Le bar-restaurant d'Ilgog – pas celui où il récoltait la pire racaille de Jaykam, l'autre, celui qui se voulait sérieux et où Kana travaillait – fermait à une heure du matin. Il était à environ une heure de route du campement où sa jeune meute résidait. Si Kana était lasse de faire le trajet à des heures si tardives, jamais une plainte ne s'était échappée de sa bouche. Elle enfila son manteau – un des cadeaux empoisonnés d'Ilgog, combien d'heures en plus de travail pour ce manteau ? Elle l'ignorait – et elle sortie des vestiaires. Il n'y avait déjà plus personne, Kana ignorait où vivait les autres serveuses, sans doute dans les appartements au-dessus du restaurant, mais elles n'utilisaient presque jamais les vestiaires, où alors, jamais quand Kana y était.
Alors qu'elle traversait le restaurant vide aux chaises remonté sur les tables, Kana remarqua que Neo n'était pas là. Elle fronça les sourcils. Neo était un léopard appartenant à sa meute, celle-ci, composée quasiment exclusivement de membre masculin, si on exceptait Lilith, une renarde, avait décidé que laisser Kana rentrer seule à une heure du matin était irresponsable. Kana avait essayé, vaguement, de leur faire remarquer qu'elle avait un puissant poison dans les crochets, ils n'avaient rien voulu savoir et Neo était devenu son babysitter attitré. Mais c'était bien la première fois qu'il ne se présentait pas à la fin de son service, d'habitude il venait un peu en avance et prenait place à la table près de la porte.
Kana décida de l'attendre à l'intérieur, au moment où Ilgog sortie d'elle ne savait trop où.
— Neo n'est pas là ?
— Il doit avoir un peu de retard, marmonna-t-elle en croisant les bras.
Kana fit mine de s'intéresser à l'extérieur, comme si Neo allait surgir d'un instant à l'autre, mais elle observait Ilgog à travers le reflet de la vitre. L'intérieur du restaurant était plongé dans la pénombre, mais elle savait parfaitement à quoi il ressemblait. Un homme grand, taillé en V, au bras musclé et au crâne rasé. Et à la cicatrice fine qui barrait la partie gauche de son visage, de son sourcil au coin de sa bouche. Elle ne lui avait jamais demandé comment il se l'était faite, mais elle avait entendu quelques histoires.
Elle sentait son regard sur elle, mais il ne laissait rien paraître. Soit il était doué pour cacher ses émotions, soit il faisait un effort particulier pour elle, parce qu'elle n'oublierait jamais son regard, ces premiers jours-là.
L'enfer avait laissé un goût de sang dans la bouche de Kana. Son corps était au-delà de la fatigue, comme en pilote automatique, elle agissait, parlait, prenait des décisions pour sa survie, mais ce n'était qu'une illusion, plus rien ne fonctionnait correctement, son esprit autrefois acéré était éteint, sa vipère était absente. Ça faisait trois jours, depuis l'explosion qui l'avait arraché aux entrailles du Zoo, la prison illégale de leur ennemi juré, Lord Arthus. Un humain riche, puissant et franchement tordu. Trois jours que chaque inspiration d'air frais lui semblait irréel, que le soleil lui abîmait délicieusement les yeux, comme si elle ne l'avait jamais vu. Il n'y avait pas de soleil au Zoo, seulement le noir et l'humidité.
Il était sorti des bois, serein, comme si le monde lui appartenait, alors qu'il s'était introduit sur le territoire d'une meute de prédateurs. Et pour la première fois depuis une éternité, sa vipère s'était manifestée, violemment. Elle s'était projetée au-devant de l'esprit de Kana et celle-ci avait fait plusieurs pas pour se placer près de Tarik avant de reprendre le contrôle de son corps humain. Elle avait mis plus de temps qu'elle n'aurait dû pour comprendre : Ilgog était une proie et sa vipère le trouvait à son goût.
Et quand son regard s'était posé sur elle, elle avait frissonné. Ses yeux s'étaient enflammés, de toute évidence, lui aussi la trouvait à son goût, mais il avait bien vite détourné les yeux.
— Promet moi qu'aucun de tes chats ne fera ne serait-ce que regardez mes filles avant que je ne les jette dans ce piège à rats.
Kana était distraite, mais ses sens lui apprirent bien vite la présence d'autres souris cachées dans les bois. Des femmes, qui devaient craindre pour leur vie. Elle vivante, personne ne leur ferait de mal.
— Personne ne touchera à tes souris, je te le promets.
Leur regard s'était croisé, comme si le temps retenait son souffle et il avait sifflé un coup sec pour inviter ses filles à venir. Leur salut, des vêtements, de la nourriture, des outils, de quoi survivre en pleine nature le temps de se reposer, de se remettre. Le cœur de Kana avait fait un bond de reconnaissance vers cet homme jusqu'à ce qu'elle comprenne...
— Tout ça à un prix, bien entendu.
