller pour courir à droite, à gauche, on remonte tranquillement dans notre chambre et on s'assoit en tailleur sur nos lits.

- C'est quoi le programme ? demandé-je.

- Tu as des inspirations ?

- Oh oui j'ai une idée qui me trotte dans la tête depuis longtemps ! m'écrié-je.

Je bats des mains et j'explique.

- Je veux qu'on réunisse toutes les photos que j'ai imprimées qui sont un peu partout dans l'appart, qu'on prenne toutes tes peintures, et qu'on remplisse un mur.

- Un mur ? On n'en aura jamais assez, dit-elle.

- On peut en imprimer avec mon imprimante et en prendre des nouvelles, contré-je.

On passe donc la matinée à sélectionner les photos que l'on imprime et à réunir toutes ses peintures et mes photos. À midi, nous avons une grosse pile d'images qui n'attendent que d'être collées sur notre grand mur.

- On ne vous a pas vu ce matin, commente Gabriel pendant le repas de midi.

- On fait un projet, expliqué-je.

- Quel genre de projet ? Je me méfie avec toi, dit Gabriel.

- Un projet qui dure jusqu'à ce soir, indique Kimiko.

Gabriel nous fixe avec un regard étrange mais il ne dit rien.

Une fois notre assiette avalée, nous retournons immédiatement dans la chambre 307.

- On les colle sur le mur face à notre lit ? demande Kimiko.

- Oui, on les verra en dormant.

J'attrape un paquet de patafixe, du scotch double-face et des punaises. On colle en discutant, Kimiko me fait écouter de la musique japonaise et moi de la française, on s'amuse à parler dans la langue de l'autre, je n'avais même pas remarqué que nous étions toujours en pyjama. Olaf, nous contemple depuis son tapis, cette journée tranquille à l'air de lui plaire à elle aussi. Au bout de deux heures, le mur est presque entièrement rempli.

- Je ne veux plus qu'on voit le mur, dis-je.

Il nous reste environ cinquante centimètres carrés en bas à gauche mais nous n'avons plus de photo.

- On fait quoi là ? dit la japonaise.

- Euh on reprend des photos qu'on imprime ? proposé-je. Sinon il doit m'en rester qui datent sur mon ordi.

J'imprime des photos de la première représentation du groupe de Kimiko, Roméo et Juliette, des photos de nous avant le décollage, de l'installation. On rit devant l'écran en sélectionnant les meilleures.

En fin d'après-midi, le mur est complet. Satisfaites, on s'écroule sur nos lits pour observer.

- C'est trop cool, murmure Kimiko.

- Tu l'as dit.