Chapitre 1
Faith
Je pousse un soupir las en avisant les fissures des tuiles, tellement nombreuses que j'en perds le compte en essayant de les dénombrer. Puis, fataliste, j'abandonne mon calcul et balaie du regard l'ensemble de la toiture, mangée par la mousse, rabotée par les vents, délavée par la pluie. Bon sang, tout est à refaire !
— Alors, ma chérie ? Tu vois quelque chose ?
Ah ça, pour voir, je vois. Mais inutile que je l'alarme plus que de raison, alors je me contente d'un simple pouce levé pour lui signifier que c'est le cas.
— Ne tombe pas, mon cœur !
— Ne t'inquiète pas, Mamie, je fais attention !
Debout sur le dernier barreau de l'échelle, à plus de six mètres de haut, j'évite de me retourner pour regarder ma grand-mère qui, à son pied, veille à ce que l'échafaudage de fortune ne glisse. Je crois honnêtement que même si c'était le cas, elle n'y ferait pas grand-chose : elle a presque quatre-vingts ans, et doit peser cinquante kilos à tout casser. Ça m'étonnerait qu'elle réussisse à me retenir si d'aventure, l'échelle basculait.
Mes doigts frôlent une tuile et sa surface rugueuse ne m'inspire rien de bon : poreuse, elle s'effrite carrément sous mes ongles lorsque je gratte un peu. Foutue, complètement, comme toutes les autres, d'ailleurs. Quant aux chéneaux, n'en parlons pas : ils sont tellement troués qu'ils pissent de partout à chaque épisode pluvieux. Et quand on habite Boston, la flotte, ça n'est pas ce qui manque. Là, nous sommes fin août, et à part pour les quelques rares orages qui se sont abattus sur la région cet été, nous n'avons pas été trop embêtés depuis quelques mois. Mais la mauvaise saison arrive, et l'état du toit me donne des sueurs froides.
Bon, inutile de rester plus longtemps, j'ai désormais pleinement conscience de l'ampleur du désastre, et surtout des travaux à entreprendre. Lorsque j'atteins le dernier barreau, je tombe directement sur le visage anxieux de ma grand-mère, qui semble m'interroger du regard : mentir ou dire la vérité, voilà la question. Je gagne quelques secondes en repoussant l'échelle sous l' auvent, me promettant de venir la ranger un peu mieux plus tard dans la journée dans le petit appentis qui jouxte la maison, à l'arrière.
— Alors ?
Je roule des yeux, consciente que je ne peux plus esquiver.
— Honnêtement ? je grimace. C'est à refaire en totalité.
La vieille femme ferme les yeux, sans doute de dépit, avant de les rouvrir et de balayer l'air de sa main gauche.
— Laissons ça de côté pour l'instant, grogne-t-elle. Et viens boire un café. J'ai fait une tarte avec les dernières cerises aigres de madame Smith. Ça te dit ?
J'acquiesce de la tête, un sourire en coin : elle sait que je suis incapable de résister à une de ses pâtisseries. Jamais. D'aussi loin que je m'en souvienne, quand Maman nous amenait chez mes grands-parents, il y avait toujours un gâteau qui nous attendait. Et la tradition n'a pas changé, surtout depuis que je me suis installée ici avec mon frère, il y a de cela une semaine.
Nous nous installons sur la terrasse arrière, où Mamie a déjà préparé trois assiettes à dessert, ainsi que la tarte, recouverte d'un torchon pour la protéger des insectes en tous genres, le tout sur une jolie nappe à fleurs pastel qui cadre bien avec l'ancienneté de la maison. Mes grands-parents l'ont achetée à leur mariage, dans la banlieue de Boston. A l'époque, sans doute ne coûtait-elle pas grand-chose. Elle pourrait valoir une petite fortune, actuellement, vu sa situation, si ma grand-mère avait pu l'entretenir un minimum. Mais veuve tôt, elle a fait ce qu'elle a pu pour la maintenir à flots. Maintenant, hélas, elle est carrément dépassée.
— Assieds-toi, Mamie, je m'occupe de servir.
Elle sourit en s'asseyant, tandis que je m'empare du couteau pour découper le dessert en portions, plus ou moins égales. Ballot, pour une maitresse censée enseigner les fractions à ses élèves...
— Merci ma chérie.
