Chapitre 3

Luke

Trois semaines, cinq jours et quatorze heures. Les minutes et les secondes, je vous en fais grâce. Voilà le temps depuis lequel je suis dans cette prison. Bordel, ça fait même pas un mois, et j'ai déjà envie de me flinguer. Mais comment font les mecs qui sont là depuis des années, voire des décennies ?

Les yeux fixés au plafond, je cogite depuis plus longtemps que je ne le devrais. Une heure ? Peut-être même plus. Ce n'est pas la lumière qui filtre à travers l'étroite fenêtre à barreaux qui m'a réveillé : je l'étais quand la lune était encore en plein milieu du ciel d'encre de la nuit. Question d'habitude, sans doute : je me suis toujours levé aux aurores, du plus loin que je me souvienne. A l'Organisation, les journées étaient rythmées par des coups de sifflet, et débutaient avant même le lever du soleil, invariablement de la même façon : toilette sommaire à l'eau froide, petit-déjeuner dans la salle commune, puis enchainement des activités de la journée. Des cours, complets, dans toutes les matières, jusqu'à nos dix-huit ans, et des exercices physiques, nombreux. Être en forme, se muscler, maitriser les techniques de combat, dès notre plus jeune âge. Puis, passé nos dix ans, savoir se servir d'une arme, quelle qu'elle soit : blanche ou à feu, tout nous était enseigné, jusqu'au soir, où, fourbus, nous nous écroulions dans notre lit, avant de recommencer le lendemain.

Tout compte fait, rien de très différent d'ici : nous n'avions pas plus de liberté. Et celle que j'ai acquise à dix-huit ans, quand je me suis installé dans mon propre appartement, me semble aujourd'hui une prison presque aussi terrible que celle-ci. Privé de ma liberté individuelle, je ne faisais qu'obéir à mon supérieur, Jéricho. Tueur à gages pour l'Organisation, voilà ce que j'étais, avant qu'elle ne finisse par tomber, l'an dernier.

Je me tourne du côté gauche, et laisse mon regard vagabonder vers la fenêtre, où les premières lueurs de l'aube passent la vitre pour taper dans la couchette d'en face, dardant des rayons ocres où se mêlent toutes les nuances de jaune et d'orangé. Ça n'a pas l'air de déranger Lewis qui continue à ronfler du sommeil du juste, à deux mètres de moi. Le visage serein, les traits détendus par un sommeil de plomb, il a l'air encore plus jeune que les dix-neuf ans qu'il m'a dit avoir. Je ne sais pas s'il les a, en fait, tant sa silhouette juvénile semble encore en croissance. Long, élancé, et terriblement maigre, il avance sa carcasse dégingandée dans ces lieux depuis plusieurs mois, apparemment. Trafic de drogue. Moi, en comparaison, je viens juste d'arriver.

Juste-en dessous, je surprends le regard de Stones braqué dans la même direction que moi. Lui, il fait ça tous les jours, depuis vingt-deux longues années. Je n'ose même pas imaginer ce que ça fait d'être enfermé depuis aussi longtemps. Sans doute la même chose qu'à Ridge, qui avait la couchette en-dessous de la mienne, et qui a préféré arrêter l'expérience. On l'a retrouvé pendu dans la cellule le lendemain de mon arrivée. Quelque part, ça m'a un peu arrangé : je ne le connaissais pas assez pour en éprouver la moindre tristesse.

A la réflexion, je ne sais pas si ça aurait changé grand-chose : les émotions me sont la plupart du temps étrangères, de toute façon. A l'Organisation, on les réprimait. Mais je crois qu'ils n'ont pas réussi à tout annihiler chez moi quand même : l'amitié partagée avec mon pote None, je crois bien l'avoir toujours ressentie. L'attirance pour les petites nénettes en tous genres, ça, je l'ai toujours eue aussi. D'ailleurs rien que d'y penser, et ma trique du matin refait parler d'elle. Presque un mois d'abstinence, putain, ça c'est plus compliqué à gérer que je ne le pensais, sérieusement.

— Debout là d'dans ! se met soudain à hurler un maton dans le couloir.

Je tourne la tête vers la porte métallique pour apercevoir le visage de Lawrence jeter un coup d'œil dans la cellule, puis entendre ses pas le mener à la suivante, où il réitère le même manège. Bordel, c'est pas trop tôt. Rester enfermé dans dix mètres carrés avec trois autres personnes, voire quatre quand ils remplaceront Ridge dans la couchette du dessous, c'est juste un calvaire. J'ai besoin de bouger et de m'occuper, le corps et l'esprit.

Je saute à terre d'un geste leste, tandis qu'un grognement sourd parvient de la couchette de Lewis. J'esquisse un sourire en le voyant rabattre sa couverture sur sa tête, dans une vaine tentative de repousser le réveil. Il sait pertinemment que ça ne sert à rien, et qu'il va se faire taper sur les doigts, mais il réitère son geste tous les matins quand même.

Le déverrouillage automatique émet son cliquetis caractéristique, et je me précipite sur la porte pour l'ouvrir en grand, comme un besoin vital d'élargir mon horizon et d'agrandir l'espace. La vue n'est guère plus intéressante, sur un couloir gris et morne, mais c'est psychologique, je crois.