Ce n'était pas de la générosité. Bien sûr que non, pourquoi cet inconnu serait généreux envers eux ?
— Je refuse de m'endetter... avait protesté Tarik.
— Moi je le ferais.
Elle ignorait encore ce qui l'avait poussé à se proposer. Son envie de se rapprocher du rat ? C'était une idée idiote, aucun prédateur ne devrait frayer avec une de ses proies. Les changelins proies et prédateurs s'évitaient, la plupart du temps. Le cannibalisme entre changelins était illégal et jamais Kana n'aurait songé avoir envie de ça, l'idée même la faisait frissonner d'horreur. Mais c'était indéniable, Ilgog l'attirait, et pour quelle autre raison ça aurait pu être ?
Kana s'était forcé à détourner le regard du rat, pour prendre conscience de l'air désapprobateur de Tarik.
— Je comprends que tu ne puisses pas prendre de dettes, Tarik, et ce n'est pas grave. Mais on a besoin de ces affaires, c'est un fait, et si toi tu ne peux pas prendre cette dette, moi je le ferais, je ne suis pas une petite fille, je sais me défendre.
Et c'était là que ça avait basculé.
— Super, j'ai toujours été plus porté sur les femmes de toute manière, lâcha Ilgog sans se douter des répercussions.
Kana n'eut même pas le temps de réaliser le sous-entendu que Tarik était déjà sur lui, provoquant un vent de panique chez les souris venu les aider. Tarik était une panthère très puissante et il plaqua Ilgog contre un arbre sans peine, un bras au niveau de la gorge pour l'étouffer. Kana se précipita vers lui, paniquée à l'idée... a l'idée que quoi ? Qu'il tue sa proie ? Qu'il mette à mal leur seule alliance ? Elle n'était pas sûre. Elle aurait dû être furieuse des pensées perverses qui avaient sans doute traversé Ilgog, mais même ça, ça ne lui importait pas.
— Ne t'avise plus jamais de faire ce genre de sous-entendu, est-ce que c'est clair ? Grogna Tarik.
— Cinq sur cinq, s'étouffa Ilgog.
— Tarik arrête ! ordonna Kana en posant sa main sur son bras.
Il s'était éloigné et Ilgog avait massé sa gorge alors qu'une de ses petites souris – Kady – s'était précipitée vers lui. Ilgog avait eu un geste si tendre envers la petite souris que Kana s'était entouré de ses propres bras, comme blessée. Ce qui était absurde.
— Cinq cents heures, marmonna-t-il finalement. Une de mes serveuses vient de partir en congé maternel, j'ai besoin d'une remplaçante. Ce sera cinq cents heures de travail pour payer les vivres et les couvertures.
— Il en est hors de question ! Protesta Tarik.
— J'accepte.
Kana cilla pour chasser ce souvenir. La lueur dans les yeux d'Ilgog, quand il l'avait regardé ce jour-là, elle ne l'avait plus jamais revue. Une passade, sans doute, un instant d'égarement. Parce que depuis, leurs rapports étaient tout sauf tendre, cordiaux et encore moins empreint de tension sexuelle.
— Il t'est arrivé quoi au visage ? demanda-t-elle brusquement.
Ilgog cilla, décontenancer.
— Une violente bagarre dans un bar, on m'a éclaté une bouteille à la figure.
Il mentait. Kana ignorait comment elle le savait, mais c'était le cas. Elle n'insista pas, de toute évidence Ilgog ne voulait pas qu'elle sache.
— Attends Neo à l'intérieur, ordonna Ilgog.
Kana se hérissa. N'en avait-il pas marre de lui donner des ordres ? Alors même que c'était son intention depuis le début.
— Ça ira, siffla-t-elle. Il me rejoindra en chemin.
Et sans lui laisser le temps de protester, elle sortit. La vipère était sûre de l'avoir entendu jurer avant que la porte du restaurant ne se referme derrière elle. Il faisait frais, dehors, et les rues mal éclairées de Jaykam étaient lugubres et inquiétantes. Mais Kana avait trop de fierté pour laisser sa peur lui faire faire demi-tour, alors elle s'engagea sur le chemin pour rentrer chez elle. Elle ruminait encore sa soirée merdique, et ne remarqua pas l'ombre cachée dans la ruelle derrière le restaurant, et encore moins le bras qui en surgit pour la saisir.
Kana ouvrit la bouche, pour crier, alors que son dos allait percuter le mur de pierre glacer, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Le visage rougeaud de son agresseur, puant l'alcool, entra dans son champ de vision. C'était le client de tout à l'heure, celui qu'Ilgog avait mis à la porte.
— Alors, sale pute, on la ramène moins quand y'a pas ton toutou pour te sauver le cul, hein ?
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Ouaip, pas le temps de niaiser on entre direct dans les problèmes X)
J'aime ce chapitre, il reprends une scène déjà vu dans le tome de la Biche et la Panthère ceux qui savent savent X)
J'espère que vous avez aimez lire ce chapitre autant que j'ai aimer l'écrire !
Kiss
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