Je prends place à mon tour, mon assiette remplie devant moi, et entreprends de manger sans trop me faire prier. Ma grand-mère est un chef en cuisine, c'est indéniable !
— Je ne sais pas comment on va faire, murmure-t-elle soudain entre deux bouchées. Avec ma maigre pension, difficile de trouver une somme assez conséquente pour refaire la totalité du toit !
— On va trouver une solution, je la modère aussitôt, t'en fais pas.
Elle relève les yeux de son assiette pour les poser sur moi, dans un air résigné qui me fait mal au cœur. Ouais, même moi, je suis incapable de me mentir à moi-même...
— Tu vois, ma chérie, je suis fatiguée par tout ça, tu sais, et si ça n'était que moi...
— Je sais, je la coupe en posant ma main sur la sienne. Mais nous sommes là, maintenant, et on va se serrer les coudes. Toi, moi et Victor. OK, Mamie ?
Elle esquisse un sourire las, puis reprend une bouchée de sa tarte, tandis que ses yeux se perdent dans le vide. C'est pour ça que j'ai pris la décision de quitter l'appartement du centre-ville pour venir nous installer avec elle : elle est trop vieille pour rester seule maintenant.
Et puis il faut bien avouer que ça m'arrangeait, en même temps : il fallait que j'éloigne mon frère Victor des mauvaises fréquentations qu'il commençait à avoir, dans le quartier malfamé que nous habitions. Penser à lui me fait tourner la tête instinctivement vers la gauche, où je sais trouver l'objet de mes pensées : il est là, allongé sur un transat hors d'âge, son portable à la main, faisant comme s'il ne nous voyait pas.
Il est fâché, je le sais. Victor refusait de quitter notre quartier, quand je lui ai exposé l'idée : ses amis de l'immeuble, son lycée, où il effectue sa dernière année, et surtout les petits trafics que j'ai découverts dernièrement, il ne voulait rien quitter. Mais je ne lui ai pas laissé le choix : j'ai résilié le bail, et l'ai obligé à emménager ici, avec notre grand-mère, il y a de cela une semaine. Depuis, il me regarde à peine, ne m'adresse plus la parole et s'isole.
Ça me fait mal, soyons clair, mais je tiens bon : j'ai pris la bonne décision, je le sais. Il devenait urgent de l'éloigner de tout cela, et au plus vite. J'ai lâché du leste sur un seul point : le lycée. J'ai écouté ses arguments et accepté qu'il effectue sa Terminale dans le même établissement, pour ne pas trop le perturber. Certes, ça va l'obliger à partir tôt le matin, et à faire deux correspondances de bus, mais tant pis. Je ne pouvais pas le lui refuser.
Ma grand-mère a suivi la direction de mon regard, et pose ses yeux sur lui. Elle ne dit rien, mais peut-être a-t-elle compris que d'autres motivations m'avaient amenée à prendre la décision d'emménager chez elle. Je ne lui ai pas parlé des petites frappes avec lesquelles Victor trainait, ni des sachets de Marijuana que j'ai retrouvés dans une poche de son sweat-shirt au lavage. Inutile de l'alarmer. J'ai fait ce que j'avais à faire, et j'espère de tout mon cœur que ça suffira à lui faire reprendre le droit chemin.
— Et comment vas-tu faire, maintenant que tu as perdu ton emploi ? me demande-t-elle soudain.
Perdue dans mes pensées, je sursaute et détourne mes iris sur les siens. Mince, fallait-il qu'elle parle de cela, vraiment ?
Je pousse un soupir et enfourne une bouchée de tarte. Je n'ai pas vraiment faim, mais manger a au moins l'avantage de me faire gagner quelques secondes. Nous voilà donc à la troisième raison de notre départ : je n'ai plus de job depuis la fin juin, quand l'année scolaire s'est terminée, et que j'ai appris que mon contrat de maitresse d'école ne serait pas renouvelé. Cruelle déconvenue, quand on sait avec quel acharnement j'effectuais mon travail. Le directeur me l'a d'ailleurs dit : il était désolé de devoir me remercier. Mais avec la baisse des effectifs et celle des crédits alloués par le gouvernement, ma classe fermait.
Quand on est la dernière arrivée, et la plus jeune d'ailleurs, c'est imparable : c'est vous qui sautez.