Derrière moi, j'entends Stones descendre de sa couchette, dans un grincement. Il a pris celle du bas depuis maintenant deux ans, parait-il, pour ne plus avoir à grimper dans celle du haut, que ses soixante-cinq ans ne lui permettent plus de gravir avec aisance. Plus de deux décennies qu'il est là, lui. Rien que d'y penser, et j'en frissonne d'effroi.

— Un petit tour dans la cour, gamin ?

Je tourne la tête dans sa direction, et la hoche pour obtempérer. De toute façon, c'est pas jour de douche aujourd'hui. Dans cette prison, on n'y a droit que trois fois par semaine, pour ne pas surpeupler les vestiaires. J'imagine que si tous les détenus devaient se laver en même temps, ce serait impossible à surveiller.

Je passe en premier, mais je sais que Stones me talonne : ses pieds frappent le sol au même rythme que les miens, faisant résonner nos pas encore un peu plus dans le long corridor. Je suis la ligne noire, et m'arrête devant une lourde porte devant laquelle est stationné un des gardiens. Gallagher, si je me souviens bien. Il arque un sourcil, mais nous ouvre la porte sans hésiter. Sans doute a-t-il l'habitude de voir débouler tous les jours Stones aux aurores.

— Bon bol d'air, les gars, ricane-t-il. Fait pas chaud aujourd'hui. A mon avis, vous resterez pas longtemps.

Nous ne répondons pas, si ce n'est un vague sourire de mon codétenu suivi d'un geste du bras. La porte se referme dans un bruit de ferraille rouillée, et nous avançons dans la minuscule cour bétonnée, coincée entre plusieurs bâtiments. Ce n'est pas la plus agréable du centre, avec sa vue bouchée de tous les côtés, mais c'est la plus tranquille, surtout à cette heure matinale où les autres s'éveillent à peine.

C'est Stones qui me l'a faite découvrir, quand je suis arrivé. Savoir qu'il avait pris trente ans pour meurtre aurait pu me faire hésiter, mais quand j'ai appris pourquoi, j'ai vite compris que je n'avais rien à craindre de lui. C'est un détenu exemplaire, simple, calme et discret, agréable, souriant et sympathique, dont le seul crime a été de flinguer le violeur et assassin de sa gamine. Un voisin, qu'il a abattu d'une balle dans la tête, avant de venir se rendre tout de suite après à la police. Honnêtement, je crois que j'aurais fait pareil. Ça lui vaut d'ailleurs la chance d'être incarcéré dans un des quartiers les moins restrictifs du centre pénitentiaire : son geste, même s'il est prohibé par la loi, je crois que tout le monde l'aurait eu.

— Bien dormi, Luke ? me demande soudain Stones.

Le nez en l'air, comme plongé dans la contemplation du ciel clair du matin, il ne me regarde pas, se contentant de humer l'air et de balayer des yeux l'étendue céleste, dans toutes les directions.

Mon grognement le fait rire, sans doute parce que je fais le même tous les matins depuis mon arrivée quand il me pose systématiquement la question et qu'inévitablement je ne réponds pas vraiment. La vérité, il la connait : je supporte mal la détention.

— Tu t'y feras, murmure-t-il en déportant enfin ses yeux marron sur moi. On se fait à tout.

Ça, j'en doute. L'Organisation, j'ai beau avoir été élevé dedans, j'y étouffais. Et j'ai bien senti la différence quand elle a implosé et que je me suis retrouvé enfin libre, après trente-deux ans de privation de libertés. Bordel, une seule année de liberté, et me revoilà de nouveau sous le joug du bon vouloir d'une autre personne.

Je souffle, pour éviter d'y penser, et imite mon comparse en levant mes yeux vers le ciel, qui a ce matin la même couleur que mes iris : bleu clair, plus ou moins intense, plus ou moins foncé selon la luminosité ou la tendance météo.

— Belle journée en perspective. Vent d'ouest, pas de pluie au programme, annonce Stones dans un sourire. Que du positif.

Positif. Je ne sais pas comment il peut employer ce mot entre ces quatre murs. Moi, je n'y parviens pas, même si j'essaie d'appliquer ses conseils : vivre au jour le jour, prendre le meilleur de chaque journée, garder espoir pour le lendemain. Bordel, je crois que j'en suis incapable.

Je me tourne vers lui, et pousse un soupir las. J'aimerais avoir sa force, mais pour l'instant, je ne sais pas faire. Alors, pour éviter d'y penser plus avant, je me mets à courir à petites foulées le long des murs, pour essayer de faire un maximum de pas sur le périmètre réduit de la cour. Je fais trente tours de chauffe, avant de m'arrêter. J'ai suffisamment d'endurance pour ne même pas accélérer ma respiration ou augmenter mon rythme cardiaque. Pour plus d'adrénaline, je vais devoir faire monter le niveau.

— J'vais à la salle de gym, je lui réponds en cessant ma course. J'ai besoin de me dépenser.

Il opine du chef, le sourire sur les lèvres, l'air serein. Je ne sais pas comment il fait. Peut-être qu'on est comme ça, au bout de vingt ans ici. Résigné. Moi, ça ne risque pas de m'arriver. Parce que j'ai pas l'intention de moisir ici bien longtemps. Presque un mois, sans pouvoir agir, c'est bien trop. Il est temps que je m'active à faire bouger les choses.

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