Sur le moment, je ne me suis pas inquiétée. Munie d'une belle lettre de recommandation de mon directeur, j'étais persuadée de trouver rapidement un autre poste. Hélas, cruelle déconvenue : je n'ai trouvé aucune autre école pour m'accueillir. J'ai enchainé les demandes, me suis déplacée dans tous les établissements connus, publics ou privés. Rien de rien. Et j'ai dû, la mort dans l'âme, faire face à la situation, incapable de payer un loyer encore bien longtemps.
— Je vais en retrouver un autre, je réponds dans un sourire. Ne t'inquiète pas, Mamie.
Ma grand-mère hausse un sourcil circonspect. Elle a beau avoir quatre-vingt ans, elle n'est pas dupe de mon faux air enjoué.
— Je croyais que tu avais tout essayé, déjà, me rabroue-t-elle. Tu ne vas quand même pas tenter une autre ville ? Maintenant que vous êtes là...
— Non non, je la coupe. J'ai une autre idée en tête. D'ailleurs j'ai un entretien dans une heure, il faudrait que je me prépare si je ne veux pas arriver en retard.
Ma grand-mère penche la tête sur le côté, et m'observe de ses iris bleu ciel, délavés par le temps.
— Ah oui ? C'est formidable ! Mais où donc ?
— Oh, tout près ! j'élude. Comme ça si je suis prise, je n'aurai pas beaucoup de dépenses de carburant. C'est positif, ça, non ?
Cette fois-ci, ses yeux se font suspicieux : visiblement, mes tentatives de feintes ne sont pas assez subtiles pour la berner.
— Tout près ? Dans quelle école du coup ?
— Ah, bah, euh. C'est pas dans une école...
— Où donc, alors ?
— A... la prison ?
Je grimace pendant que ma grand-mère écarquille les yeux.
— La prison ? répète-t-elle. Le pénitencier de Boston ?
J'acquiesce de la tête, un peu honteuse.
— Mais tu es enseignante, ma chérie ! s'exclame-t-elle. Tu ne vas quand même pas renoncer à ta vocation pour devenir gardienne de prison. Ce métier n'est pas fait pour toi, voyons, tu....
— Oh non ! je la coupe aussitôt. Non non ! C'est un poste d'enseignante !
Ma grand-mère fronce les sourcils, comme perdue.
— Mais c'est pour enseigner à qui, alors ?
— A des prisonniers, Mamie, si j'ai bien compris. Qui n'ont pas le niveau suffisant pour trouver un job à leur sortie. Une remise à niveau, quoi, en gros.
— Jamais entendu parler de ça, me répond-elle dubitative. Je ne sais pas si c'est très prudent, quand même, ma chérie.
— Oh et bien j'imagine que c'est sécurisé, je tente de plaisanter. Il doit bien y avoir quelques gardiens, je pense !
— Quand même, ça ne me plait guère. Ils ne sont tout de même pas enfermés pour rien, ces messieurs ...
— Ecoute, je vais y aller, et voir ça de moi-même ! je la coupe. Si ça se trouve, je ne serai même pas embauchée. Alors inutile de t'en faire pour ça, hein ? On avisera après ?
Ce que je ne dis pas, c'est que dans ma tête, c'est déjà acté : s'ils me disent oui, je signerai. Parce que c'est ma seule chance, actuellement, de trouver un emploi. Et ce boulot, j'en ai besoin, pour qu'on puisse faire un minimum de réparations sur cette satanée maison avant l'hiver. Mais ça, pas la peine que je le lui dise.
Alors je me lève d'un coup, et tends la main pour débarrasser.
— Laisse donc tout ça ! grogne ma grand-mère en arrêtant mon geste. Va te changer, moi je m'occupe de ranger. Je n'ai rien d'autre à faire, à part surveiller ton frère. Mais vu son activité débordante, je ne vais pas avoir un boulot monstre.
Je souris devant le ton sarcastique de la vieille femme, et dévie mon regard vers Victor, qui n'a pas bougé d'un pouce depuis tout à l'heure. Je pousse un soupir las, usée de son attitude, mais décide de m'en détourner pour l'instant. Là, j'ai d'autres chats à fouetter que de tenter de renouer le dialogue avec un ado réfractaire. Comme me changer et me rendre à l'entretien de la dernière chance.
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